L’Ukraine reste historiquement, socialement et économiquement, divisée entre ses régions orientales où le Parti des Régions du président Ianoukovitch est le plus implanté – russophones, orthodoxes et où se trouvent les grandes entreprises de l’ère soviétique – et les régions de l’ouest et du centre, de tradition “anti-russe”, catholiques, où domine l’opposition. Mais celle-ci est hétérogène : le “bleu et jaune” a remplacé l’Orange. Mais ce sont tout autant les couleurs de l’Ukraine dans sa diversité, que celles du drapeau d’une UE idéalisée ou encore celles du parti Svoboda/Liberté (sur fond bleu où se dressent trois doigts jaunes) [1] entré au Parlement avec plus de 10% de voix, et qui commémore les bataillons SS, détruit une statue de Lénine ou demande l’interdiction du Parti communiste.
On est loin d’une nouvelle “Révolution Orange” qui mettait fin en 2004 au long règne d’un Léonid Koutchma (depuis 1993) tentant de rétablir les liens avec la Russie, sur la base des privatisations mafieuses à l’œuvre, de part et d’autres. Même si, hier comme aujourd’hui, c’est sur “la Place” (Maïdan) de l’Indépendance que se concentrent de grandes manifestations, les protestations de 2004 visaient la reconnaissance d’une nouvelle majorité électorale : l’espoir populaire d’un régime non corrompu se tournait vers le parti de Viktor Iouchenko et de Ioulia Timochenko. Les désillusions rapides sur ce plan expliquent le retour par les urnes, en 2010, de celui qui avait perdu les élections – Viktor Ianoukovitch actuel président – dans un scrutin reconnu comme correct au plan international.
Mais, c’est sur la base d’un programme affiché de “neutralité” militaire (donc contre l’insertion de l’Ukraine dans l’OTAN) et d’équilibrage des relations internationales qu’il fut élu. Aussi, les négociations en direction de l’UE depuis 2010 ont-elle été menées par le parti des Régions du nouveau président. La rupture récente, à Vilnius, n’était pas attendue. Les choix hésitants des députés expliquent d’ailleurs aussi l’espoir des partis d’opposition d’emporter un vote de défiance du Parlement le 3 décembre.
Nul doute que le « niet » ukrainien avait un accent russe, Moscou ayant exploité « l’argument » des tarifs de gaz, en y ajoutant des menaces sur les importations de céréales ou de chocolats ukrainiens. Mais, c’est d’abord ce qu’offre l’UE elle-même qui est en cause, par comparaison avec un certain succès de l’Union douanière, noyau dur du projet d’Union économique eurasiatique défendu par Moscou à l’horizon de 2015.
L’Ukraine n’est en fait pas la première à ne pas signer ces accords qui sont proposés dans le cadre d’un Partenariat oriental à six pays frontaliers de l’ex-URSS [2] depuis 2009 et à rechercher plutôt des baisses de tarifs énergétiques et des échanges commerciaux du côté de la Russie et de “l’Eurasie”. Mais, pour l’UE, il s’agit de la défection d’une pièce maîtresse du projet du point de vue de sa crédibilité : l’Ukraine, plus nombreuse que la somme des cinq autres, est non seulement un corridor stratégique essentiel de l’énergie, mais un pays charnière et enjeu symbolique pour “les valeurs” de l’UE.
Le revirement ukrainien survient alors que la Biélorussie (se détournant des offres de l’UE) a rejoint en 2010 la Russie et le Kazakhstan dans une nouvelle Union douanière (UD). Mais surtout, fait moins connu et moins expecté, peu après que l’Arménie ait décidé en septembre dernier d’en faire autant. Autrement dit, l’Azerbaïdjan étant lui même dans l’expectative, au sommet du Partenariat oriental à Vilnius, seules la Géorgie et la Moldavie ont « eu le courage » (dixit Angela Merkel) de parapher un accord provisoire avec l’UE. C’est donc tout le projet qui est en cause, avec la montée en force du rôle de la Russie dans toute la région.
En pratique, l’Ukraine essaie aussi d’équilibrer sa dépendance envers la Russie (elle a subi lourdement les “guerres du gaz”) en négociant au plus offrant, d’une part. Et surtout, en cherchant de nouveaux accords de prêts et d’investissements avec la Chine qui est devenue depuis peu son 3è partenaire commercial : en a témoigné le voyage du président Ianoukovitch vers Pékin avant de se rendre à Moscou le 6 décembre, alors que la crise ravageait le pays.
L’UE a donc des raisons d’être inquiète et de tenter de peser encore en Ukraine, en s’appuyant sur les manifestations, bénies, par les temps qui courent, de soutien. Son échec illustrerait encore davantage à quel point elle est « l’homme malade » de la mondialisation capitaliste. Mais de quoi s’agit-il exactement en terme de propositions de sa part ?
Au grand regret des manifestants pro-UE de Kiev (ou souvent sans qu’ils le sachent clairement), il ne s’agit pas d’adhésion. Et même la politique de visas (qui est un des dimensions les plus attendues des populations, notamment des jeunes) connaît bien des restrictions. L’association proposée se fera sous condition de défense « des valeurs » de l’UE... c’est-à-dire du libre-échange, supprimant les ultimes protections d’un pays déjà bien mal en point. Or, plus du quart des échanges se font avec la Russie (et 40% avec les pays de la CEI, Communauté des Etats Indépendants associés à elle) contre 20 % avec l’UE. Les industriels ukrainiens sont évidemment divisés. La population aussi, ce que ne reflète évidemment pas de façon claire les dizaines de milliers de manifestants (environ 300 000 au maximum dans les pics et se mobilisant plus contre les violences que “pour” un projet précis) à l’échelle d’un pays de 45 millions d’habitants.
L’Ukraine ne s’est relevée, ni du choc de la désintégration de l’URSS et des privatisations, ni de la récession de 2009. Son PIB par habitant est à 20% de la moyenne de l’UE, plus bas que la Roumanie et la Bulgarie. Le déficit budgétaire du pays s’est creusé depuis 2009 (près de 6% du PIB en 2010) et le déficit de sa balance courante dépasse 7% du PIB en 2012. En quasi-récession et au bord de la cessation de paiment, le gouvernement est en conflit ouvert avec le FMI [3]. Entre une nouvelle cure d’austérité et les hausses des tarifs de l’énergie pour amortir les dettes des entreprises exigés par le FMI et les nouveaux prêts russes assortis de baisse des tarifs du gaz, le parti des Régions à tranché, non sans demander, en vain, à l’UE d’intervenir auprès du FMI ou d’organiser une négociation tri-partite (Russie, Ukraine et UE). La majorité parlementaire ukrainienne a rejeté également les demandes de l’UE, qui en faisant un casus belli, de libération ou de transfert en Allemagne (pour soins) de Ioulia Timochenko : l’hégérie du parti “Patrie” issu de la révolution Orange purge sept ans de prison pour abus de pouvoir [4]. L’injustice est qu’elle y soit seule, car aucun des clans qui se succèdent au pouvoir n’est épargné par la corruption et le clientélisme.
Ce sont les violences policières contre les premières manifestations “pro-européennes” (qui étaient limitées à quelques milliers de personnes) qui ont changé l’ampleur des mobilisations le 1er décembre et accentué le discrédit du régime, créant aussi une dynamique “Indignée” hétérogène en marge des partis. Sentant monter la contestation jusque dans ses bastions de l’est du pays, russophone, le Premier Ministre ukrainien est venu le 3 décembre demander pardon pour ces “excès”, devant le Parlement, au nom du gouvernement et du président. Il propose une commission tripartite (gouvernement, opposition et médiateurs européens) pour enquêter sur ces violences. Mais une partie de l’opposition prône de s’appuyer sur les mobilisations pour continuer à bloquer ces bâtiments publics en espérant obtenir une chute du gouvernement, alors que les prochaines élections sont planifiées pour 2015.
Après une nouvelle montée des mobilisations le dimanche 8 décembre protestant contre la visite en Russie du président Iakounovitch accusé de “vendre l’Ukraine à Moscou”, les forces de l’ordre ont tenté les 9 et 10 décembre de concilier l’inconciliable : d’un côté, profitant de la retombée de la mobilisation, l’objectif de déloger les protestataires qui occupaient des bâtiments publics depuis une semaine et de démanteler leurs barricades ou de décourager d’autres manifestations par une démonstration musclée ; mais de l’autre, le souci d’obeïr aux consignes de modération et donc d’éviter les affrontement. Le résultat a été d’encourager plutôt les manifestants à revenir sur les lieux et à reconstruire leurs campements et barricades, même si la mobilisation semble marquer le pas. Mais surtout, ce déploiement policier musclé est exploité par les Etats-Unis, comme les violences de fin novembre, pour menacer le pouvoir ukrainien de sanctions.
Selon le Guardian du 12 décembre, sous la pression de telles sanctions le gouvernement Ukrainien déclare son intention de signer un accord avec l’UE... Tout en réclamant aux Etats-Unis 20 milliards d’euros de compensation pour les effets du pacte de “libre-échange” tournant le dos aux offres russes. Et de retour de Kiev, Catherine Ashton a déclaré « Monsieur Ianoukovitch m’a assurée qu’il entendait signer l’accord d’association”, rapporte RFI.
Comme le soulignait La Tribune du 3 décembre, “Ukraine : ce que l’Europe refuse de voir”, on constate un “glissement opéré par les dirigeants et la plupart des médias européens” (et il faut ajouter, des Etats-Unis) “de la question du traité d’association avec l’UE que le président Viktor Ianoukovitch a refusé de signer vers une lutte pour la démocratie”, celle-ci étant supposée incarnée par l’UE et son “libre-échange” entre inégaux. Pour l’heure, rien n’est signé, ni avec la Russie, ni avec l’UE.
La population ukrainienne est prise en otage entre représailles venant de l’Est ou de l’Ouest. Le parti au pouvoir tente d’exploiter la place stratégique du pays pour faire monter les enchères mais sans que la population, dans sa diversité, soit réellement impliquée dans les choix et maîtrise leurs retombées. On voudrait que les mobilisations de Maidan (“La Place” de l’Indépendance) permettent que se construisent les moyens d’une démocratie réelle.
Mais, comme les Indignés de Bulgarie, le mouvement est peut-être en mesure de bousculer et contester des choix dominants, voire de faire chuter quelques gouvernants, mais pas d’élaborer des alternatives. Les partis sont très discrédités, sauf peut-être celui de l’ancien champion de boxe Vitali Klitschko – OURDA, accronyme qui veut dire “coup de poing”, précisément parce qu’il dénonce la corruption endémique et met l’accent sur quelques enjeux sociaux. Mais l’alliance nouée avec les deux autres partis d’opposition – le parti libéral la Patrie/Batkivchtchina de Ioulia Timochenko et le parti fasciste Liberté/Svoboda – ne construit rien de bon.
Catherine Samary