Hubert JOLY
Président du Conseil international de la langue française à Paris
Nous avons affaire ici à une sorte de monstre de la littérature du XXe siècle tant son parcours dans le monde des lettres, de l’art et de la politique est étonnant, presque chaotique.
Né en 1901, il découvre très tôt la littérature et publie son premier livre à 18 ans. Marié en 1921 mais poussé à la fois par son gout de l’art et le désir de s’enrichir, il part au Cambodge où il manquera d’être emprisonné pour trafic illégal d’œuvres d’art. C’est à ce moment qu’il s’engage en politique et crée un journal anticolonialiste, l’Indochine. Il rentre en France en 1926 et commence une carrière littéraire avec Les Conquérants. Mais c’est en 1933 que La Condition humaine reçoit le prix Goncourt et consacre sa popularité. Mobilisé alors contre le fascisme, il s’engage pour la guerre d’Espagne en 1936.
La seconde guerre mondiale lui donne l’occasion d’approcher le général de Gaulle dont il deviendra l’admirateur puis le grand ministre des Affaires culturelles à partir de 1958. De là datent la création des Maisons de la culture et la loi sur la sauvegarde du patrimoine. Il fera encore preuve de son engagement en 1964 avec son extraordinaire discours sur le transfert des cendres du résistant Jean Moulin au Panthéon. Retiré de la politique à partir du départ du général en 1969, il s’intéressera alors surtout au mystère de l’art mondial avec Les voix du silence.
L’hommage d’André Malraux à Jean Moulin
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit…
Commémorant l’anniversaire de la Libération de Paris, je disais : « Écoute ce soir, jeunesse de mon pays, les cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi ».
L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité, puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la rencontre des chars de Runstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Écoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le chant du malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. À côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec « Les Misérables », de celles de Jaurès veillées par la justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France.
L’engagement de Malraux sur l’art et l’archéologie sera dominé très tôt par son engagement politique contre le fascisme. Son expérience indochinoise lui fera écrire La Condition humaine qui met en scène deux types d’hommes différents, les révoltés, plus ou moins solitaires et sans doctrine politique et les révolutionnaires dont les actes sont organisés autour d’une pensée politique réfléchie et assumée.
C’est un peu la ligne que suivra pendant la guerre d’Espagne l’américain Ernest Hemingway mais Malraux, dans sa fresque de la Chine des seigneurs de la guerre aura plus d’une longueur d’avance. Il sera l’un des premiers à percevoir les germes de la décomposition des nationalistes et devinera la montée des communistes au pouvoir à partir de 1949.
Mais c’est le compagnonnage avec le général de Gaulle qui révèlera (ou transfigurera) le nouveau Malraux devenu plus français qu’internationaliste, et persuadé que le changement du monde peut se faire davantage par la culture que par les armes. À la condition que jamais ne cesse le combat pour la liberté dont l’expression la plus grande et la plus solennelle est le fameux discours du Panthéon, qui est un des plus beaux morceaux de littérature de l’épopée gaullienne.
« La seconde guerre mondiale lui donne l’occasion d’approcher le général de Gaulle dont il deviendra l’admirateur puis le grand ministre des Affaires culturelles à partir de 1958. De là datent la création des Maisons de la culture et la loi sur la sauvegarde du patrimoine. Il fera encore preuve de son engagement en 1964 avec son extraordinaire discours sur le transfert des cendres du résistant Jean Moulin au Panthéon. »
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Malraux, dans sa fresque de la Chine des seigneurs de la guerre aura plus d’une longueur d’avance. Il sera l’un des premiers à percevoir les germes de la décomposition des nationalistes et devinera la montée des communistes au pouvoir à partir de 1949.