Me Antoine Domingue : « C’était un vote massif contre le despotisme et un régime liberticide et anti démocratique ! »

Notre dernier invité de 2024 est le Senior Counsel Antoine Domingue. Avec sa franchise, qui peut irriter certains, et son sens de la formule, il nous livre ses réflexions sur les dernières élections et les espoirs qu’elles ont suscités. Il détaille les changements qui doivent être apportés à la Constitution pour que tout ce que Maurice a vécu, ces dernières années, ne puisse se reproduire.

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Quand en octobre dernier, vous aviez prédit, dans les colonnes de Week-End, le troisième 60-0, certains vous avaient traité de fou ou d’oiseau de mauvais augure, mais les faits vous ont donné raison. Est-ce pour vous, les Mauriciens ont voté massivement pour l’Alliance du Changement ont contre l’Alliance Lepep, le 10 novembre dernier
— J’ai eu l’occasion de souligner précédemment que c’était un vote massif anti-Jugnauth, anti-MSM, PMSD, Plateforme Militant, Collendavelloo, Ganoo, etc : tous ceux qui se sont rendus complices du MSM. Je pense que c’était un vote massif contre le despotisme et contre un régime liberticide et anti démocratique. C’est ce qui a fait pencher la balance et c’est que j’ai ressenti en octobre en mettant carrément la main sur le cœur de l’île Maurice. Je pressentais qu’on se retrouvait dans la même situation que celle de 1982 et un ami m’a rappelé que j’avais également prédit un résultat près des 60-0 en 1995…

…vous devriez ajouter une plaque avec la mention « prévisions sur les résultats d’élections générales » à la porte de votre cabinet !
— Je vous promets de réfléchir à cette possibilité !

Toujours en octobre dernier, vous disiez « on va vers les 60-0 ou on va passer près avec une majorité de trois-quarts au Parlement qui va permettre de faire le ménage à grande eau, au karcher et à l’eau de Javel » Est-ce qu’un mois et demi après les élections, le grand nettoyage que vous annonciez a commencé ?
— Je pense que le nettoyage a commencé…

…un peu timidement, disent certains…
— …écoutez, le gouvernement vient d’être mis en place, le Parlement est en congé, la prochaine réunion du cabinet se tiendra le 17 janvier, il y a les fêtes de fin d’année, les gens sont dans une ambiance festive avec le 14ème mois. À partir du début de l’année prochaine, les choses vont, je l’espère, passer à une vitesse supérieure. Il y a encore beaucoup d’institutions para étatiques dont les directions n’ont pas encore été remplacées. Quand je parle de nettoyage, je dis qu’il faut changer drastiquement tout le système de l’administration du gouvernement. La mauvaise gouvernance du précédent avec ses largesses à la veille des élections nous a mené là où nous sommes avec des ministères qui n’ont plus de budget et les municipalités avec des caisses vides et des conseillers en place depuis dix ans !

Est-ce que dans le contexte d’une situation économique très difficile, comme le répètent les dirigeants, ce temps à attendre n’est pas du temps perdu ?
— Certaines choses ne peuvent pas être faites du jour au lendemain. La première était d’honorer les promesses faites pendant la campagne électorale. Cela a été fait avec le 14ème mois et l’augmentation de la pension de vieillesse à partir de janvier. En parlant de nettoyage, je tiens à souligner que, contrairement à ce que faisaient le MSM et ses alliés, ce n’est pas au gouvernement d’aller ordonner des arrestations et des poursuites, mais aux law enforcement agencies comme la police, le FCC et autres, qui doivent enquêter et saisir les Cours de justice. Nous ne sommes plus sous le régime des Jugnauth.

Vous vous attendez à ce que ces law enforcement agencies, qui ont fonctionné en suivant, elles l’affirment toutes, les ordres venus d’en haut, prennent l’initiative d’ouvrir de leur propre chef des enquêtes ?
— Selon la loi, elles ont des missions précises, des règlements à respecter, et n’ont pas attendre des instructions pour ouvrir – ou pour ne pas ouvrir – des enquêtes ! Prenons des exemples précis : la STC, la MIC, la CWA et le CEB où des enquêtes doivent être ouvertes en raison des rapports qui viennent d’être rendus publics ou qui existaient déjà. Dans le cas de la CWA, il y a déjà le rapport détaillé de la directrice du département de l’audit qui avait été déposé au Parlement et qui n’avait suscité aucune réaction du gouvernement de l’époque. Dans le cas du CEB, vu les données qui viennent d’être révélées, pour assurer la continuité du service électrique, des décisions drastiques auront à être prises. Et sans jouer à l’oiseau de mauvais augure, je crois qu’on n’échappera pas à une augmentation du tarif de l’électricité et de celui de l’eau courante. Cela aura à être fait, quitte à ce que le gouvernement devienne impopulaire car, comme vient de le dire, avec raison, le ministre Sik Yuen, le gouvernement est là pour travailler, pas pour plaire ! La période de grâce ne durera pas longtemps. Tout ce que le citoyen que je suis souhaite, c’est que le mariage de l’alliance continue et que l’on ne vienne pas, en cours de route, donner des coups de poignard dans le contrat. Que le programme qui a été avalisé sera mis en application.

Vous avez dit redouter qu’après les élections, la réalité économique du pays dicte sa loi aux bonnes volontés ou promesses politiques. Est-ce déjà le cas ?
— Il n’y a qu’à lire le rapport sur l’état économique de la nation présenté au Parlement. Je crois que ce rapport a été préparé sous l’égide de Gilbert Gnany, qui s’y connaît, et il est clair que les chiffres ont été manipulés précédemment. Maintenant, nous avons une meilleure vision de la situation, ce qui permet de comprendre pourquoi ceux qui touchent plus de Rs 50,000 n’ont pas droit au 14ème mois. Il fallait l’expliquer. Je ne crois que dans un seul langage : celui de la vérité qu’il faut dire aux Mauriciens.

Est-ce qu’il n’aurait pas été beaucoup plus juste, et conforme au langage de la vérité, d’expliquer aux Mauriciens que le pays se trouve dans une situation économique compliquée. Et de renvoyer à plus tard, quand le situation se sera améliorée, le paiement d’un 14ème mois à TOUS les Mauriciens ?
— C’était un risque politique que le nouveau gouvernement n’a pas voulu prendre. Au début de décembre, les Mauriciens au bas de l’échelle voulaient que la promesse soit réalisée et n’étaient pas prêts à entendre le langage de la vérité. Ceux touchant plus de Rs 50,000 ont un peu mieux compris les explications. Bien sûr que cette décision cause des injustices, mais il fallait trancher, que la décision soit populaire ou pas.

On reproche au nouveau Gouverneur de la Banque de Maurice de garder sous silence la liste de ceux qui ont bénéficié de l’aide de la MIC en se réfugiant derrière la confidentialité. Est-ce qu’à ce niveau, le langage de la vérité ne devrait pas prévaloir et révéler combien de grosses entreprises, entre autres, ont bénéficié de la « générosité » de la MIC ?
— Je pense que le nouveau Gouverneur est en train de se conformer aux textes de loi qui régissent la Banque de Maurice. Il faudrait revoir ces textes ainsi que ceux de la MIC, compagnie créée dans le cadre du Covid, comme ça a été le cas dans plusieurs pays, comme aux États-Unis où il a été écrit que dans ce cadre, « several redlines have been crossed ». À Maurice, cela a été fait délibérément : la majorité MSM et alliés de l’époque ont voté des lois – souvent groupées et rétroactives – qui ont conduit à la situation où la MIC, compagnie privée, distribue de l’argent public ! Il faut dire que cela avait été déjà fait dans le passé sous le premier primeministership d’Anerood Jugnauth avec la National Empowerement Foundation. Est-ce que, dans les deux cas, c’est conforme à la Constitution ? La question se pose.

Il y une autre question qui se pose. On sait qu’il y a eu des présidents, des CEO et des membres de conseils d’administration des corps para étatiques qui ont proposé, approuvé des décisions, alloué des contrats et des promotions, et dépensé l’argent public à tort et à travers. Ils semblent bénéficier d’une impunité totale.
— La française qui préside/présidait le board du MIC a dit, en parlant de décaissements, que sa signature a été faussée. Celui qui en était le CEO à l’époque dit qu’il a subi des pressions et que le Gouverneur de la Banque de Maurice de l’époque est sorti de son bureau pour venir dans le sien veiller à ce que le décaissement de certaines sommes soit bien fait. Ce qui a conduit à l’annonce de l’arrestation de l’ex-Gouverneur de la Banque de Maurice quand il reviendra au pays.

Autre question : est-ce que le fait d’avoir annoncé officiellement que l’ex-Gouverneur de la Banque de Maurice sera arrêté à son retour à Maurice n’est pas une manière de lui dire de ne pas rentrer au pays ?
— Cette question peut se poser. Pour revenir aux responsabilités, chacun passe la boule à son camarade, chacun pousse la chansonnette connue : pas moi sa, li ça. Ce n’est que quand les enquêtes auront été complétées et les conclusions transmises au DPP qu’on décidera de ce qu’il conviendra de faire et la justice suivra son cours.

Vu le nombre d’allégations concernant les corps paraétatiques, est-ce qu’on ne devrait pas créer une instance qui ne s’occuperait que de ces cas ?
— Nous disposons déjà des mécanismes nécessaires ; il faut les faire fonctionner. Ce n’est pas le peine de dépenser de l’argent, que nous n’avons pas, d’ailleurs, dans ce genre de choses. Avec ce que nous avons, les choses peuvent être faites et ceux qui ont fauté doivent être accountable, d’une façon et d’une autre.

Je vous rappelle que dans le passé, les law enforcement agencies ont été ou inactives ou très partiales dans leur fonctionnement !
— C’est parce qu’elles sont inondées de gens du MSM à qui on ne peut pas demander d’aller enquêter sur ceux qui les ont nommés ! Il n’y a pas d’autre solution que d’assainir leurs rangs et de rappeler aux fonctionnaires qu’ils sont payés des deniers de l’État à qui ils doivent allégeance, pas à un parti politique. Le problème est que, pour le moment, le gouvernement ne peut pas se fier à tous les fonctionnaires, ce qui explique que le PM ait fait appel à des retraités en qui il a confiance. C’est facile de dire qu’il faut aller plus vite, mais avec quoi et avec qui, parce que toutes les institutions sont remplies de gens du MSM.

Je pensais que les résultats des élections auraient fait diminuer leur militantisme politique.

— Il faut tenir compte du fait que malgré les 60-0, la base du MSM est toujours solide. Elle est passée de 37% en 2019 pour descendre à 27%, en 2024, ce qui est un petit recul. Avec un autre système électoral – qu’il a refusé de changer –, le MSM aurait eu une vingtaine de députés au Parlement. Mais avec 27%, un électeur sur 3, les difficultés économiques et les décisions impopulaires que le gouvernement aura à prendre, il ne serait pas impossible que le MSM remonte assez rapidement. Il ne faut pas croire que le MSM a disparu avec les 60-0. Il est toujours là, bien implanté dans les institutions.

Savez-vous que beaucoup de nominés de l’ex-gouvernement disent, pour leur défense, qu’ils n’ont fait qu’exécuter les ordres reçues d’en haut ?
— Ce n’est pas parce qu’il aurait reçu des instructions d’en haut que cela exonère un fonctionnaire de sa responsabilité. Si on lui demande de tuer quelqu’un, il le fait ! ? C’est la manière de faire du MSM en pervertissant la démocratie, en pratiquant le népotisme, et on l’a bien vu au Parlement au cours des cinq dernières années. Pour le MSM, ce qui compte avant tout c’est l’argent et cette « philosophie » se résume en une phrase de SAJ : « Moralité napa rempli ventre ! » On pressentait qu’il y avait eu pillage, mais on ne disposait pas de chiffres précis. L’ex-leader de l’opposition voulait savoir quel était le salaire du directeur de l’ICAC. Il n’a jamais eu de réponse, ce qui a été également le cas pour Air Mauritius, la STC et les autres corps paraétatiques. Il faut légiférer, afin que les comptes de toutes les institutions qui dépensent de l’argent public soient rendus publics, transparents. Sait-on que la STC, dont les finances sont dans le rouge, a dépensé en frais légaux Rs 159 millions pour ces dix dernières années !?

Comment faire pour que ce genre de situation ne se reproduise pas ?
— La première chose à faire est de faire voter la Freedom of Information Act. C’est le seul texte de loi qui puisse faire les fonctionnaires changer de mindset et de comportement. Parce que, selon cette loi, n’importe quel citoyen peut demander une information sur le fonctionnement d’un service et il doit avoir une réponse écrite dans les 20 jours. C’était dans le programme du MSM en 2019 qui s’est bien gardé de le mettre en application, pour des raisons évidentes. Ceux qui dirigent le gouvernement savent que c’est leur dernière chance d’apporter les changements nécessaires pour l’avancement du pays, et ils doivent assurer la transition. Il faut, donc, réorienter les textes de loi – c’est un gros travail, mais il faut le faire – pour avoir un nouveau mindset, une nouvelle façon d’administrer. Il faut réinventer le pays, recommencer à zéro puisque nous sommes, toutes proportions gardées, dans la même état que la France après la deuxième guerre mondiale : avec un pays à reconstruire.

Est-ce que le nouveau gouvernement aura le temps de faire ces réformes ?

— Le temps est un tribunal révolutionnaire qui n’acquitte jamais personne. Effectivement, le temps joue contre Navin Ramgoolam et Paul Bérenger, qui sont techniquement à leur dernier mandat. Ils n’ont que 60 mois et en politique, surtout au gouvernement, cet espace de temps passe comme un éclair. Ils ne doivent pas perdre du temps et faire voter les amendements dont nous avons parlés au niveau constitutionnel et légal, afin qu’un éventuel gouvernement alternatif MSM ne puisse pas refaire ce qu’il a fait au cours des dernières années. Il faut faire les réformes constitutionnelles nécessaires claires et sans équivoque, comme celle de 1982 interdisant le renvoi des élections. C’est à cette tâche démocratique qu’il faut en priorité utiliser la majorité au Parlement. Pour s’assurer que ce que nous avons vu et vécu ces cinq dernières années ne puisse se reproduire en aucune façon.

Quel est votre commentaire sur le fait que l’ex-commissaire de police ait dépensé Rs 14 millions en faisant appel à des hommes de loi du privé, alors qu’il avait à sa disposition ceux du State Law Office ?
— Il a été incité à le faire par la classe politique au pouvoir, dont le PM d’alors qui était celui de la police, donc, son interlocuteur direct. Mais l’ex-CP a également bénéficié d’autres complicités pour ses affaires. Savez-vous que c’est à minuit qu’il a soumis sa lettre de démission et s’est fait payer son lumpsum, et a fait l’acquisition d’une Porche à un prix dérisoire !? Pour être validée, cette lettre de démission doit passer, selon la loi, par le Secretary to Home Affairs, et par la commission de la Disciplined Forces Service Commission. Dans le cas de l’ex-CP, cette procédure, qui prend du temps, est passée comme une lettre à la poste ! Là aussi, des questions se posent, des comptes doivent être réclamés et des responsabilités auront à être assumées !

Pravind Jugnauth a posté un message pour dire qu’il a laissé le pays avec une bonne base financière.

— Il ne sait pas de quoi il parle et celui qui aurait à répondre, et donner des explications sur le bilan économique, est Padayachy. Même Adrien Duval s’est étonné de son silence après l’héritage économique catastrophique que le MSM et ses alliés ont laissé. Ils ont utilisé beaucoup de goudron, beaucoup de ciment pour les infrastructures et ont, donc, accordé beaucoup de contrats avec beaucoup de commissions à la clé. Nous sommes revenus à la situation de 1983 quand, six mois après être entré au gouvernement bleu blanc rouge MSM/PTr/PMSD et autres Gaëtan Duval declaraient : « This is the best governement money can buy. » Ca a été la cas du MSM et de ses alliés en 2014 et 2019 avec un gaspillage éhonté de l’argent public ! Ceux qui étaient au gouvernement, leurs proches des avocats, des consultants locaux et étrangers, etc. s’en sont donnés à cœur joie !

Vous n’êtes pas surpris que dans la responsabilité de la défaite du MSM et de ses alliés, personne ne parle du rôle qu’y a joué Kobita Jugnauth ?
— Non parce que légalement parlant, n’ayant pas été élue, elle n’a aucune responsabilité. Celui qui est le grand responsable c’est son mari, le Premier ministre et le cabinet dans son ensemble : ce sont eux qui ont été censurés par le peuple. Le PM doit assumer la responsabilité des décisions prises, même si elles l’ont été après que son épouse les lui ait susurrées à l’oreille. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que nous avons eu une situation presqu’identique avant 2014 . On pourrait se demander si Kobita Jugnauth ne s’est pas inspirée de ce précédent…

En conclusion de l’interview d’octobre dernier, vous disiez : « la chose que je souhaite pour mon pays : que le changement qu’on nous a promis doit être un vrai changement radical (…) Parce que sinon, comme dit le proverbe créole, « K… là pou resté, zis mouche ki pou sanzé. » Vous maintenez ces propos ?
— Bien sûr ! C’est ce que disent également les gens sur les réseaux sociaux, sur les radios privées, tous les jours. Je pense que 2025 sera une année charnière et sera marquée par beaucoup de changements structurels, et que l’on jugera le nouveau gouvernement en décembre de l’année prochaine sur ses premières actions. Je le pense et je le souhaite car, si on veut léguer un pays où il fait bon vivre aux nouvelles générations, les dirigeants actuels doivent assurer la transition et restructurer l’appareil d’État, afin que chaque décision soit expliquée, et que chaque sou des fonds publics soit utilisé à bon escient et dans la transparence. Malgré toutes les difficultés qui nous assiègent, je pense que l’île Maurice a encore de beaux jours devant elle et, maintenant que la campagne électorale et les élections sont derrière nous, tout le monde doit se retrouver à la manœuvre : chacun doit être à son poste parce que nous allons traverser des zones de turbulences, et ce n’est qu’ensemble que nous arriverons à sortir de la mauvaise passe actuelle.

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