(1) Euphorie
On a eu le sentiment, le 11 novembre 2024, dans les rues de Maurice, devenues des ruches humaines, pleines des osmoses de couleurs mélangées, dâune véritable déferlante : celle dâune bouffée de liberté dans nos imaginaires angoissés, celle du déploiement dâun monde de possibles ou encore celle de la promesse dâune autre île Maurice, guérie de ses plaies. Cette euphorie est plus que légitime. Elle en dit long sur le sentiment de désespoir, dâétouffement et de frustration de nombreux Mauriciens, qui fait suite, notamment, aux âMissie Moustass leaksâ ayant mis en lumière lâétat de décrépitude avancée du MSM, dont lâemprise tentaculaire risquait dâanéantir le pays. On ne pourra pas perpétuellement demeurer dans cette dynamique de joie et dâeuphorie, et on pourrait sâinterroger sur les impasses et les incongruités de cette « politique-spectacle » qui met en exergue lâémotion instrumentalisée et non la raison, mais elle était nécessaire et salutaire.
(2) Lucidité
On dit du peuple mauricien quâil est « admirable », mais il nous arrive dâen douter, pour des raisons évidentes. Cependant, ces élections ont démontré que les Mauriciens sont lucides et quâils sont capables dâutiliser à bon escient leur vote. Il conviendrait de décortiquer ce vote, qui est une sanction bien plus quâun plébiscite, réactif et pas nécessairement rationnel, qui sâinscrit dans le cycle des inévitables changements et qui en dit long sur notre mémoire courte, le culte de la personnalité, et cette fascination pour des politiques qui nâont cessé de nous décevoir au fil des décennies. Il nâen demeure pas moins que les investissements massifs dans les infrastructures, les promesses dâun 14e mois et dâautres gâteries financières nâont servi strictement à rien. Le message est clair : nous ne sommes pas à vendre. Il faut maintenant, alors que nous sommes confrontés à des urgences existentielles, aller plus loin en donnant la chance à ceux qui ont un projet de société alternatif.
(3) Illusion
Cette victoire de lâAlliance du Changement signifie quâon remplace les individus, mais quâon nâaltère pas le système. Il est indéniable que les problèmes de notre société sont systémiques (la vacuité morale des politiciens, les ingérences des puissances étrangères, la collusion entre les oligarchies politiques et économiques, lâéconomie néo-libérale, lâémergence de la société de surveillance, les dynasties politiques, des élites néo-colonisées au service de projets de domination, le communalisme scientifique, etc.). Il y a, par ailleurs, des différences de culture entre les différents partis politiques mauriciens, mais ils sont alignés idéologiquement, ce qui explique le carnaval des alliances et des mésalliances. Ãcarter ces structures de nos analyses et croire que des individus peuvent tout changer, semblables à de vieilles fées avec une baguette magique, est se leurrer. Il est donc indispensable dâavoir une vision claire de ce système, et ainsi se prémunir contre de tristes illusions.
(4) Vigilance
Bientôt, lâAlliance du Changement mettra en Åuvre sa politique, prendra des décisions importantes et effectuera des nominations. On saura très vite si les bonnes intentions se concrétiseront en actions utiles ou si, au contraire, elles renforceront les privilèges des nantis et les structures du pouvoir. Comme on lâa dit plus bas, on se fait peu dâillusions. Ces structures ne se prêtent pas à des transformations profondes. Dâoù la nécessité de la vigilance. Ces élections ont démontré que le peuple, notamment par lâentremise des réseaux sociaux (rappelons quâils sont le véritable gagnant de cette élection), dispose dâun certain pouvoir, et il est essentiel que les Mauriciens de tous bords, de la société civile et de la presse veillent à ce que cette alliance ne cède pas à la tentation du pire et quâils la sanctionnent le cas échéant.
(5) Laboratoire
Et si notre petit bout de terre, au bout du monde, était finalement un laboratoire des possibles ? Alors quâon assiste à une fascisation du monde et à une montée des réflexes identitaires, avec, notamment, lâélection récente de Trump aux Ãtats-Unis, les Mauriciens proposent, malgré ses imperfections, un modèle de vivre ensemble, loin du cliché de notre « pays arc-en-ciel », mais qui repose sur une gestion apaisée des différences. Cela est anecdotique, mais peut-on parler, sans paraître naïf, dâune exception mauricienne ? Alors quâaujourdâhui lâempire occidental sâécroule sous le poids de sa violence génocidaire et de ses contradictions, il faut imaginer et construire des alternatives radicales et décoloniales, des sociétés fondées sur dâautres paradigmes spirituels, moraux, économiques et écologiques, basées sur le respect du Vivant et de lâhumain. Et cette énergie, qui sâest déployée dans nos rues il y a quelques jours de cela, pourrait être le terreau dâun nouvel humanisme, puisant dans la pluralité pour créer des sociétés plus justes et plus humaines. Ãtant donné notre histoire et la claustrophobie insulaire, nous sommes tournés vers lâailleurs, et il est peut-être temps dâinterroger la fabrique de notre île, qui recèle les prémisses dâautres devenirs. Maurice, malgré ses contradictions et ses nombreuses failles, laboratoire dâun monde quâil est urgent de réinventer ? Maurice, une nouvelle Andalousie du Sud ?
Cette utopie nâadviendra pas de sitôt. En attendant, il faudra se contenter du changement de lâillusion et de lâillusion du changement. Mais lâespoir est permis.