L’invité de ce dimanche, de Weekend a été Me Hervé Lassémillante, vice-président de la National Prevention Mechanism Division (NPMD) de la Commission nationale des Droits de lâhomme. Dans lâinterview qui suit, il revient sur deux affaires : celle des prisonnières transformées en danseuses et celle de lâhomme dénudé, menotté et enchaîné au poste de police de Curepipe qui a fait la une de lâactualité, dimanche dernier. Me Lassémillante met aussi lâaccent sur les « ralentissements »qui lâempêchent de faire son travail pour la promotion et la défense des Droits de lâhomme.
Faisons un peu de pédagogie pour bien comprendre de quoi nous allons parler. La National Human Rights Commission a été créée par une loidu Parlement Mauricien en 1999, « The protection of human rights », pour veiller au respect et à la protection des droits humains à Maurice. Cette commission créée dans le cadre de la ratification des conventions des Nations unies avec lâEtat mauricien, comprend plusieurs divisions, dont celle où vous êtes le vice-président, le National Prevention Mechanism, mis sur pied en 2014, suite à la signature par lâEtat mauricien du protocole optionnel contre la torture.
â Ce que vous venez de dire est exact. La commission compte un président et, maintenant, deux vice-présidents et des membres dans les différentes divisions comme la Police Complaints Division, la Human Rights Division et la NPMD où nous sommes deux, une troisième membre ayant été remerciée sans avoir été remplacée. Je dois dire que les membres de la division dont je fais partie travaillent à temps partiel, ce qui est extrêmement désagréable.
Pourquoi ?
â Parce quâil y a énormément de travail pour cette division. Nous sommes deux deux pour faire le travail à temps partiel.
Pourquoi est-ce que les membres de cette division ne travaillent quâà temps partiel ?
â A cause dâune interprétation abusive et irréaliste de la loi instituant la NPMD, qui ne comporte pas le terme « part time ». Cette interprétation abusive, qui nâest pas le fait de politiques, doit convenir parfaitement à ceux qui, dans certaines institutions, trouvent que les Droits de lâhomme ne sont pas très importants. La mission de la NPMD est de visiter les lieux de détention pour veiller à ce que les droits humains des prisonniers soient respectés.
De manière générale les lieux de détention sont-ils perçus comme pouvant être des endroits où lâon pratique la torture ?
â Les lieux de détention sont perçus comme des institutions ayant en leur sein des gens puissants, en situation de pouvoir et pouvant en abuser : lâadministration. Et de lâautre côté des gens en situation de vulnérabilité : les prisonniers. Peut-être que la torture nâexiste pas en tant que telle dans les prisons mauriciennes, mais les mauvais traitements, les traitements dégradants et le harcèlement existent. Il faut savoir quâil y a autant de problèmes que de prisonniers, qui sont actuellement 2 400 à Maurice. Parce que le prisonnier est non seulement une personne qui est dans une situation de vulnérabilité, mais également quelquâun qui vient de lieux à problèmes avec des membres de la famille en prison, la mère prostituée ou droguée et les enfants éparpillés. Il faut comprendre que le prisonnier vit une sorte de traumatisme de la restriction de liberté qui lâaffecte au niveau psychologique et sociologique.
Permettez-moi de vous rappeler quâon se retrouve en prison pour avoir violé la loi, volé, agressé, frappé et parfois tué. Et que cela ne correspond pas à lâimage de la victime que vous venez de faire du prisonnier.
â Lâemprisonnement, la punition ne suffisent pas à  résoudre le problème de la délinquance, mais on peut y parvenir par la réhabilitation. Câest ce que nous disons aux responsables des prisons. Il ne faut pas faire du prisonnier une victime, mais il faut comprendre le mécanisme humain qui lâa mené en prison pour pouvoir le réhabiliter. La prison nâest pas seulement un lieu de punition, mais aussi un lieu de remodelage social.
Vous êtes le vice-président de la division contre la torture et dimanche dernier la photo dâun prisonnier nu, menotté et avec des chaînes aux pieds, prise dans un poste de police, a été publiée dans la presse mauricienne. Que faites-vous face à ce genre de situation ?
â Je précise que cela concerne dâabord la Police Complaints Division, présidée par M. Seetulsingh. La NPMD ne va pas piétiner les plantes-bandes dâune autre division de la Commission.
Excusez-moi, mais il me semble que vous êtes en train de me faire un grand numéro de « pas moi ça, li ça ». Ce nâest pas un peu facile de dire ça, pour ne pas assumer vos responsabilités.
â Pas du tout. Ce nâest pas facile de le dire, câest mon devoir de le dire. La presse a appelé M. Seetulsingh, qui est, paraît-il, très difficile à voir ou à avoir au téléphone. Et puis mardi dernier, jâai reçu la visite des avocats de M. Gaiqui, la personne photographiée dans lâétat que vous avez décrit. Ils viennent se plaindre que leur client nâa pas accès à certaines choses, alors quâil est en détention, ce qui entre dans mes attributions et me permet dâagir. Les avocats sont venus me voir à midi mardi et à 14 h 30, jâétais au centre de détention de Moka où jâai rencontré M. Gaiqui avec qui jâai eu une conversation qui fera lâobjet dâun rapport confidentiel et jâai pris quelques initiatives relevant de mon travail, comme celle de le faire examiner par un médecin.
Je suis obligé de vous interrompre. Vous savez, comme tous les Mauriciens, ce qui sâest passé au poste de police de Curepipeâ¦Â
â Je vous arrête à mon tour : je ne sais de cette affaire que ce qui a été écrit dans la presse
Très bien. Est-ce que la photo publiée dans la presse dimanche dernier nâévoque pas, à priori, un traitement inhumain que lâon pourrait qualifier de torture : un homme nu, menotté et enchaîné ?
â Oui, vous avez raison, mais je vous le redis : cela concerne la Police Complaints Division de la Commission nationale des Droits de lâhomme. Je nâai pu intervenir que quand les avocats sont venus me voir mardi.
Câest ahurissant ! Maurice a ratifié une convention internationale contre la torture et quand une photo comme celle de dimanche dernier est publiée dans la presse, on débat sur qui a fait la photo et sâil y a eu consentement de la personne photographiée ! On ne pose pas la question de savoir comment cet homme sâest retrouvé nu et enchaîné dans un poste de police ! Le commissaire des prisons et le porte-parole des policiers justifient cette situation !Â
â Nos institutions sont en train de perdre la tête ! Nous vivons dans un pays qui prend une pente dangereuse à  cause de la faiblesse de certaines de ses institutions. La Police Complaints Division a été informée depuis dimanche de cette situation et ce nâest que mercredi que M. Gaiqui a reçu une visite, celle de la NPMD.
Mais à quoi sert donc cette division de la commission nationale chargée de veiller au respect des Droits de lâhomme dans les affaires de police ?
â Câest une question appropriée, que je me pose également. La réponse est la suivante : nos institutions sont trop affaiblies par les gens qui sây trouvent. A Maurice nous avons un gros problème : on critique toujours les politiques pour dire quâils manquent de volonté, alors que le problème réside dans un manque de volonté institutionnelle. Nous avons trop souvent à Maurice de wrong men who are in the wrong places.
Etes-vous en train de dire que celui qui préside depuis de nombreuses années la Commission nationale des Droits de lâhomme nâest pas the right man in the right place ?
â Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je porte des jugements sur mon président ?
Parlons justement de ceux qui se permettent nâimporte quoi. La presse mauricienne a révélé en décembre et en janvier derniers que le commissaire des prisons avait fait danser des prisonnières dans une fête quâil avait organisée pour des délégués étrangers. Cette information ahurissante nâa suscité ni un démenti ni un commentaire ou une action des autorités dites responsables.
â Vous vous trompez, il y a eu une réaction : celle de la NPMD. Quand la nouvelle a été publiée, jâai reçu un appel dâun journaliste qui voulait un commentaire. Je nâétais pas au courant de lâaffaire, mais jâai débarqué à la prison de Beau-Bassin le jour même pour ouvrir une enquête et rencontrer les prisonnières. Pour que cette enquête soit complète, jâai écrit le 11 janvier une lettre au Commissaire des prisons pour lui demander sa version des faits.
Nâêtes-vous pas un peu trop procédurier? Est-ce quâil nâest pas plus facile et plus rapide de téléphoner au Commissaire des prisons pour faire avancer lâenquête ?
â Non, parce que ce commissaire des prisons est très difficilement joignable et les relations avec lui sont très compliquées, presque inexistantes. Jâai écris une lettre pour constituer un dossier avec lâhistorique des faits. Le 11 janvier je soumets la lettre que je veux envoyer au commissaire des prisons.
Mais à qui soumettez-vous cette lettre ?
â Nous avons, à la Commission nationale des Droits de lâhomme, une structure qui veut que toute lettre doitêtre envoyée au président, lequel doit donner son aval avant quâelle ne soit expédiée. La lettre a été remise au président le 11 janvier et elle est restée avec lui, malgré mes appels, jusquâau 23 janvier.
Vous me dîtes quâil est aussi difficile pour vous, vice-président du NPMD, de communiquer avec le commissaire des prisons quâavec le président de la Commission nationale des Droits de lâhomme, dont vous êtes un des membres ?
â Je vous dis ce qui sâest passé avec la lettre que je voulais envoyer au commissaire des prisons depuis le 11 janvier. Jâajoute quâentre le 11 et le 23 janvier, jâai demandé à rencontrer le président, que mes appels téléphoniques ne mâont pas été retournés et que, de guerre lasse, je lui ai écrit une autre lettre le 22 janvier et que finalement la lettre en question est partie le 23. A aujourdâhui, je nâai pas encore reçu de réponse du commissaire des prisons et je nâai guère lâespoir dâen recevoir une. Ce qui ne mâa pas empêché de continuer mon enquête.
Mais comment expliquez-vous ce qui pourrait être perçu comme un ralentissement des procédures dans le cadre de lâenquête que vous menez sur lâaffaire des prisonnières devenues danseuses de séga ?
â Je me pose la question : qui veut-on protéger ? Le commissaire des prisons qui a déclaré à des journalistes quâil peut faire ce quâil veut ? Que faire danser le séga à des prisonnières à 23h est un exercice de réhabilitation ? Ne devrait-on pas plutôt protéger les droits de ces prisonnières qui, pour avoir obéi aux ordres, se sont fait traiter de prostituées par certains garde-chiourmes ? Je puis vous dire que depuis deux ans je considère quâà la prison les Droits de lâhomme reculent au lieu dâavancer.
Quâavez-vous fait pour améliorer la situation dans les prisons depuis ces deux dernières années ?
â Nous, à la NPMD, nous visitons les prisons toutes les semaines, parlons avec les prisonniers, intervenons et écrivons des lettres. Mais le Commissaire des prisons ne nous répond pas.
Quel est votre recours ?
â Celle dâaller voir le président de la Commission des Droits de lâhomme pour lui dire que nous ne recevons pas de réponses à nos courriers adressés au Commissaire des prisons. Nous lâavons déjà fait savoir, mais rien ne semble avoir été fait pour faire bouger les choses. Il y a des ordres de la Cour qui ne sont pas respectés à la prison concernant le droit de pratiquer certains rites ou dâavoir une alimentation suivant avis médical. Ce dossier ne nous a pas été communiqué.
En vous écoutant parler, se dessine dans ma tête lâimage dâune Commission qui au lieu de faire le travail qui tombe sous sa responsabilité, le ralentit pour des raisons inconnues.
â Je suis dâaccord avec le terme ralentir et je le dis avec colère. Parce que nous touchons lâargent des contribuables et ne faisons pas ce que nous sommes censés faire. Nous avons besoin dâécouter les prisonniers ou ceux qui pensent que leurs droits ne sont pas respectés, câest ça le sens de notre mission.
Le fonctionnement de la Commission nâest pas critiqué que par des ONG ou des prisonniers insatisfaits. Elle lâest aussi par les Nations unies qui lui tapent régulièrement sur les doigts.
â Avec raison dans beaucoup de cas. Parce que pour faire respecter les Droits de lâhomme, il faut quitter les bureaux pour aller sur le terrain. Il faut écouter, dialoguer avec les prisonniers au lieu de se contenter de converser avec la haute hiérarchie des prisons. Ce nâest pas avec la bureaucratie que lâon fait avancer la cause des Droits de lâhomme, mais en étant sur le terrain aux côtés de ceux qui en sont privés pour de multiples raisons. Je me bats pour cela.
Ne risque-t-on pas de dire quâen répondant à mes questions vous allez contre les intérêts de la Commission ?
â Câest un risque que je prends. Mais je considère que je ne peux toucher lâargent du public et me taire quand les conditions pour faire ce travail deviennent difficiles alors que cela ne devrait pas être le cas. Câest dans le but de faire mieux fonctionner les instances de la Commission que je prends la parole. Sinon mon silence face à certaines situations deviendrait complicité.
Il y a aussi la lettre du président de la sous commission sur la Prévention de la Torture de lâOrganisation des Nations unies disant que Maurice nâa pas respecté les règles dans la mise à pied de Mme Anishta Babooram-Seeruttun, qui était la troisième membre de votre équipe.
â On a parlé de vendetta politique dans cette mise à pied, mais je ne crois pas que ce soit le cas. En ce qui me concerne, je nâai jamais senti dâingérence politique dans les affaires de la Commission. Mais, par contre, dans le fonctionnement des institutions il peut y avoir des ralentisseurs ou des freins.
l Vous pourriez vous retrouver dans la même situation que Mme Babooram-Seeruttun demain matin, certains pouvant considérer que vos propos sont des attaques contre la Commission.
â Je nâattaque pas lâinstitution. Dans un pays démocratique, qui plus est dans une institution des Nations unies sur les Droits de lâhomme, on doit pouvoir parler librement et discuter ouvertement. En donnant cette interview qui a pour unique objectif de faire savoir lâexistence de certains ralentissements, je ne cherche quâà faire mon devoir et accomplir la mission : faire respecter les Droits de lâhomme selon les conventions internationales signées par Maurice
Est-ce que la nomination récente dâun ministre des Droits de lâhomme nâaurait pas dû aider à décanter la situation et faire disparaître, sinon diminuer les ralentissements dont vous avez parlé ?
â Le nouveau ministre est quelquâun que jâai connu dynamique et je mâattends à du dynamisme de sa part. Il est un peu tôt pour porter un jugement sur son travail. Mais il y a dans une de ses premières décisions un élément qui mâa choqué. Je ne comprends pas que sachant toutes les critiques faites contre le Commissaire des prisons, notamment en termes de non-respect des Droits de lâhomme, le ministre lâait emmené en mission avec lui aux Nations unies !
Nâavez-vous pas le sentiment de ne pas servir à grand-chose et que, finalement, la NPMD nâest quâun bouledogue sans dents ?
â Nous servons à quelque chose. Les Droits de lâhomme, câest un terrain ardu, un sujet majeur riche et passionnant. Les Droits de lâhomme, câest lâêtre humain que beaucoup ont tendance à mettre de côte au profit de lâavènement économique et du progrès bancaire. La NPMD ne peut pas être un bouledogue sans dents, puisque nous sommes un mécanisme préventif, pas un mécanisme punitif. Nous ne mordons pas. Nous faisons des recommandations, nous écrivons et quand le courrier ne part pas, nous passons par la presse comme je le fais aujourdâhui pour expliquer la situation.
Dernière question. Maurice étant ce quâelle, est-ce que vous ne craignez pas quâon dise que lâobjectif de votre démarche câest dâessayer de prendre la place du président de la Commission nationale des Droits de lâhomme ?
â Ah non, je refuse dâêtre un ambitieux. Parce que jâai trop souvent vu des gens ambitionner des postes et quand ils réussissent à les obtenir les postes deviennent un poison et eux des malades. Nous avons tous les éléments et toutes les lois nécessaires pour le bon fonctionnement de la Commission et de ses divisions et pour la promotion et le respect des Droits de lâhomme à Maurice. Nous avons des ratés et des ralentissements qui nous empêchent de faire correctement notre travail. Jâespère que cette interview aidera à faire disparaître des difficultés créées de toutes pièces qui ralentissent la progression des Droits de lâhomme à Maurice.