Sameer Sharma, Économiste : « Maurice est, effectivement, dans une situation économique très difficile »

Mauricien de naissance, Sameer Sharma a fait ses études secondaires à Maurice et ses études universitaires au Canada où ses parents avaient émigré. Apres études, il est revenu à Maurice et après avoir travaillé dans une entreprise privée, il intègre la Banque de Maurice où il passera quelques années. Il repart ensuite au Canada, prend de l’emploi dans diverses firmes avant d’être recruté par la Bank of America qui le poste à Atlanta où il réside. De retour à Maurice pour des vacances, depuis vendredi, Sameer Sharma a accepté de répondre à nos questions.

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Vous m’avez choqué en me disant que le bilan économique fait par le nouveau Premier ministre ne vous a pas étonné. Si vous le pensez, cela signifie que tous les professionnels de l’économie du pays étaient au courant de la situation que les Mauriciens découvrent maintenant !?
— Tout le monde le savait et pas seulement les professionnels et les membres de l’ancien gouvernement, mais aussi les membres du nouveau. Ce qui ne les a pas empêchés de faire de grandes promesses. La seule chose qui me choque dans le rapport c’est que l’équipe de Moodys vient à Maurice en janvier et que les premières lignes du rapport du nouveau gouvernement disent que les données statistiques ont été manipulées/faussées. Comment veut-on que Moodys ne tienne pas compte de cette affirmation gouvernementale dans son audit ?

Il ne fallait pas faire ce rapport, il ne fallait pas informer les Mauriciens de la vraie situation économique de leur pays ?
— Je ne dis pas ça. Je pense qu’il fallait faire un constat de la situation mais avec des solutions, des plans crédibles de consolidations fiscales pour l’accompagner. Le rapport, qui ne contient aucun top secret, a été rendu public pour préparer les Mauriciens aux modalités de paiement du 14e mois et de la baisse du prix de l’essence.

Quand Navin Ramgoolam vient dire que la Mauritius Investment Corporation (MIC) a été créée pour satisfaire les besoins et envies des petits copains de l’ancien gouvernement, il a raison ?
— En 2021, j’étais rentré au Canada et le ministre des Finances d’alors, M. Padayachy, m’avait appelé avec un autre copain qui avait également démissionné de la BoM, pour discuter du projet MIC et de ses structures. Mais ce sont d’autres idées que les nôtres qui ont été retenues. La MIC n’a pas été fait que pour les petits copains. Elle a été créée, premièrement, pour les gros groupes du secteur privé. Aucun pays, et je parle de pays riches, n’a fait ce que Maurice a fait dans ce domaine en faveur des grands groupes. Ce que les gens ne comprenaient pas à l’époque, quand la MIC prêtait de l’argent, elle ne puisait pas dans les réserves internationales de la Banque de Maurice, mais faisait imprimer de nouveaux billets de banque, ce qui a provoqué, entre autres, la dépréciation de la roupie.

C’était un mécanisme financier vicieux !
— C’était surtout de l’amateurisme parce que les gens qui l’ont mis en place manquaient d’expérience dans ce domaine. Il y a eu pas mal de middle men qui sont entrés en jeu et les deals de la MIC qui ont été faits n’étaient pas dans l’intérêt de l’État, mais carrément dans celui du secteur privé.

Mais est-ce qu’il ne fallait pas alors, avec le Covid – Maurice était isolée du monde avec les frontières fermées et l’économie à l’arrêt –, mettre au point un mécanisme pour venir en aide aux entreprises faisant tourner l’économie mauricienne ?
— Bien sûr qu’il fallait le faire, mais la question était : comment le faire ? Exemple l’Allemagne, comme tous les autres pays, avait des problèmes, tout comme la compagnie aérienne Lufthansa. L’État allemand a prêté de l’argent à la compagnie avec pas mal de conditions, dont un droit de regard dans son conseil d’administration ; imposé des restrictions sur les dividences – ce que la MIC n’a pas fait parce qu’à Maurice, on ne peut pas toucher aux grosses compagnies –, les taux d’intérêt pour le prêt n’étaient pas fixes et augmentaient chaque année, ce qui était fait pour encourager la compagnie à rembourser le plus vite possible. À Maurice, puisque le taux d’intêrêt des prêts de la MIC est fixe, seulement de 3%, il n’y a aucune raison pour faire le remboursement avant terme. Cela a été fait à cause de l’amateurisme, mais surtout à cause des middle men.

Que faut-il comprendre par ce terme que vous venez d’employer pour la deuxième fois ? C’est fait exprès ?
— Il existe à Maurice plein de boîtes conseil, des grosses et des plus petites. On a profité du fait que ceux qui géraient la MIC n’avaient pas l’expérience voulue pour établir des conditions privilégiant l’emprunteur beaucoup plus que le prêteur. Ils ont été aidés dans cette démarche par une politique gouvernementale qui voulait soutenir tout le monde. Maurice n’était aussi riche que ça pour se lancer dans ce mécanisme et, en plus, on ne faisait qu’imprimer de l’argent en augmentant la dépréciation de la roupie. Il ne faut pas oublier que les grosses compagnies mauriciennes travaillent avec l’étranger. Avec ce mécanisme, elles ont eu un passif en roupies, avec un taux d’intérêt très faible et leurs revenus sont en dollars et en euro et payés à l’étranger. Cet argent ne rentre pas à Maurice, ce qui explique, en partie, le manque de devises sur le marché local. De même, la plupart des deals immobiliers FDI, réalisés par les grands groupes, qui sont des gros propriétaires terriens, pouvaient être payés à 100% en dollars ou en euros. Mais en dehors de quelques taxes, cet argent ne rentre pas à Maurice. Finalement, les autorités viennent de découvrir l’Amérique, si je puis dire, et on va, enfin, changer les conditions de vente de l’immobilier aux étrangers !

Faut-il comprendre – puisque la situation que vous décrivez existe depuis des années – que les économistes qui travaillent au ministère des Finances et dans les autres institutions financières de l’État sont aussi bêtes que ça pour en pas avoir émis, ne seraient-ce que des protestations, contre ce système qui privilégie les grands groupes au détriment de l’État ?
— Du temps ou je travaillais à Maurice, je sais qu’il était très difficile pour les techniciens de donner des conseils et surtout de les faire accepter. Il y avait d’autres instances, d’autres cuisines, où les décisions finales étaient prises. Si vous donnez des conseils qui ne sont pas écoutés, vous avez deux choix : démissionner et partir, parce qu’il n’y pas d’opportunités à Maurice, ce que beaucoup ont fait ; ou rester et faire, contre son gré, le chatwa. Parce que le secteur privé est très concentré et que, pour entrer dans le secteur public, il faut avoir des connexions politiques et familiales. Alors, on reste, on fait son travail, on donne des conseils qui ne sont pas écoutés, et on arrive à la situation économique actuelle !

Puisque vous avez mentionné la kwizinn où les décisions sont prises, existe-t-il un groupe hors gouvernement qui imagine, détermine la politique économique du pays ?
— Maurice a un système économique très concentré avec des groupes historiques, des conglomérats qui dominent le marché et une competition commission qui ne fonctionnait pas très bien jusqu’à tout récemment. À Maurice, les choses traînent et les avocats sont très bons pour les faire traîner. Ces grands groupes ont une influence énorme parce qu’ils financent les partis politiques et aucun gouvernement ne veut y toucher.

Dans le rapport, Air Mauritius est décrite comme une entreprise « insolvable ». Votre commentaire ?
— Air Mauritius est en faillite depuis 50 ans. Maurice est le seul pays au monde où son aéroport national possède la compagnie d’aviation, le tout financé par l’État. Malgré cela, MK est toujours en faillite et tous les 3-4 ans, on paye un expert pour expliquer comment gérer et faire des profits, et elle continue à faire des pertes ! La vérité de cette situation est que le gouvernement ne sait pas gérer les compagnies et qu’il place ses gens à leur tête pour les « diriger » et que ces gens partent à chaque changement de pouvoir. Il n’y a pas de stratégie à long terme. On met toutes sortes de personnes avec de gros salaires à la tête de ces compagnies qui sont toujours endettées. Pour que ça marche, il faut que le gouvernement ne soit plus majoritaire dans les compagnies comme la SBM ou MK.

Ne suffirait-il pas de nommer des personnes compétentes sur ces boards ?
— La structure politique actuelle de Maurice ne le permet pas. Les politiciens opèrent dans un système dont ils sont les premiers bénéficiaires, et ils doivent le faire fonctionner. L’un des grands problèmes du nouveau gouvernement est, sans doute, de caser, récompenser, tous ces gens qui l’ont soutenu et ont fait campagne pour lui. C’est pour cette raison que le vente des corps para-étatiques, leur privatisation, n’est pas à l’ordre du jour. Pour le bien de l’économie mauricienne, il faut que le gouvernement s’occupe de déterminer la politique économique, mais pas de la gestion des compagnies. Elles ne fonctionnent pas comme il le faudrait parceque ses dirigeants ne s’intéressent pas à optimiser le rendement de la compagnie : ils sont protégés politiquement. Il y a autre chose à Maurice qui est un non-sens économique et un scandale : le salaire des nominés politiques n’a rien à voir avec la performance des compagnies qu’ils dirigent ou président, alors qu’ailleurs – et parfois cela concerne les ministres –, une grande partie de leur salaire est en fonction de leur performance à travers un Key performance indicator. Il faut se débarrasser des nominés politiques qui siègent sur le board d’Air Mauritius et que le gouvernement ne soit plus son actionnaire majoritaire !

Question bête : comment est-ce que nos ministres députés et autres nominés et leurs parents feront pour voyager ?
— En payant leur place ! Il me semble qu’une grande majorité de Mauriciens ont voté pour le changement, non !? Savez-vous que le président de la Bank of America, une des plus grandes banques au monde, voyage par le vol le moins cher sur le marché et que si son trajet excède huit heures de vol, il voyage en économie ? Pour les voyages d’affaires outremer dûment approuvés du personnel, le per diem n’est pas accordé d’avance pour la totalité du voyage, mais pour les dépenses effectuées pendant ce voyage, sur présentation des reçus. Cette méthode ne sera appliquée à Maurice que quand le FMI l’imposera !

Vous êtes en train de nous faire remonter dans l’histoire jusqu’en 1982/83 !
— On est, peut-être, un peu mieux qu’en 1982 au niveau économique. On peut quand même changer de cap, mais ça va prendre du temps et ça va faire du mal !

Comment peut-on encore changer de cap puisque, selon le rapport sur la situation économique, pas grand-chose ne marche comme il le faudrait à Maurice !
— Maurice est, effectivement, dans une situation économique très difficile. En général, quand ils se retrouvent dans des situations comme celle de Maurice, la plupart des pays misent sur l’inflation galopante pour augmenter les revenus, comme le ministre Padayachy l’avait fait. Dépréciation et inflation, c’est un peu pareil puisque l’une nourrit l’autre. Mais le problème c’est que Maurice est un pays où pratiquement tout est importé. Quand les gens reçoivent des compensations, des augmentations et des bonus, ils vont les dépenser en consommant des biens importés, ce qui fera augmenter la balance de paiement et augmenter la pression sur les devises. On ne peut plus continuer comme ça. Maurice aura des jours difficiles devant elle, et j’ai l’impression qu’on devra passer par un programme du FMI et de la BM – situation 1982/83 — pour prendre et faire accepter les mesures indispensables, en raison de la structure politico économique du pays. Il faudra augmenter certaines taxes, diminuer d’autres.

Vous parlez de taxes. Souvenez-vous de la levée de boucliers contre Rama Sithanen quand il a voulu introduire la taxe immobilière dans les régions rurales ! Depuis, il est très prudent et on l’a entendu, en parlant du MIC, dire qu’il y avait des informations inquiétantes qui devaient rester confidentielles.
— Je pense qu’il l’a dit parce qu’il ne veut pas toucher aux grandes compagnies. Je ne dis pas que dans le cadre du MIC, elles ont eu recours à la corruption, mais qu’elles ont su comment maximiser leurs gains. Ce qui a permis à certaines d’entre elles de continuer à payer des dividences à leurs actionnaires, alors que leurs subsidiaires bénéficiaient de l’aide du MIC, ce qui, ailleurs dans le monde, aurait été considéré comme scandaleux et inacceptable !

Je suis étonné que vous soyez anti-lobbies, alors que vous travaillez et vivez dans un pays où les lobbyists ont pignon sur rue !
— Je n’ai rien contre les lobbys, mais il faut comprendre que leurs intérêts sont de défendre ceux de monopoles et oligopoles. Dans chaque gouvernement, vous verrez que les mêmes middle men sont toujours présents, parce qu’ils savent comment faire pour se rendre indispensables. Mais on ne peut pas développer une économie si les tontons, tantines, cousins, cousines et autres copains petits et grands dirigent les compagnies, leurs holdings et leurs subsidiaires ! C’est ça la réalité mauricienne où c’est le secteur privé qui doit drive l’économie.

Posons la question que sous-entend le rapport sur l’état économique du pays : faut-il fermer le MIC ?
— La réponse est définitivement oui ! Elle fait partie de la Banque centrale qui prête de l’argent et, en même temps, en imprime ! Ça ne fait pas sens : c’est un immense conflit d’intérêt et ce n’est pas éthique. Il faudrait faire une reéquilibrage sur les prêts et le montant des intérêts ; ce qui incitera à leur remboursement. Il faut fermer le MIC et le remplacer par un Special Vehicle Purpose pour étudier son fonctionnement, faire une liste de ses prêts et leurs conditions, évaluer ses actifs et prendre les décisions nécessaires.

Mais les mécanismes de contrôle et les auditeurs n’ont pas fonctionné, ils n’ont rien vu venir de cette situation ?
— Je préfère ne pas trop parler des compagnies d’audit et de l’éthique à Maurice, et je pourrais dire la même chose de ceux qui évaluent la valeur des terres. Certaines boîtes de conseil et d’audit avaient des compagnies sœurs qui faisaient des business plan pour des compagnies pour leurs demandes de prêts au MIC ! Il faut faire un vrai audit de la MIC et de son fonctionnement par une firme internationale. Et je suis sûr que quand cet audit sera rendu public, il choquera tout le monde : on découvrira que ce qui était était évalué à une roupie ne valait, en fait, que 40 sous ou même moins !

La situation est aussi grave que ça ?
— On n’imagine pas la profondeur du trou parce que tout a été mal évalué et parfois surévalué. En 2014, on pensait qu’un vieux SAJ allait faire de grandes réformes. Aujourd’hui, on pense que deux vieux le feront. Je n’ai rien contre les vieux, mais il est connu que plus on avance en âge, plus on est réticent au changement. Ce n’est pas dans leur intérêt de faire des changements, mais de stabiliser leurs partis politiques. Mais à mon avis, la situation les obligera à le faire.

Si on resume cette multiplication de problèmes économiques et forcément sociaux, on pourrait avancer que Maurice va vers la faillite !
— Pour l’éviter, elle est appelée à faire des choix, à définir ses priorités et à prendre des décisions drastiques, courageuses, certainement impopulaires, mais indispensables. On est obligé de changer de manière de penser et de vivre, de mettre de coté les pratiques du passé, même si certaines ont permis au pays de se développer. Il faut adopter de nouvelles manières d’appréhender les problèmes et les situations, revoir le fonctionnement des institutions, en fermer quelques unes, et en créer d’autres, privatiser où il le faut pour que ça fonctionne mieux, car on le sait et l’expérience des 50 dernières années l’a prouvé : le gouvernement ne sait pas gérer les entreprises et les rendre profitables. Le secteur privé sait le faire et il faut lui donner carte blanche dans des paramètres bien définis. Il faut accepter que le gouvernement doit décider de la politique et des régulations. Il doit démocratiser l’économie, mais aussi les institutions en donnant, par exemple, plus de pouvoirs aux municipalités, conseils de districts et de villages. Il faut se remettre dans l’esprit des années 1980 avec de jeunes professionnels qui ne se contentaient pas de gérer le présent, mais d’envisager et d’organiser l’avenir pour le développement du pays. Ils voulaient changer le système et ils avaient trouvé, dans le secteur privé, des gens qui pensaient comme eux. C’est la période où l’intérêt national a convergé avec ceux du secteur privé et ça a donné des résultats. Il faut maintenant qu’une autre génération prenne la relève, mais le problème c’est que les vieux qui sont dans le système et en ont profité ne veulent pas céder la place, ce qui a contraint beaucoup de jeunes compétents à quitter le pays. Il faudra penser à une politique d’immigration et ouvrir le pays dans des limites précises…

Finalement, malgré la situation inquiétante de l’économie, il y a des choses à faire, à mettre en place, pour inverser la situation ?
— La question est de savoir si ceux qui ont la responsabilité de le faire le feront. S’ils auront le courage et la détermination politiques de le faire.

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