[2,10] ÉLÉGIE X.
C'est toi, je m'en souviens, oui, c'est toi, Grécinus, qui niais qu'on pût aimer
deux belles à la fois. Grâce à toi, j'ai succombé ; grâce à toi, j'ai été pris
sans défense. A ma honte, j'aime deux femmes. Belles toutes les deux, toutes les
deux chambrières ; il serait difficile de décider laquelle a le plus de talent.
La première l'emporte en beauté sur la seconde, la seconde sur la première ;
c'est tantôt celle-ci, et tantôt celle-là qui me plaît davantage. Comme l'esquif
battu par des vents opposés, mon coeur flotte partagé entre ces deux amours.
Pourquoi, déesse du mont Éryx, multiplier ainsi mes éternels tourments ?
N'était-ce pas assez des soins que me donnait une seule maîtresse ? Pourquoi
ajouter des feuilles aux arbres, des étoiles au ciel, et des eaux nouvelles à
l'immensité de l'Océan ?
Mieux vaut pourtant ce double amour que de languir sans aimer. A mes ennemis,
une vie sans jouissances ; à mes ennemis, le sommeil sur une couche solitaire,
et le repos dans un lit qui n'est point partagé. Pour moi, je veux que le cruel
Amour m'arrache aux longueurs du sommeil, et que mon corps n'affaisse pas de son
seul poids le duvet de ma couche ; qu'une maîtresse puisse sans obstacle épuiser
mon amour, si une seule peut le faire ; et si ce n'est assez d'une, qu'elles
soient deux. Un corps sec, il est vrai, mais non débile, suffira à cette tâche ;
c'est l'embonpoint, et non la vigueur qui lui manque. D'ailleurs, la volupté
armera mes flancs de forces nouvelles ; jamais, dans cette lutte, aucune belle
ne fut trompée par moi. Souvent, après une nuit de plaisirs, elle m'a trouvé, le
matin, encore dispos et vigoureux athlète. Heureux qui succombe dans les duels
de Vénus !
Fassent les dieux que j'y trouve le trépas ! que le soldat présente sa poitrine
aux traits ennemis ; qu'il achète de son sang un nom immortel ; que l'avare
aille au loin chercher les richesses, et qu'englouti par la mer qu'a lassée son
navire, il en boive les eaux de sa bouche parjure. Pour moi, je veux vieillir
sous la bannière de Vénus ; je veux mourir au milieu de l'action, et qu'on
puisse dire, en pleurant sur mon tombeau : "Il est mort comme il a vécu."
| [2,10] X
Tu mihi, tu certe, memini, Graecine, negabas
uno posse aliquem tempore amare duas.
per te ego decipior, per te deprensus inermis --
ecce, duas uno tempore turpis amo!
5 utraque formosa est, operosae cultibus ambae;
artibus in dubio est haec sit an illa prior.
pulchrior hac illa est, haec est quoque pulchrior illa;
et magis haec nobis, et magis illa placet!
erro, uelut uentis discordibus acta phaselos,
10 diuiduumque tenent alter et alter amor.
quid geminas, Erycina, meos sine fine dolores?
non erat in curas una puella satis?
quid folia arboribus, quid pleno sidera caelo,
in freta collectas alta quid addis aquas?
15 Sed tamen hoc melius, quam si sine amore iacerem --
hostibus eueniat uita seuera meis!
hostibus eueniat uiduo dormire cubili
et medio laxe ponere membra toro!
at mihi saeuus amor somnos abrumpat inertes,
20 simque mei lecti non ego solus onus!
me mea disperdat nullo prohibente puella --
si satis una potest, si minus una, duae!
sufficiam -- graciles, non sunt sine uiribus artus;
pondere, non neruis corpora nostra carent;
25 et lateri dabit in uires alimenta uoluptas.
decepta est opera nulla puella mea;
saepe ego lasciue consumpsi tempora noctis,
utilis et forti corpore mane fui.
felix, quem Veneris certamina mutua perdunt!
30 di faciant, leti causa sit ista mei!
Induat aduersis contraria pectora telis
miles et aeternum sanguine nomen emat.
quaerat auarus opes et, quae lassarit arando,
aequora periuro naufragus ore bibat.
35 at mihi contingat Veneris languescere motu,
cum moriar, medium soluar et inter opus;
atque aliquis nostro lacrimans in funere dicat:
'conueniens uitae mors fuit ista tuae!'
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