[1,9] IX. Mais entrons dans les détails, et examinons
les moeurs, la conduite et la vie de ces hommes
dont la superstition a fait des dieux. Commençons
par Hercule ; l'innocence opprimée et la
vertu malheureuse n'eurent jamais un protecteur
plus zélé. Il passe lui-même pour un modèle
achevé des vertus héroïques, et il est parmi
les dieux ce que fut autrefois parmi les Romains
l'illustre Africain {Scipion}. Cependant lorsqu'il parcourait
la terre pour la purger des monstres qui
l'infestaient, il la remplissait de monstruosités
plus horribles, et on le suivait moins à la trace
de ses victoires qu'à la suite de ses adultères et
de ses incestes. Mais doit-on s'en étonner; il
était lui-même le fruit d'un double adultère.
Que pouvait-il y avoir de divin dans ce fils
d'Alcmène, qui, devenu l'esclave des passions
les plus honteuses, n'épargnait ni condition ni
sexe, et qui allumant partout un fèu impur,
violait de toutes les manières les lois de la nature
les plus inviolables. Et, à bien considérer
ces fameux travaux qui l'ont rendu si célèbre,
on ne voit pas que pour en venir à bout il ait
eu besoin de la divinité. Combattre un lion,
faire perdre la vie à un sanglier, percer des oiseaux
à coups de flèches, nettoyer une étable,
surmonter la résistance d'une fille et lui enlever
sa ceinture, mettre en pièces des chevaux accoutumés
au sang et au carnage avec leur barbare
conducteur; qu'y a-t-il après tout en cela de si
grand, de si digne d'admiration? Ce sont, à la
vérité, des exploits signalés, mais ce sont des
exploits d'un homme. Et s'il a remporté plus
d'une victoire, ç'a été sur des ennemis qui n'étaient
ni immortels ni invincibles. Car, comme
dit l'orateur romain :« quelle est la valeur qui
puisse résister à la violence du fer et aux forces
d'un athlète? Mais de réprimer la fougue de
la colère, et d'apaiser les saillies d'un esprit
emporté, ce sont là les hauts faits d'un véritable
héros; » et c'est cette bravoure qui a été inconnue
à Hercule. Qu'on me donne un héros de ce
caractère; je ne le mettrai pas seulement au-dessus
des hommes, je le placerai sur un même
trône avec Dieu. Et qui doute qu'il n'y ait beaucoup
moins de gloire à terrasser un lion ou un
sanglier, qu'à surmonter sa colère, qui est une
bête incomparablement plus difficile à apprivoiser;
que les harpies, ces oiseaux insatiables, ne
soient plus faciles à chasser que l'avarice et
l'ambition, passions toujours avides d'honneurs
et de richesses; qu'il ne soit plus aisé de désarmer
une Amazone, que d'ôter à l'impureté les
armes dont elle se sert pour triompher de la pudeur;
et que ce ne soit enfin un travail moins
pénible de vider une étable où l'on renferme
tous les jours dix mille boeufs, que de nettoyer
une âme que les vices remplissent d'ordure. Il
n'y a donc que celui qui aime la justice, et qui
sait vaincre par sa modération les passions les
moins soumises à la raison, qui mérite le nom
de héros, et qui ait droit de prétendre à la
gloire, l'unique récompense de la vertu.
Si l'on comprenait bien quelles doivent être
les actions d'un Dieu, de quel caractère de
grandeur elles doivent être marquées, combien
elles doivent être épurées; avec quel mépris, ou
plutôt avec quelle horreur, ne regarderait-on
pas celles que l'on publie de ces prétendues divinités,
et qui font le sujet de l'admiration des
petits esprits ? Elles leur paraissent grandes et
relevées, non qu'ils les mesurent par la force et
la vertu qui est en Dieu, mais par la faiblesse
de l'impuissance qui est en eux.
Mais peuvent-ils nier que ce fils du grand Jupiter
n'ait été réduit à la plus honteuse de
toutes les servitudes. Je ne parle point des services
qu'il rendit à Eurysthée, il pouvait en cela
avoir quelque motif honnête ; mais comment
ceux qui l'adorent ne rougissent-ils point,
lorsqu'ils le voient aux pieds d'Omphale, revêtu
d'une robe de femme au lieu de sa peau de lion,
et portant une quenouille à la place de cette
massue formidable, l'instrument de ses victoires
et la compagne de ses travaux? O turpitude!
ô infamie! mais la gloire ne lui est plus
rien, quand la volupté se présente. Et ce n'est
ni un Lucilius ni un Lucien, gens qui ne pardonnent
ni à hommes ni à dieux, ce n'est, dis-je,
ni ce poète satyrique, ni ce piquant sophiste qui
ont ainsi parlé du grand Alcide; ce sont ceux-là
mêmes qui chantent les hymnes à son honneur,
ce sont ses plus dévots adorateurs. Et à qui
ajouterons nous créance, si nous la leur refusons?
Que si contre toute apparence on les soupçonne
de ne pas dire la vérité, qu'on nous produise
des auteurs, qu'on croie irréprochables,
qui nous informent de l'origine de ces dieux,
de leur naissance, de leur nombre, de leur pouvoir ;
qui nous apprennent quelles vertus nous
devons révérer en eux, quelles actions éclatantes
nous y devons admirer, quels mystères
la religion nous y propose à adorer; mais ces
auteurs ne se trouveront point. Croyons-en donc
ceux qui, bien loin d'avoir eu la pensée de ternir
la mémoire de leurs dieux par l'histoire qu'ils
nous en ont laissée, n'ont eu au contraire intention
que de leur attirer par là le culte et le respect des hommes.
Ce sont donc des faits constants qu'Hercule
s'embarqua avec les Argonautes, et qu'il alla
mettre le siége devant Troie, irrité de ce que
le roi Laomédon avait refusé de lui payer son
salaire pour avoir rendu la santé à la princesse
sa fille : ce qui nous apprend que ce dieu était
ou un habile médecin qui guérissait par des remèdes
naturels, ou plutôt un savant magicien
qui employait pour guérir des secrets inconnus
à la nature. Et ce siége de Troie nous peut encore
servir d'une époque certaine pour savoir
le temps auquel il a vécu. Enfin, pour achever le
récit d'une si belle vie, étant saisi de fureur,
il déchira de ses propres mains sa femme et ses
enfants. Les peuples en firent un dieu; mais son
ami Philoctète, qui fut aussi son unique héritier,
en jugea sans doute autrement. Car ce fut
lui qui mit le feu au bûcher où Hercule se
jeta; il vit brûler son corps, et il recueillit ses
cendres, qu'il renferma dans un tombeau sur le
mont OEta. Et pour se récompenser lui-même
de cet office de piété, il emporta son carquois
et ses flèches.
| [1,9] CAPUT IX.
Hercules, qui ob uirtutem clarissimus, et quasi Africanus inter deos habetur, nonne
orbem terrae, quem peragrasse ac expurgasse narratur, stupris, libidinibus,
adulteriis inquinauit? nec mirum, cum esset adulterio genitus Alcmenae.
Quid tandem potuit in eo esse diuini, quis suis ipse uitiis mancipatus, et mares et
foeminas contra omnes leges infamia, dedecore, flagitio affecit? Sed ne illa quidem,
quae magna et mirabilia gessit, talia iudicanda sunt; ut uirtutibus diuinis tribuenda
uideantur. Quid enim tam magnificum, si leonem aprumque superauit, si aues
sagittis deiecit, si regium stabulum egessit, si uiraginem uicit, cingulumque detraxit,
si equos feroces cum domino interemit? Opera sunt ista fortis uiri, hominis tamen.
Illa enim, quae uicit, fragilia et mortalia fuerunt. Nulla enim est (quod ait
Orator) tanta uis, quae non ferro ac uiribus debilitari frangique possit. At
animum uincere, iracundiam cohibere, fortissimi est: quae ille nec fecit unquam, nec
potuit. Haec qui faciat, non ego eum cum summis uiris comparo; sed simillimum
Deo iudico.
Vellem adiecisset de libidine, luxuria, cupiditate, insolentia; ut uirtutem eius
impleret, quem similem Deo iudicabat. Non enim fortior putandus est, qui leonem,
quam qui uiolentam in seipso inclusam feram superat, iracundiam; aut qui
rapacissimas uolucres deiecit, quam qui cupiditates auidissimas coercet; aut qui
Amazonem bellatricem, quam qui libidinem uincit, pudoris ac famae
debellatricem; aut qui fimum de stabulo, quam qui uitia de corde suo egerit,
quae magis sunt perniciosa, quia domestica et propria mala sunt, quam illa, quae et
uitari poterant et caueri. Ex quo fit, ut ille solus uir fortis debeat iudicari, qui
temperans, moderatus et iustus est. Quod si cogitet aliquis, quae sint Dei opera: iam
haec omnia, quae mirantur homines ineptissimi, ridicula iudicabit. Illa enim non
diuinis uirtutibus, quas ignorant, sed infirmitate suarum uirium metiuntur. Nam
illud quidem nemo negabit, Herculem non Eurystheo tantum seruisse regi, quod
aliquatenus honestum uideri potest; sed etiam impudicae mulieri Omphalae, quae
illum uestibus suis indutum sedere ad pedes suos iubebat pensa facientem:
detestabilis turpitudo! sed tanti erat uoluptas. Quid tu, inquiet aliquis, poetisne
credendum putas? Quidni putem? Non enim ista Lucilius narrat, aut Lucianus,
qui diis et hominibus non pepercit; sed hi potissimum, qui deorum laudes canebant.
Quibus igitur credemus, si fidem laudantibus non habemus? Qui hos mentiri putat,
proferat alios quibus credamus auctores, qui nos doceant, qui sint isti dii, quomodo,
unde orti; quae sit uis eorum, qui numerus, quae potestas, quid in his admirabile,
quid cultu dignum, quod denique certius ueriusque mysterium: nullos
dabit. Credamus igitur istis, qui non ut reprehenderent sunt locuti; sed ut
praedicarent. Nauigauit ergo cum Argonautis, expugnauitque Troiam, iratus
Laomedonti ob negatam sibi pro filiae salute mercedem: unde, quo tempore fuerit,
apparet. Idem furore atque insania percitus, uxorem suam cum liberis interemit.
Hunc homines deum putant? sed Philocteta eius haeres non putauit, qui facem
supposuit arsuro, qui artus eius et neruos cremari ac diffluere uidit, qui ossa eius ac
cineres in Oeteo monte sepeliuit, pro quo munere sagittas eius accepit.
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