[6,10] X. Après avoir parlé des devoirs qui sont dus
à Dieu, je dirai quelque chose de ceux qu'il faut
rendre à l'homme, bien que ceux que l'on rend
à l'homme retournent en quelque sorte à Dieu,
puisque l'homme est son image. Le premier
devoir de la justice nous attache à Dieu, et le
second nous attache à l'homme : le premier s'appelle
religion et le second humanité. Cette
première vertu est propre et particulière aux
justes et aux serviteurs de Dieu. Il n'a pas donné
la sagesse aux bêtes, mais seulement des armes
pour leur défense. Au contraire, ayant fait naître
l'homme nu et faible, il lui a donné la sagesse
pour éviter les peines et pour se garantir des
disgrâces; mais il lui a donné en même temps
l'humanité pour aimer, pour secourir et pour
défendre les autres hommes : c'est le lien de
toute société, que nul ne peut rompre sans se rendre
coupable d'un parricide. Nous sommes tous
unis de parenté, puisque nous sommes tous descendus
du premier homme que Dieu avait formé,
et ainsi on ne peut sans crime haïr un homme,
quand même il serait coupable. C'est pour cela
que Dieu nous a défendu d'entretenir ni d'inimité,
ni de haine. De plus, nous sommes tous
frères, puisque nos âmes ont été l'oeuvre de
Dieu. Cette union est plus étroite et plus sainte
que celle du corps; et Lucrèce ne s'est pas
trompé quand il a dit que nous sommes tous
originaires du ciel et tous descendus du même
père. Il faut donc regarder comme des bêtes
farouches ceux qui, s'étant dépouillés de tout
sentiment d'humanité, volent les hommes, les
tourmentent et les font mourir. Dieu veut
que nous entretenions si religieusement cette
union fraternelle, qu'il nous défend de faire du
mal à personne et nous commande de faire du
bien à tout le monde. Il explique ce que c'est que
de faire du bien, en disant : que c'est assister
nos frères dans le besoin et leur donner de quoi
vivre quand ils sont dans la pauvreté. C'est
pour cela que Dieu a ordonné que nous vécussions
en société et que nous considérassions en
chaque personne la nature qui nous est commune.
Nous ne méritons pas d'être assistés si
nous refusons d'assister les autres.
Les philosophes n'ont laissé aucuns préceptes
sur ce sujet, et ayant été éblouis par l'éclat
d'une fausse vertu, ils ont ôté à l'homme la
miséricorde, et accru les maladies qu'ils promettaient
de guérir. Bien qu'ils demeurent
d'accord qu'il faut entretenir le lien de la société
civile, ils le rompent par la rigueur inflexible
qu'ils attribuent à la vertu.
Je réfuterai en cet endroit l'erreur de ceux
qui croient qu'il ne faut rien donner à personne.
Ils rapportent plusieurs raisons par lesquelles
ils disent que les hommes ont été obligés de bâtir des villes.
Ils assurent que ceux qui étaient nés de la terre vécurent
dans les forêts sans entretenir aucune société,
ni par le discours, ni par les lois;
qu'ils n'avaient point d'autres lits que des herbes
et des feuillages, d'autres maisons que des antres
et des cavernes, et qu'étant exposés aux incursions des bêtes,
ils servaient souvent de proie à leur cruauté; que ceux qui
étaient échappés d'entre leurs dents, et qui
avaient vu dévorer leurs proches, avaient imploré
par gestes les secours des autres hommes, et
ayant donné des noms à chaque chose, avaient
inventé l'usage de la parole; qu'ayant reconnu
que, bien qu'ils fussent nés ensemble, ils n'étaient
pas pour cela en sûreté contre la violence
des bêtes; ils se fermèrent de murailles, afin que
leur repos ne fût plus troublé durant la nuit.
Que les esprits qui ont inventé ces bagatelles
étaient faibles! Que ceux qui les ont publiées et
qui en ont voulu conserver la mémoire étaient
imprudents! Quand ils ont vu que les animaux
avaient reçu de la nature l'inclination de s'assembler
et de s'attaquer les uns les autres,
d'éviter le péril, de se retirer dans des antres,
ils se sont imaginé que les hommes avaient
appris de leur exemple ce qu'ils devaient craindre
et ce qu'ils devaient rechercher, et que
jamais ils ne se seraient assemblés, ni n'auraient
inventé l'usage de la parole, si quelques-uns d'entre eux
n'avaient été mangés auparavant par les bêtes.
D'autres ont soutenu que cette imagination
est extravagante, comme elle l'est en effet, et
ont assuré que les hommes ne se sont point assemblés
par le seul désir de s'opposer à la violence des bêtes,
mais par un sentiment qui les éloigne de la solitude
et leur fait rechercher la compagnie.
Leur différend n'est pas fort grand : ils semblent
s'accorder au fond, bien qu'ils n'apportent
pas la même raison des premières assemblées
des hommes. L'une et l'autre était possible;
mais ni l'une ni l'autre n'est vraie. Les hommes
ne sont pas nés de la terre, ni des dents d'un
dragon, comme les poètes l'ont feint. Le premier
homme a été formé par les mains de Dieu,
et la terre a été peuplée de ses descendants, de
la même sorte qu'elle l'a été par les enfants de
Noé depuis le déluge. Les hommes n'ont jamais
été sur la terre sans avoir l'usage de la parole,
comme chacun le reconnaîtra aisément pour
peu qu'il ait de lumière. Supposons néanmoins
qu'il y ait quelque vérité dans ces fables, que
d'impertinents vieillards ont inventées durant un
trop grand loisir, et détruisons-les par les
mêmes moyens par où ils s'efforcent de les établir.
Si les hommes se sont assemblés pour se
pouvoir secourir mutuellement, il ne leur faut
point refuser le secours qu'on leur peut rendre.
Ceux qui refusent l'assistance qu'ils peuvent
rendre, se privent de celle qu'ils pourraient
recevoir; et il faut même qu'en refusant d'assister
les autres, ils se persuadent n'avoir besoin
de personne. Quiconque se retranche ainsi de la
société humaine ne peut plus vivre d'une autre
manière que les bêtes. Ceux qui ne se veulent
pas abaisser à ce genre de vie, sont obligés
d'entretenir la société, de rendre aux autres
tous les secours qu'ils peuvent, et d'en attendre
de semblables quand ils en auront besoin.
Que si les hommes ne se sont assemblés que
par un mouvement d'humanité et de tendresse,
ils doivent se connaître et s'unir par ce mouvement;
et certes si ceux qui étaient encore si
grossiers et si ignorants qu'ils n'avaient aucun
usage de la parole, ont témoigné par leurs gestes
l'inclination qu'ils avaient d'établir entre eux
une communauté, ceux qui mènent une vie
fort polie, et qui sont si fort accoutumés à la
fréquentation des autres qu'ils ne pourraient
souffrir la solitude, ne doivent-ils pas être encore
plutôt dans ce sentiment ?
| [6,10] CAPUT X.
Dixi, quid debeatur Deo: dicam nunc, quid homini tribuendum sit;
quanquam id ipsum quod homini tribueris, Deo tribuitur, quia homo Dei
simulacrum est. Sed tamen primum officium iustitiae est, coniungi cum Deo;
secundum, cum homine. Sed illud primum, Religio dicitur; hoc secundum,
misericordia uel humanitas nominatur. Quae uirtus propria est iustorum et cultorum
Dei; quod ea sola uitae communis continet rationem. Deus enim, qui caeteris
animalibus sapientiam non dedit, naturalibus ea munimentis ab incursu et periculo
tutiora generauit. Hominem uero quia nudum fragilemque formauit, ut eum
sapientia potius instrueret, dedit ei praeter caetera hunc pietatis affectum ut homo
hominem tueatur, diligat, foueat, contraque omnia pericula et accipiat, et
praestet auxilium. Summum igitur inter se hominum uinculum est humanitas: quod
qui disrupit, nefarius et parricida existimandus est. Nam si ab uno homine, quem
Deus finxit, omnes orimur, certe consanguinei sumus; et ideo maximum scelus
putandum est, odisse hominem, uel nocentem. Propterea Deus praecepit inimicitias
per nos nunquam faciendas, semper esse tollendas; scilicet ut eos, qui sint nobis
inimici, necessitudinis admonitos mitigemus. Item si ab uno Deo inspirati
omnes et animati sumus, quid aliud quam fratres sumus? Et quidem coniunctiores,
quod animis, quam quod corporibus. Itaque non errat Lucretius, cum dicit:
Denique, coelesti sumus omnes semine oriundi:
"Omnibus ille idem pater est". Ergo pro belluis immanibus sunt habendi, qui homini
nocent, qui contra ius humanitatis et fas omne spoliant, cruciant, occidunt, exterminant.
Ob hanc necessitudinem germanitatis docet nos Deus, malum nunquam facere,
semper bonum. Id autem ipsum bene facere quid sit, idem ipse praescribit: praestare
auxilium depressis et laborantibus; impertiri uictum non habentibus. Deus
enim, quoniam pius est, animal nos uoluit esse sociale. Itaque in aliis
hominibus nos ipsos cogitare debemus. Non meremur in periculo liberari si non
succurrimus: non meremur auxilium, si negamus. Ad hanc partem Philosophorum
nulla praecepta sunt; quippe qui falsae uirtutis specie capti, misericordiam de
homine sustulerunt, et dum uolunt sanare, uitiauerunt. Et cum iidem plerumque
fateantur, societatis humanae communionem esse retinendam, ab ea plane seipsos
inhumanae suae uirtutis rigore dissociant. Conuincendus ergo etiam hic error illorum
est, qui nihil cuiquam impertiendum putant. Urbis condendae originem atque
causam non unam intulerunt: sed alii eos homines, qui sint ex terra primitus nati,
cum per siluas et campos erraticam degerent uitam, nec ullo inter se
sermonis aut iuris uinculo cohaererent, sed frondes et herbam pro cubilibus,
speluncas et antra pro domibus haberent, bestiis et fortioribus animalibus praedae
fuisse commemorant. Tum eos, qui aut laniati effugerant, aut laniari proximos
uiderant, admonitos periculi sui ad alios homines decurrisse, praesidium implorasse,
et primo nutibus uoluntatem suam significasse; deinde sermonis initia tentasse, ac
singulis quibusque rebus nomina imprimendo, paulatim loquendi perfecisse
rationem. Cum autem nec multitudinem ipsam uiderent contra bestias esse tutam,
oppida etiam coepisse munire; uel ut quietem noctis tutam sibi facerent, uel ut
incursiones atque impetus bestiarum non pugnando, sed obiectis aggeribus arcerent.
O ingenia hominibus indigna quae has ineptias protulerunt! miseros, atque
miserabiles, qui stultitiam suam litteris memoriaeque mandauerunt! Qui cum
uiderent mutis quoque animalibus ingenitam esse rationem, uel conueniendi, uel
inuicem appetendi, uel periculi fugiendi, uel mali cauendi, uel cubilia sibi et latibula
parandi; homines autem ipsos existimauerint non nisi exemplis admoneri ac discere
potuisse, quid metuere, quid cauere, quid facere deberent; aut nunquam conuenturos
inter se fuisse, nec loquendi rationem reperturos, nisi eos bestiae comedissent. Haec
aliis delira uisa sunt (ut fuerunt) dixeruntque, non ferarum laniatus causam fuisse
coeundi, sed ipsam potius humanitatem: itaque inter se congregatos, quod natura
hominum solitudinis fugiens, et communionis ac societatis appetens esset.
Non magna inter eos disceptatio est. Siquidem causae dispares sunt, res eadem est.
Potuit igitur utrumque, quia non repugnat: sed tamen utrumque nullo
modo uerum est; quia non per omnem terram nati sunt homines e terra, tanquam ex
draconis alicuius dentibus proseminati (ut poetae ferunt) sed unus homo à Deo fictus
est, ab eoque uno omnis terra humano genere completa est, eadem scilicet ratione,
qua rursus post diluuium: quod certe negare non possunt. Nulla igitur in principio
facta est eiusmodi congregatio; nec unquam fuisse homines in terra, qui praeter
infantiam non loquerentur, intelliget cui ratio non deest. Fingamus tamen illa uera
esse, quae otiosi et inepti senes fabulantur, ut eos suis potissimum sensibus et suis
rationibus refellamus.
Si hac de causa sunt homines congregati, ut mutuis auxiliis imbecillitatem
suam tuerentur; succurrendum est igitur homini, qui egeat auxilio. Cum enim
praesidii causa homines societatem cum hominibus inierint et sanxerint, foedus illud
inter homines a principio ortus sui ictum aut uiolare, aut non conseruare, summum
nefas putandum est. Nam qui se a praestando auxilio remouet, etiam ab accipiendo
se remoueat necesse est; quia nullius opera indigere se putat, qui alteri suam denegat.
Huic uero, qui se ipse dissociat ac secernit a corpore, non ritu hominis, sed ferarum
more uiuendum est. Quod si fieri non potest, retinendum est igitur omni modo
uinculum societatis humanae, quia homo sine homine nullo modo potest uiuere.
Retentio autem societatis est communitas, id est auxilium praestare, ut possimus
accipere. Sin uero (ut illi alii disputant) humanitatis ipsius causa facta est
hominum congregatio, homo certe hominem debet agnoscere. Quod si
fecerunt illi rudes et adhuc feri homines, et fecerunt nondum constituta loquendi
ratione, quid putemus hominibus expolitis, et sermonis rerumque omnium
commercio inter se copulatis esse faciendum, qui assueti hominibus solitudinem
ferre non possunt?
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