Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

LACTANCE, Des Institutions divines, livre VI

Chapitre 17

  Chapitre 17

[6,17] XVII. Le désir de réfuter les oeuvres des philosophes m'a poussé plus loin que je n'avais dessein d'aller. Je montrerai que les mouvements qu'ils ont pris pour des vices, bien loin d'être des vices, sont au contraire de grandes vertus. Je ferai entrer dans ma preuve un exemple que je tiens pour très important. Ils soutiennent que la crainte est un vice, que c'est une faiblesse d'esprit, qu'elle est directement opposée au courage, et que jamais elle ne se rencontre avec lui. Quelqu'un pourrait-il jamais croire que ce soit une action de courage que de craindre? Il n'y a point d'apparence. On ne saurait s'imaginer que quoi que ce soit puisse être le même que son contraire. Cependant, sans user des subtilités dont Socrate use dans Platon pour obliger ceux contre lesquels il dispute à confesser ce qu'ils avaient nié, je ferai voir simplement, et sans artifice : que la plus grande de toutes les craintes est la plus grande de toutes les actions de courage. Personne ne doute que la crainte de la douleur, de la pauvreté, du bannissement, de la prison et de la mort, ne soit un effet de faiblesse et de lâcheté. Quiconque n'appréhende aucune de ces choses, passe pour hardi et pour être intrépide. Quiconque craint Dieu, ne craint rien de tout cela. Je n'ai pas besoin de chercher des preuves pour établir cette vérité. On a vu, et on voit tous les jours, les nouveaux genres de supplice que souffrent ceux qui le servent. Je ne saurais retracer sans horreur, la triste image des manières différentes dont on les a fait mourir, et la rage que les bêtes ont exercée sur leurs corps jusque après leur mort. Ils ont cependant supporté ces tourments avec une patience invincible et sans jeter un soupir. La victoire que leur courage a remportée sur la cruauté a surpris tous les peuples, et les bourreaux mêmes. Ce courage ne procédait que de la crainte de Dieu. Ainsi il ne faut point arracher la crainte de l'âme, comme les stoïciens le disent; ni la modérer, comme disent les péripatéticiens; mais il la faut tourner vers son véritable objet. Quand elle regardera Dieu, elle ne regardera plus aucune créature, et elle sera unique et légitime. On met le désir au nombre des vices; mais il n'est vice que quand il s'attache à la terre, au lieu qu'il est vertu quand il s'élève dans le ciel; car quiconque souhaitera, de tout son coeur, de posséder la justice, la vie éternelle et les riches biens que Dieu nous procure, n'aura que du mépris pour les richesses, pour les honneurs, pour la puissance, et même pour les royaumes et pour les empires. Les stoïciens diront peut-être que, pour posséder ces biens-là, il ne faut que le vouloir. Au contraire, c'est peu de le vouloir. Il y a plusieurs personnes qui le veulent ; mais dès qu'elles sont pressées par la douleur, elles cessent de le vouloir, et continuent de désirer. Quand le désir des biens du ciel nous fait mépriser les biens de la terre, il mérite d'être mis au nombre des vertus. Ainsi, au lieu d'arracher les passions, il en faut faire un bon usage, et les tourner vers l'objet qui leur est propre. Les passions ressemblent aux chevaux d'un chariot: l'adresse est de les bien conduire. Pour précipitée que soit leur course, elle ne laissera pas d'être heureuse si elle se fait dans le bon chemin. Pour peu qu'elle s'en écarte, elle sera malheureuse quand elle serait lente, et elle se terminera ou à des précipices, ou à un autre lieu qu'à celui où elle tend. La crainte et le désir seront des vices s'ils s'attachent à la terre, au lieu que ce seront des vertus s'ils s'élèvent vers le ciel. Les philosophes dont je parle prennent la parcimonie pour une vertu. Il est certain néanmoins qu'elle n'en est pas une, si elle n'est rien autre chose que le désir d'avoir, parce qu'elle s'occupe à accroître ou à conserver les biens de la terre. Pour nous, nous ne rapportons point ce souverain bien à la commodité du corps, mais au salut de l'âme, étant persuadés, comme nous le sommes, qu'au lieu d'épargner son bien, il le faut employer généreusement aux oeuvres de justice et de charité. Nous n'avons garde d'avancer que la frugalité soit une vertu, elle n'en a que le nom et l'apparence. La frugalité, qui ne s'abstient des plaisirs que par le désir d'amasser du bien, est un vice; car on n'est pas moins obligé à mépriser le bien qu'à s'abstenir des plaisirs. L'épargne et le ménage que l'on fait du bien procède d'une bassesse d'esprit, ou qui appréhende de manquer de ce qui lui est nécessaire, ou qui désespère de réparer la dissipation de ce qu'il aurait donné généreusement, ou qui n'a pas assez d'élévation et de force pour mépriser les richesses. Cependant ces philosophes donnent le nom de prodigues à ceux qui n'épargnent pas leurs biens. Ils mettent cette différence entre les libéraux et les prodigues : que les premiers donnent à certaines rencontres, et avec une certaine mesure, à ceux qui les ont obligés ; au lieu que les derniers donnent hors de saison, et plus que leur commodité ne le peut permettre, à ceux auxquels ils n'ont aucune obligation. Dirons-nous que c'est être prodigue que d'employer son bien, par charité, à nourrir les pauvres? Il y a grande différence entre ceux qui donnent leur bien par débauche à des femmes perdues, et ceux qui le donnent aux pauvres par charité; entre ceux qui l'abandonnent à des joueurs et à des infâmes, et ceux qui le consacrent au service de Dieu; entre ceux qui l'emploient à des festins et ceux qui le déposent dans le trésor de la justice. C'est un vice d'en faire un mauvais usage et une vertu d'en faire un bon usage. C'est une vertu de ne point épargner son bien que l'on peut réparer, quand il s'agit de conserver à un homme la vie que l'on ne pourrait lui rendre si elle était une fois perdue; et c'est un vice de l'épargner en cette occasion. Je ne pourrais m'empêcher d'accuser de folie ceux qui ôtent à l'homme tous ces sentiments de douceur et de tendresse, et qui, sous prétexte de le rendre tranquille, le rendent insensible. Non seulement il n'est pas possible de l'établir dans le profond repos qu'ils prétendent, parce que de soi-même il est toujours dans l'agitation et dans le mouvement; mais quand cela serait possible, cela ne serait pas raisonnable, parce que, comme l'eau qui croupit n'est pas saine, ainsi un esprit qui est immobile n'est utile à rien, et ne pourrait produire la moindre pensée. Enfin, priver l'âme du mouvement, c'est la priver de la vie, qui est un mouvement au lieu que la mort est un repos. Il faut avouer que ces philosophes connaissent quelques vertus; mais ils n'en savent pas l'usage. La constance est une vertu, mais elle ne consiste pas à repousser les injures qui nous sont faites; car au lieu de les repousser il les faut souffrir, et je rapporterai incontinent les raisons qui nous y obligent. La constance consiste à n'être point ébranlée par les menaces ni par les supplices de ceux qui nous veulent obliger à violer les commandements de Dieu. Le mépris de la mort est une vertu, non quand on la recherche et qu'on se la procure, comme ont fait plusieurs philosophes, car alors c'est un crime, mais quand on la souffre généreusement plutôt que d'abandonner Dieu, et de renoncer à la foi, quand on conserve la liberté et la religion au milieu de toutes les menaces du siècle, et que l'on méprise la violence et la rage des tyrans. Ainsi, par une grandeur extraordinaire de courage, nous foulons aux pieds la douleur et la mort que le reste des hommes appréhendent sur toutes choses. C'est en ce point que consiste la vertu et la constance: d'être tellement attachés à Dieu que rien de ce que le monde a de plus terrible ne nous en puisse séparer. Cicéron a donc eu raison de dire : «Celui qui craint la mort, la douleur, l'exil, la pauvreté, ne peut être homme de bien. » Sénèque n'en a pas eu moins d'écrire, dans ses livres de philosophie morale, les paroles qui suivent : «Voilà le véritable honnête homme qui ne se fait point remarquer par l'éminence de sa dignité, par l'éclat de la pourpre, par la foule des officiers, mais qui n'en vaut de rien moins pour être privé de toutes ces choses. Quand il voit la mort présente, il ne s'étonne point comme s'il voyait quelque chose de nouveau. S'il est obligé de subir les plus cruels supplices, d'avaler des charbons de feu, d'être cloué à un poteau, il se mettra moins en peine de la douleur qu'ils lui causeront, que de la manière dont il les souffre. » Quiconque sert Dieu souffre ces tourments sans les craindre, et partant il est juste. La conséquence que l'on peut tirer de ce discours, est que ceux qui sont éloignés du culte de Dieu ne peuvent avoir aucune vertu, ni même connaître les justes bornes où elle est renfermée. [6,17] CAPUT XVII. Sed euectus sum coarguendi studio longius; cum sit mihi propositum, ea, quae uitia philosophi putauerunt, ostendere non tantum uitia non esse, uerum etiam magnas esse uirtutes. Ex aliis docendi gratia sumam, quae pertinere ad rem maxime puto. Metum, seu timorem in maximo uitio ponunt, summamque imbecillitatem esse animi putant; cui sit contraria fortitudo, quae si sit in homine, locum timori esse nullum. Creditne ergo aliquis, fieri posse, ut idem metus summa sit fortitudo? Minime. Neque enim uidetur capere natura, ut aliquid in contrarium recidat. Atqui ego non arguta aliqua conclusione, ut apud Platonem Socrates facit, qui eos, quos contra disputat, cogit ea, quae negauerant, confiteri; sed simpliciter ostendam summum metum summam esse uirtutem. Nemo dubitat, quin timidi et imbecilli sit animi, aut dolorem metuere, aut egestatem, aut exilium, aut carcerem, aut mortem: quae omnia quisquis non exhorruerit, fortissimus iudicatur. Qui autem Deum metuit, illa uniuersa non metuit. Ad quod probandum argumentis opus non est; spectatae sunt enim semper, spectanturque adhuc per orbem poenae cultorum Dei, in quibus excruciandis noua et inusitata tormenta excogitata sunt. Nam de mortis generibus horret animus recordari; cum immanium bestiarum, ultra ipsam mortem, carnificina saeuierit. Has tamen execrabiles corporum lacerationes felix atque inuicta patientia sine ullo gemitu pertulit. Haec uirtus omnibus populis, atque prouinciis, et ipsis tortoribus miraculum maximum praebuit; cum patientia crudelitas uinceretur. Atqui hanc uirtutem nihil aliud, quam metus Dei fecit. Itaque (ut dicebam) non euellendus, ut Stoici, neque temperandus timor, ut Peripatetici uolunt; sed in ueram uiam dirigendus est, auferendique sunt metus; sed ita, ut hic solus relinquatur, qui quoniam legitimus ac uerus est, solus efficit, ut possint caetera omnia non timeri. Cupiditas quoque inter uitia numeratur: sed si haec quae terrena sunt, concupiscat, uitium est; uirtus autem, si coelestia. Qui enim iustitiam, qui Deum, qui uitam perpetuam, qui lucem sempiternam, eaque omnia, quae Deus homini pollicetur, consequi cupit, opes istas, et honores, et potentatus, et regna ipsa contemnet. Dicet fortasse Stoicus, uoluntate opus esse ad haec consequenda, non cupiditate: imo uero parum est uelle. Multi enim uolunt: sed cum dolor uisceribus accesserit, uoluntas cedit, cupiditas perseuerat; quae si efficit, ut contemptui sint omnia, quae a caeteris appetuntur, summa uirtus est, siquidem continentiae mater est. Ideoque illud potius efficere debemus, ut affectus, quibus praue uti uitium est, dirigamus in rectum. Nam istae concitationes animorum iuncto currui similes sunt; in quo recte moderando summum rectoris officium est, ut uiam nouerit: quam si tenebit, quamlibet concitate ierit, non offendet. Si autem aberrauerit, licet placide ac leniter eat, aut per confragosa uexabitur, aut per praecipitia labetur, aut certe, quo non est opus, deferetur. Sic currus ille uitae, qui affectibus, uelut equis pernicibus ducitur, si uiam rectam teneat, fungetur officio. Metus igitur, et cupiditas, si proiiciantur in terram, uitia fient; uirtutes autem, si ad diuina referantur. Parcimoniam contra uirtutis loco habent: quae si studium est habendi, non potest esse uirtus; quia in augendis, uel tuendis terrestribus bonis tota uersatur. Nos autem summum bonum non referimus ad corpus; sed omne officium solius animae conseruatione metimur. Quod si (ut supra docui) patrimonio minime parcendum est, ut humanitatem, iustitiamque teneamus; non est uirtus frugi esse: quod nomen uirtutis specie fallit ac decipit. Est enim frugalitas, abstinentia quidem uoluptatum: sed eo uitium, quia ex habendi amore descendit; cum sit et uoluptatibus abstinendum, et pecuniae minime temperandum. Nam parce, id est, mediocriter uti pecunia, quasi quaedam pusillitas animi est, aut praetimentis, ne sibi desit; aut desperantis, posse se illam reparare; aut contemptum terrestrium non capientis. Sed illi rursus eum, qui rei familiari suae non parcat, prodigum uocant. Nam ita liberalem distinguunt a prodigo, quod is liberalis sit, qui et bene meritis, et cum oportet, et quantum satis est, largiatur; prodigus uero, qui et non meritis, et cum opus non est, et sine respectu rei familiaris effundat. Quid ergo? Prodigumne dicemus eum, qui misericordiae causa tribuat egentibus uictum? Atqui multum refert utrumne scortis propter libidinem largiare, an miseris propter humanitatem: utrum pecuniam tuam perductores, aleatores, lenonesque diripiant; an illam pietati ac Deo praestes: utrumne illam uentri ac gulae ingeras, an in thesauro iustitiae reponas. Ut ergo uitium est, effundere in malam partem: sic in bonam, uirtus. Si uirtus est, non parcere opibus, quae possunt reparari, ut hominis uitam sustentes, quae reparari non potest; uitium igitur parcimonia est. Quare nihil aliud dixerim, quam insanos, qui hominem, mite ac sociale animal, orbant suo nomine; qui euulsis affectibus, quibus omnis constat humanitas, ad immobilem stuporem mentis perducere uolunt; dum student animum perturbationibus liberare, et (ut ipsi dicunt) quietum tranquillumque reddere. Quod fieri non tantum non potest, quia uis et ratio eius in motu est; sed ne oportet quidem. Quia sicut aqua semper iacens et quieta insalubris et magis turbida est: sic animus immotus ac torpens inutilis est etiam sibi; nec uitam ipsam tueri poterit, quia nec faciet quidquam, nec cogitabit: cum cogitatio ipsa nihil aliud sit, quam mentis agitatio. Denique qui hanc immobilitatem animi asserunt, priuare animum uita uolunt: quia uita actuosa est, mors quieta. Quaedam etiam recte pro uirtutibus habent: sed earum modum non tenent. Virtus est constantia: non ut inferentibus iniuriam resistamus, his enim cedendum est; quod cur fieri debeat, mox docebo: sed ut iubentibus facere nos contra Dei legem contraque iustitiam, nullis minis, aut suppliciis terreamur, quominus Dei iussionem hominis iussioni praeferamus. Item uirtus est, mortem contemnere: non ut appetamus, eamque ultro nobis inferamus, sicut philosophorum plurimi et maximi saepe fecerunt; quod est sceleratum ac nefarium: sed ut coacti Deum relinquere, ac fidem prodere, mortem suscipere malimus, libertatemque defendamus aduersus impotentium stultam uecordemque uiolentiam, et omnes saeculi minas atque terrores fortitudine animi prouocemus. Sic ea, quae alii timent, excelsa et insuperabili mente dolorem mortemque calcamus. Haec est uirtus, haec uera constantia, in hoc tuenda et conseruanda solo, ut nullus nos terror, nulla uis a Deo possit auertere. Vera igitur Ciceronis illa sententia est: «Nemo, inquit, iustus potest esse, qui mortem, qui dolorem, qui exilium, qui egestatem timetItem Senecae in libris moralis Philosophiae dicentis: «Hic est ille homo honestus, non apice, purpuraue, non lictorum insignis ministerio, sed nulla re minor, qui cum mortem in uicinia uidet, non sic perturbatur, tanquam rem nouam uiderit; qui, siue toto corpore tormenta patienda sunt, siue flamma ore rapienda est, siue extendendae per patibulum manus, non quaerit quid patiatur, sed quam beneQui autem Deum colit, haec patitur, nec timet. Ergo iustus est. His rebus efficitur, ut neque uirtutes, neque uirtutum exactissimos limites nosse aut tenere possit omnino, quisquis est a Religione Dei singularis alienus.


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Dernière mise à jour : 7/06/2006