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(De J.-C. 222-235)
I. Après le meurtre de Varius Héliogabale (jaime mieux lappeler ainsi quAntonin ; car ce fléau de la république navait rien des Antonins, et dailleurs un sénatus-consulte fit enlever ce nom des annales de lempire) ; après le meurtre dHéliogabale, pour réparer les maux du genre humain, Aurelius Alexandre, natif de la ville dArka, fils de Varius, neveu de Varia et cousin de ce même Héliogabale, reçut la pourpre impériale. Déjà, à la mort de Macrin, le sénat lui avait conféré le titre de César. Il reçut alors le nom dAuguste. Il lui fut accordé, en outre, par décret du sénat, de prendre le titre de Père de la patrie, avec les attributions proconsulaires, la puissance tribunitienne, et le droit de présenter cinq fois une même proposition. Et pour quon ne regarde pas comme précipitée une telle accumulation dhonneurs, je vais exposer les causes qui engagèrent le sénat à les lui décerner, et lui à les accepter : car il ne convenait pas à la dignité du sénat de les déférer tous en une seule fois, ni a un bon prince de ravir dun seul coup tant de dignités. Or, les soldats avaient coutume de se créer tumultuairement des empereurs, de les changer avec la même facilité, apportant souvent pour excuse quils avaient agi ainsi parce quils ignoraient que le sénat eût proclamé un prince. Cest ainsi quils avaient fait empereurs Pescennius Niger, Clodius Albinus, Avidius Cassius, et précédemment Lucius Vindex et Lucius Antoine, et Sévère lui-même, tandis que le sénat avait investi Julianus du titre de prince. De là des guerres, où le soldat, combattant contre un ennemi bien supérieur en forces, périssait nécessairement par un parricide.
II. On se hâta daccumuler sur Alexandre toutes les dignités à la fois, comme sur un empereur élu depuis longtemps. Ajoutons à cela quaprès ce monstre qui non seulement ternit la gloire du nom des Antonins, mais encore déshonora lempire romain, le sénat et le peuple étaient portés dune inclination toute particulière pour Alexandre. Cest donc à lenvi que lui furent décernés tous ces titres et prérogatives. Le premier il reçut en même temps et les insignes de la puissance, et tous les genres dhonneurs que lui conciliait le nom de César, quil avait mérité quelques années auparavant, et que lui conciliaient plus encore sa vie et ses moeurs, qui lavaient mis en grande faveur, et les efforts dHéliogabale pour le faire périr, efforts que rendirent impuissants le refus des soldats et la résistance du sénat. Mais ce qui le rendit bien autrement recommandable, cest de sêtre montré digne de la protection du sénat, des voeux de larmée, et de lassentiment de tous les gens de bien.
III. Alexandre donc, qui eut pour mère Mammée (cest ainsi quon la trouve nommée dans plusieurs historiens), élevé dès sa plus tendre enfance dans létude des arts civils et militaires, ne passa pas un seul jour volontairement sans sexercer à la pratique des belles-lettres et à la science des armes. Il eut pour maîtres de littérature Valerius Cordus, Titus Veturius, et Aurelius Philippus, affranchi de son père, qui depuis écrivit lhistoire de sa vie ; pour maître de grammaire dans sa patrie, le Grec Nébon ; pour rhéteur, Sérapion ; pour maître de philosophie, Stilion : à Rome il eut pour grammairien le célèbre docteur Scaurinus, fils de Scaurinus ; pour rhéteurs Jules Frontin, Bébius Macrin, et Julius Granianus, dont les discours sont encore déclamés de nos jours. Mais il ne profita pas beaucoup dans les lettres latines, comme on peut sen convaincre daprès ses allocutions au sénat, et ses harangues, aux soldats ou au peuple : et en effet, il naima guère la faconde latine ; mais il affectionna les gens de lettres, et craignait surtout quils nécrivissent sur lui quelque chose de mordant. Enfin il daignait les admettre auprès de lui, et voulait quils sussent tout ce quil faisait, soit en public, soit en particulier, les en instruisant lui-même sils nen avaient pas été témoins, et demandait ensuite à voir leurs écrits, afin quils ne reçussent la publicité quaprès quil eut vérifié lexactitude des faits.
IV. II défendit quon Iappelât seigneur. Il ordonna quon lui écrivît comme à un simple particulier, ne se réservant que le titre dempereur. II ne voulut de pierres précieuses ni sur ses chaussures, ni sur ses vêtements, comme lavait fait Héliogabale ; il porta habituellement des vêtements blancs, sans broderies dor, comme ceux sous lesquels on le représente ; manteau et toge comme le reste des citoyens. Il vécut avec ses amis dans une telle familiarité, que souvent il sasseyait sur un même siège avec eux, quil allait partager leurs repas, et quil en avait toujours quelques-uns autour de lui qui navaient pas besoin dinvitation pour y être admis. On le saluait sans plus de cérémonial que sil eût été simple sénateur : son palais était ouvert à tous ; point dhuissiers introducteurs, seulement quelques serviteurs à la porte : tandis quauparavant il nétait pas permis de saluer le prince, pas même de le voir. Il était dune beauté remarquable, comme on en peut juger encore aujourdhui par ses portraits et ses statues. Il avait la taille militaire, la vigueur dun soldat, et la santé dun homme qui connaît sa force et qui sait lentretenir. Il était affable envers tout le monde : quelques-uns lappelaient le pieux Alexandre ; mais tous reconnaissaient en lui un homme divin, le sauveur de la république. Dans le même temps quHéliogabale lui tendait des pièges, voici la réponse quil obtint du sort dans le temple de Préneste :
Si tu peux du destin un jour vaincre le courroux,
Tu seras Marcellus.
V. Le nom dAlexandre lui fut donné, parce quil naquit dans un temple consacré à Alexandre le Grand, auprès de la ville dArka, où par hasard, le jour de la fête dAlexandre, son père et sa mère sétaient rendus pour en célébrer la solennité. Il sensuit que le jour où Alexandre Mammée entra dans la vie est justement le même où Alexandre le Grand en sortit. Le nom dAntonin lui avait été déféré par le sénat ; il le refusa, quoiquil fût plus proche parent de Caracallus que cet autre Antonin supposé. Car, comme le dit Marius Maximus dans sa Vie de Sévère, ce prince, nétant encore que simple particulier, et dassez basse naissance, épousa une femme noble dOrient, dont loracle lui avait annoncé que la fille serait un jour femme dempereur. Tel est le titre dAlexandre à la parenté des Antonins, et ainsi Varius Héliogabale était réellement son cousin par sa mère. Il refusa aussi le nom de Grand, quun décret du Sénat lui avait offert comme à un autre Alexandre.
VI. Il nest pas hors de propos dinsérer ici le discours par lequel il refusa les noms dAntonin et de Grand, à lui déférés par le sénat ; mais auparavant je rapporterai les acclamations du sénat, et les termes du décret quil rendit à cette occasion.
Extrait des actes publics de la ville de Rome, le jour davant les nones de mars. Le sénat étant réuni en assemblée nombreuse à la cour, cest-à-dire dans la chapelle de la Concorde, après linauguration du temple, Aurelius Alexandre César Auguste fut prié de venir prendre part aux délibérations. Le prince sen excusa dabord, sachant bien quil sagissait dhonneurs quon devait lui décerner ; mais quand plus tard il sy rendit, on sécria « Auguste innocent, que les dieux te conservent ! Alexandre empereur, que les dieux le conservent ! Les dieux tont donné à nous, que les dieux te conservent ! Les dieux tont arraché des mains de limpur, que les dieux te conservent à jamais ! Toi aussi tu as souffert du tyran impudique ; toi aussi tu as eu la douleur de voir vivre un tyran impur et immonde. Les dieux lont exterminé ; que les dieux te conservent ! Linfâme empereur a subi le châtiment quil méritait. Félicité pour nous sons ton empire, félicité pour la république ! Linfâme a été traîné au croc ; que son exemple soit la terreur des méchants. Lempereur dissolu a subi une juste punition. Celui qui avilissait les honneurs a été justement puni. Que les dieux immortels accordent une longue vie à Alexandre ! Cest ici quapparaissent les jugements des dieux. »
VII. Après des actions de grâces rendues par Alexandre, on reprit ainsi les acclamations : « Antonin Alexandre, que les dieux te conservent ! Antonin Aurelius, que les dieux te conservent ! Antonin Pieux, que les dieux te conservent ! Reçois, nous ten conjurons, le nom dAntonin. En faveur des bons empereurs, laisse-toi appeler Antonin. Purifie le nom des Antonins. Purifie ce nom que cet autre a avili. Réhabilite le nom des Antonins. Que le sang des Antonins se reconnaisse. Venge linjure faite à Marc. Venge linjure faite à Verus. Venge linjure faite à Bassianus. Il ny a eu pire que Commode, sinon le seul Héliogabale. Il ne fut ni empereur, ni Antonin, ni citoyen, ni sénateur, ni noble, ni Romain. En toi le salut, en toi la vie, le plaisir de vivre ! Vive lAlexandre des Antonins, afin que nous sentions le plaisir de vivre ; et quil soit appelé Antonin ; quun Antonin fasse la dédicace des temples destinés aux Antonins ! QuAntonin subjugue les Parthes et les Perses ! Objet sacré de notre vénération, quil reçoive un nom sacré ! Chaste, quil reçoive un nom sacré ! Que les dieux conservent le nom dAntonin, le nom des Antonins ! En toi nous avons tout, Antonin ; par toi nous possédons tout. »
VIII. Et après ces acclamations, Aurelius Alexandre César Auguste prit la parole : « Je vous rends grâces, pères conscrits, non pas aujourdhui pour la première fois, mais pour le nom de César, pour la vie que vous mavez sauvée, pour le titre dAuguste que vous mavez décerné ainsi que le souverain pontificat, la puissance tribunitienne, et lautorité proconsulaire ; honneurs que, par un exemple nouveau, vous avez tous accumulés sur ma tête en un même jour. » Pendant quil parlait encore, on sécria : « Tu as accepté tout cela, accepte aujourdhui le nom dAntonin. Accorde cette grâce au sénat, accorde-la aux Antonins. Antonin Auguste, que les dieux te conservent ! Que les dieux conservent en toi un Antonin ! Quil soit de nouveau frappé monnaie au nom dAntonin ! Quun Antonin consacre les temples des Antonins ! » Aurelius Alexandre reprit : « Pères conscrits, ne mimposez pas, je vous prie, le devoir si difficile de satisfaire à léclat dun si grand nom ; tout étranger quil mest, il serait pour moi une charge : car ces grands noms sont de pesants fardeaux. Qui donnerait à un muet le nom de Cicéron ? À un ignorant celui de Varron ? à un impie celui de Metellus ? Et, ce quaux dieux ne plaise ! qui pourrait supporter un homme qui ne soutiendrait pas la gloire dun nom quil porterait insolemment au milieu des plus grands honneurs ? » On réitéra les mêmes acclamations.
IX. Lempereur continua : « Votre clémence doit se rappeler ce qua été le nom des Antonins, nom révéré à légal de celui dun dieu. Sagit-il de piété, qui fut plus saint quAntonin le Pieux ? de science, qui plus prudent que Marc-Aurèle ? dinnocence, qui plus simple que Verus ? de courage, qui plus brave que Bassianus ? Je ne parlerai pas de Commode, qui fut dautant plus détestable quil voulut porter ce nom dAntonin en dépit de ses moeurs. Quant à Diadumène, il neut ni le temps ni lâge suffisants, et sil obtint ce nom, ce fut par ladresse de son père. » Ici encore les mêmes acclamations. Lempereur reprit : « Et quand, tout récemment, le plus immonde, je ne dis pas des animaux à deux pieds, mais des quadrupèdes, sétait arrogé le nom dAntonin, et surpassait en turpitude et en débauche les Néron, les Vitellius, les Commode, vous vous rappelez, pères conscrits, quels furent les gémissements de tous les citoyens, et que, dans toutes les réunions du peuple, dans toutes les conversations des honnêtes gens, une voix unanime sélevait pour déclarer que ce nom nétait pas le sien, et que ce fléau ne le portait que par une indigne profanation. » Il parlait encore, quand on sécria : « Les dieux nous gardent de malheurs ! Sous ton empire, nous ne craignons plus rien : toi à notre tête, nous sommes à labri. Tu as vaincu les vices, tu as vaincu les crimes, tu as vaincu les opprobres. Tu as relevé léclat du nom dAntonin. Nous en sommes certains, nos présomptions sont justes : dès ton enfance nous avons bien auguré de toi ; aujourdhui nous en augurons de même. » Lempereur répondit : « Si je refuse daccepter ce nom, pères conscrits, ce nest pas que je craigne de jamais le traîner dans la fange des vices, ou davoir à en rougir ; mais dabord je répugne à prendre le nom dune famille étrangère, et puis je me croirais accablé par les obligations quil mimposerait.
X. Tandis quil parlait ainsi, on sécria comme ci-dessus. Puis il reprit : « Car si jaccepte le nom dAntonin, pourquoi pas aussi celui de Trajan, celui de Titus, celui de Vespasien ? » Il parlait encore quon sécria : « Le nom dAntonin a la même valeur à nos yeux que celui dAuguste. » Alors lempereur : « Je vois, pères conscrits, ce qui vous porte à nous donner ce titre. Auguste, le premier de ce nom, est le premier auteur de cet empire, et nous tous tant que nous sommes, nous avons hérité de ce nom ou par adoption ou par droit héréditaire. Les Antonins, eux aussi, furent appelés Auguste. Antonin le Pieux transmit son nom par droit dadoption à Marcus et à Verus ; Commode le reçut par droit de naissance ; il fut supposé pour Diadumène, affecté par Bassianus, ridicule chez Aurelius. » À ces mots on sécria : « Alexandre Auguste, que les dieux te conservent ! Honneur à ta modestie, à ta prudence, à ton innocence, à ta chasteté ! Nous jugeons par là de ce que tu dois être un jour. Nous augurons bien de toi. Par toi, le sénat aura élu de bons princes ; par toi, le jugement du sénat aura été le meilleur possible. Alexandre Auguste, que les dieux te conservent ! QuAlexandre Auguste fasse la dédicace des temples des Antonins ! Notre César, notre Auguste, notre empereur, que les dieux te conservent ! À toi la victoire ! à toi la santé ! puissent se prolonger les années de ton règne ! »
Xl. Lempereur Alexandre reprit : « Je vois, pères conscrits, que jai obtenu ce que je désirais ; je le porte en compte parmi les faveurs que jai reçues de vous, et je vous en rends mille actions de grâces. Je ferai tous mes efforts pour que ce nom, que nous avons apporté à lempire, devienne un objet dambition pour les autres, et soit offert aux bons princes par les décrets de votre piété. » Alors on sécria : « Grand Alexandre, que les dieux te conservent ! Si tu as refusé le nom dAntonin, reçois du moins le surnom de Grand. Alexandre le Grand, que les dieux te conservent ! » Et comme cette acclamation se répétait souvent, Alexandre Auguste répondit : « Jaccepterais plus volontiers encore, pères conscrits, Ie nom des Antonins : ce serait du moins une espèce de déférence pour la parenté, ou pour la participation au nom impérial. Mais le surnom de Grand, comment Iaccepterais-je ? Quai-je fait de grand ? quand Alexandre ne le reçut quaprès bien des actions déclat, et Pompée quaprès de grands triomphes. Cessez donc vos instances, vénérables pères ; et vous qui faites de si grandes choses, regardez-moi comme lun dentre vous, plutôt que de mimposer le nom de Grand. »
XII. Là-dessus, on sécria : « Aurelius Alexandre Auguste, que les dieux te conservent ! » et le reste comme de coutume. Alors, ayant levé la séance du sénat, après bien dautres choses réglées dès ce même jour, il retourna comme en triomphe au palais. Il lui fut beaucoup plus glorieux davoir refusé des noms étrangers, que sil les avait acceptés ; et il sacquit la réputation de constance et de force dâme : car, tout jeune quil était, il sut résister seul au sénat tout entier. Mais, quoique les instances du sénat neussent pu le persuader de prendre les noms dAntonin et de Grand, cependant, à cause de lextrême inflexibilité de son âme et de sa fermeté étonnante et toute particulière contre linsolence des soldats, larmée elle-même lui donna le nom de Sévère, qui lui concilia beaucoup de respect de son vivant, et une grande gloire dans la postérité, puisque ce surnom quil reçut, il le dut à lénergie de son âme : en effet, on ne trouve que lui qui ait licencié des légions rebelles, comme on le verra en son lieu, et qui ait puni avec la dernière sévérité les soldats qui sétaient rendu coupables de quelque injustice, comme nous le développerons quand il sera temps.
XIII. Voici quels furent les présages de son avènement à lempire. Dabord il naquit le même jour où mourut, dit-on, Alexandre le Grand ; ensuite sa mère le mit au monde dans le temple dédié à ce prince ; en troisième lieu, il reçut le même nom ; en outre, une vieille femme vint apporter à sa mère un oeuf couleur de pourpre pondu par un pigeon le jour même où il naquit : doù les aruspices conclurent que cet enfant serait empereur, quil parviendrait jeune à lempire, mais ne le conserverait pas longtemps. En outre, pendant que sa mère accouchait dans le temple, un tableau représentant lempereur Trajan, et qui était suspendu dans sa maison au-dessus du lit conjugal, tomba sur le lit. Ajoutez à cela que la nourrice qui lui fut donnée sappelait Olympias, comme la mère dAlexandre le Grand, et que, par un autre effet du hasard, le paysan qui fut son père nourricier sappelait Philippe, comme le père dAlexandre. On rapporte que le jour de sa naissance, pendant toute la journée, on vit une étoile de première grandeur auprès de Césarée, et le soleil, dans le voisinage de la maison de son père, parut entouré dune auréole brillante. Quand les aruspices firent les sacrifices dinauguration le jour de sa naissance, ils déclarèrent quil arriverait au souverain pouvoir, parce que les victimes avaient été amenées dune villa qui avait appartenu à Sévère, et que les fermiers les avaient élevées en lhonneur de cet empereur. Un laurier poussa dans la maison auprès dun pêcher, et, dans lespace dun an, surpassa le pêcher en grandeur : on conjectura de la quil serait un jour vainqueur des Perses.
XIV. Sa mère, la veille du jour où elle le mit au monde, songea quelle accouchait dun petit serpent couleur de pourpre. Dans la même nuit, son père se vit, dans un songe, transporter au ciel sur les ailes dune Victoire romaine qui était dans le sénat. Lui-même, encore enfant, consultant loracle sur ses destinées futures, reçut les deux vers suivants pour réponse : par le premier,
« À toi est réservé lempire du ciel, et de la terre de la mer, »
on comprit quil serait mis au rang des dieux.
« Tu es appelé à commander à lempire qui commande ; »
On comprit par là quil deviendrait le chef de lempire romain ; car où trouver, si ce nest chez les Romains, un empire qui commande ? Cest la traduction latine de deux vers grecs. Alexandre lui-même, pressé par son père de laisser un peu la philosophie et la musique pour dautres arts, reçut ce présage flatteur, en consultant le Sort par les vers de Virgile :
Dautres avec plus dart (cédons-leur cette gloire)
Coloreront la toile, ou, dune habile main,
Feront vivre le marbre et respirer lairain,
De discours plus flatteurs charmeront les oreilles,
Décriront mieux du ciel les pompeuses merveilles :
Toi, Romain, souviens-loi de régir lunivers ;
Donne aux vaincus la paix, aux rebelles des fers ;
Fais chérir de tes lois la sagesse profonde.
Voilà les arts de Rome et des maîtres du monde.
On rapporte beaucoup dautres pronostics qui annonçaient en lui le prince du genre humain. Le feu de ses yeux était si ardent, quon ne pouvait le supporter pour peu quon le fixât. Il prédisait assez fréquemment ce qui devait arriver. Il avait une mémoire étonnante, quAcholius seul prétend avoir été secondée par des moyens artificiels. Comme il était encore fort jeune quand il parvint à lempire, il associa sa mère à toutes ses actions, tellement quon eût dit quelle régnait aussi : cétait une femme de moeurs pures, mais avare, et avide dor et dargent.
XV. Dès quil commença à tenir lui-même les rênes du gouvernement, il révoqua tous les juges, et écarta des offices et des charges publiques tous ces hommes que limpur Héliogabale avait tirés des classes les plus abjectes. Il purgea ensuite le sénat et lordre des chevaliers, puis les tribus elles-mêmes ; et soumit à un examen rigoureux ceux qui sappuyaient sur des prérogatives militaires. Il passa en revue son palais et toute sa suite, rejetant de sa cour tous les offices infâmes et obscènes, et ne souffrit personne dinutile parmi ses gens. Il fit ensuite serment de nadmettre aucune suppléance, pour ne pas augmenter les charges de lÉtat : disant quun empereur usait mal des ressources que lui confiait le sénat, quand il nourrissait du produit des provinces des hommes qui nétaient ni nécessaires ni utiles à la république. Il défendait quaucun concussionnaire, dans quelque ville que ce fût, restât investi de la judicature. Sil sen trouvait, les gouverneurs des provinces avaient ordre de les chasser. Il examina scrupuleusement les fournitures militaires, et punit de la peine capitale les tribuns qui par friponnerie avaient frustré les soldats de ce qui leur était dû. Il faisait examiner les causes et les procès par les officiers de la chancellerie, et par les jurisconsultes les plus savants et les plus dévoués, à la tête desquels était alors Ulpien ; puis se faisait rendre compte de toutes les affaires.
XVI. Il porta un nombre infini de lois très sages sur les droits respectifs du peuple et du fisc, mais jamais narrêta :aucune disposition sans se faire assister de vingt sénateurs jurisconsultes, et dau moins cinquante des plus doctes, des plus irréprochables, et en même temps des plus diserts, pour compléter le nombre voulu pour la rédaction dun sénatus-consulte. Or voici comme on procédait. Tous donnaient leur avis lun après lautre, et on écrivait ce que chacun avait dit ; mais, avant de parler, on avait tout le temps détudier laffaire et dy réfléchir, afin de ne pas aborder légèrement des choses importantes. Telle était encore son habitude : quand il avait à traiter des affaires de droit ou de commerce, il nappelait au conseil que les savants et les éloquents ; sagissait-il de lart militaire, il convoquait les vieux guerriers les plus en renom pour leurs faits darmes, ceux qui avaient le plus dexpérience des lieux, des combats et des camps, enfin tous les savants, et surtout ceux qui connaissaient lhistoire, recherchant ce quavaient fait, dans des circonstances pareilles à celles qui faisaient lobjet de la discussion, les anciens empereurs romains ou les chefs des nations étrangères.
XVII. Encolpius, qui fut son ami intime, racontait de lui que si jamais il rencontrait un juge prévaricateur, il avait le doigt toujours prêt pour lui arracher un oeil : tant était grande la haine quil professait pour ceux contre lesquels il avait des preuves de concussion. Septimius, lun des meilleurs historiens de sa vie, ajoute que la colère dAlexandre contre ces juges mal famés et qui pourtant navaient pas été condamnés, était telle, que si par hasard il les voyait, il sen trouvait bouleversé au point de vomir la bile, que tout son visage senflammait, et quil restait sans voix. Car un certain Septimius Arabinus, accusé de concussion par la rumeur publique et mis en liberté sous Héliogabale, étant venu parmi les sénateurs saluer le prince, il sécria : « Ô puissances célestes, Jupiter, dieux immortels ! quoi non seulement Arabinus vit encore, mais il ose se présenter au sénat : il attend peut-être quelque chose de moi ? Il faut quil me croie bien fou, bien insensé ! »
XVIII. On le saluait simplement par son nom, en ces termes : « Bonjour, Alexandre. » Sil arrivait à quelquun de baisser la tête, ou de dire quelque flatterie, il le chassait de sa présence comme adulateur, quand sa qualité le permettait, ou il laccueillait dun immense éclat de rire, si sa dignité le mettait au-dessus dun affront plus grave. Il invitait à sasseoir tous les sénateurs qui venaient le saluer, et nadmettait à cet honneur que les hommes honorables et dune réputation intacte ; et, à linstar des mystères dÉleusis, où lon prévient que personne ne doit entrer sil ne se reconnaît exempt de faute, il fit publier par un héraut que personne ne vînt saluer le prince sil se connaissait coupable de concussion, de peur que, sil était découvert, il ne fût mis à mort. Il défendit quon ladorât, usage quavait commencé à introduire Héliogabale, à limitation des Perses. Telle était sa manière de penser, « que les voleurs seuls se plaignent de la pauvreté, pour couvrir Ies crimes dont ils sont coupables. » Il ajoutait un proverbe grec connu sur les voleurs, et dont voici le sens : « Voler beaucoup, donner peu, voilà le moyen de se tirer daffaire. »
XIX. Il établit pour lui un préfet du prétoire avec lagrément du sénat ; il prit le préfet de la ville dans le sein même du sénat. Il fit un autre préfet du prétoire qui avait pris la fuite pour ne pas être nommé, disant : « Il faut donner les charges de la république non à ceux qui les briguent, mais a ceux qui les évitent. » Jamais il ne créa un sénateur, sans prendre lavis de tous les sénateurs présents, de sorte que cétait du consentement de tous quil était élu, et que les personnages les plus éminents donnaient leur témoignage. Si les témoins ou ceux qui émettaient leurs avis, le trompaient, ils étaient rejetés dans la dernière classe du peuple par un jugement qui les condamnait comme faussaires, sans quils pussent compter sur la moindre indulgence. Jamais il ne présenta un sujet qui neût réuni les suffrages des grands dignitaires du palais, disant « quil fallait être un grand homme pour faire un sénateur. » Jamais il nadmit les fils daffranchis dans lordre équestre, assurant que « cet ordre est une pépinière de sénateurs. »
XX. Il avait tant de douceur, que jamais personne nétait repoussé dauprès de lui ; il se montrait à tous si doux et si affable, quil allait voir chez eux, quand ils étaient malades, non seulement ses amis du premier et du second rang, mais même ceux dun rang inférieur ; il cherchait à savoir ce quils ressentaient : le lui disait-on, il lécoutait, et après lavoir entendu, il faisait ce quil pouvait, suivant la circonstance, pour adoucir le mal et y porter remède. Si quelque chose se trouvait mal fait, il le disait de manière à ce quon en convînt, mais sans hauteur ni aigreur. Il offrait des sièges à tout le monde, excepté à ceux qui passaient pour concussionnaires ; et demandait toujours des nouvelles des absents. Enfin, comme Mammée sa mère, et Memmia sa femme, fille du consulaire Sulpicius, et nièce de Catulus, lui reprochaient sa trop grande popularité, et lui répétaient souvent quil rabaissait et faisait méconnaître la puissance impériale : « Oui, dit-il ; mais pour la rendre plus sûre et plus stable. » Jamais il ne passa un jour sans le marquer par quelque acte de douceur, de civilité, de bonté ; mais sans ruiner le trésor public.
XXI. Il voulut que les condamnations fussent rares ; mais celles qui étaient prononcées, il les fit exécuter rigoureusement. Il affecta le produit des impôts à la construction des édifices des villes qui les fournissaient. Il plaça les deniers publics à quatre pour cent, de sorte quil donnait à la plupart des pauvres citoyens de quoi acheter des champs, et cela sans intérêts, nexigeant le payement quen productions de la terre. Il revêtit ses préfets du prétoire de la dignité sénatoriale, de sorte quils avaient le titre de clarissimes, et quils létaient en effet ; ce qui avant lui navait eu lieu que rarement, ou même jamais ; au point que, si un empereur voulait donner un successeur à un préfet du prétoire, il envoyait par un affranchi le laticlave à celui quil voulait nommer, comme le rapporte Marius Maximus dans la vie de plusieurs empereurs. Or, il voulut que ses préfets du prétoire fussent sénateurs, afin quil ne pût arriver quun sénateur fût jugé par un citoyen qui ne létait pas. Il connaissait tous les endroits où se trouvaient ses soldats ; il avait dans son cabinet des listes indiquant leur nombre, leurs années de service ; et toutes les fois quil était seul, il revoyait leurs états de situation, leur nombre, leurs grades, leurs campagnes, pour se tenir au courant de tout. Survenait-il quelque différend entre les soldats, il lui arrivait souvent de les appeler par leur nom. Il prenait note aussi de ceux qui devaient monter en grade ; il lisait attentivement tous les rapports, et marquait les jours où tels et tels avaient été promus, qui ils étaient, et qui avait sollicité pour eux. Il eut tant à coeur de ramener labondance des vivres, quil remplit de ses propres deniers les greniers du peuple romain, épuisés par Héliogabale.
XXII. Pour que les négociants concourussent volontairement à approvisionner Rome, il leur accorda la plus grande immunité. II rétablit dans leur entier les distributions dhuile que Sévère faisait au peuple, et quHéliogabale avait réduites à bien peu de chose, en confiant la charge de préfet des vivres aux hommes les plus corrompus. Il restitua à tous le droit de rendre des comptes, que ce prince impur avait aboli. Il établit à Rome beaucoup de travaux mécaniques. Il garantit aux juifs leurs privilèges ; il toléra les chrétiens. Il eut une si grande déférence pour les pontifes, les quindécemvirs et les augures, quil les autorisa à revoir après lui certaines causes relatives au culte, et à prononcer un jugement contraire au sien. Dans ses voyages, il faisait toujours monter en voiture avec lui, et comblait de présents, les gouverneurs de provinces quil savait devoir leur réputation à leur mérite, et non aux cabales, disant que si les prévaricateurs devaient être chassés de la république et privés de leurs biens, il fallait accueillir les hommes intègres et les enrichir. Le peuple romain ayant réclamé une diminution dans le prix des subsistances, il fit demander par un curion quelle était la denrée quon trouvait trop chère. Tous sécrièrent à linstant que cétait « la viande de boeuf et celle de porc. » Alexandre alors nen restreignit pas le prix ; mais il défendit de tuer aucune truie pleine ou allaitant, ni aucune vache, ni aucun veau ; en lespace de deux ans, ou même seulement dun peu plus dune année, suffit pour que les viandes de boeuf et de porc, qui se payaient à raison de huit minutum la livre, fussent réduites à deux, et même à un.
XXIII. Il écoutait les plaintes des soldats contre leurs tribuns, et sil trouvait quelquun en défaut, il le punissait sans pitié, suivant la gravité du fait. Il avait toujours à ses ordres des hommes affidés pour prendre toutes les informations, et il avait soin que ces hommes ne fussent pas connus ; « Car, disait-il, il nest personne que largent ne puisse corrompre. » Il eut soin que ses esclaves portassent toujours lhabit de leur condition ; ses affranchis, celui des gens libres. Il rejeta de son service les eunuques, et les donna à sa femme pour la servir comme esclaves. Tandis quHéliogabale se laissait maîtriser par ses eunuques, il en réduisit le nombre, et ne leur donna dans le palais dautres charges que de soigner le bain des femmes : ainsi, loin de leur confier, comme le faisait Héliogabale, la plupart des fonctions et des intendances, lui leur retirait même leurs anciennes dignités. Il disait que les eunuques sont une troisième espèce dhommes, que les hommes ne doivent ni employer ni même voir, et bons tout au plus pour le service des femmes nobles. Un homme avait fait trafic de sa protection et avait reçu cent auréus dun soldat ; il le fit mettre en croix sur le chemin même par où ses esclaves passaient fréquemment pour se rendre à la maison de plaisance de lempereur.
XXIV. Il créa des provinces prétoriennes et plusieurs présidiales : il en érigea quelques-unes en proconsulaires avec lagrément du sénat. Il prohiba, à Rome, les bains mixtes : cette défense existait autrefois ; mais Héliogabale lavait levée. Il défendit quon versât dans le trésor public le produit de limpôt sur les entremetteurs, sur les filles publiques, les prostitués : il le fit servir aux dépenses publiques pour la restauration du théâtre, du Cirque, de lamphithéâtre, du stade. Il avait lintention dempêcher les débauches entre hommes, ce que Philippe fit depuis ; mais il craignit quen entravant ces turpitudes publiques, elles ne se changeassent en débauches particulières, puisquil est vrai que les hommes recherchent plus avidement ce qui leur est défendu, et que les obstacles augmentent la fureur de leurs passions. Il établit un impôt fort sage sur Ies tailleurs, les tisserands, les verriers, les fourreurs, les carrossiers, les banquiers, les orfèvres, et les autres corps détats ; et les revenus en furent affectés à lentretien des bains quil avait fondés et de ceux qui existaient avant lui, et quil fit ouvrir au peuple : les forêts furent également destinées à lentretien des bains publics. Il y ajouta de lhuile pour le luminaire de ces établissements, qui auparavant nétaient pas ouverts avant le jour, et se fermaient au coucher du soleil.
XXV. Quelques auteurs ont prétendu que son règne navait pas été ensanglanté : cest une erreur : car le nom de Sévère lui fut donné par les soldats, à cause de son austérité et de lâpreté qui signala quelquefois sa haine. Il acheva les travaux commencés par les anciens empereurs. Lui-même il fit élever beaucoup de nouveaux édifices, parmi lesquels nous citerons les thermes de son nom, établis près de ceux de Néron, et où il fit venir leau quon appelle aujourdhui fontaine Alexandrine. II planta un bois autour des bains particuliers, sur le terrain de bâtiments quil avait achetés et quil fit démolir. Il inventa ce quil appelait la cuve-océan, tandis que Trajan navait fait faire que des cuves ordinaires, quil livrait au public à certains jours. Il acheva et embellit les thermes dAntonin Caracallus, en y ajoutant des inscriptions tirées des oracles. Il inventa et appliqua à lornement de son palais, cette combinaison des deux marbres de Porphyre et de Lacédémone, quon appela le travail alexandrin. Il érigea dans Rome grand nombre de statues colossales, et pour cela fit partout rechercher des artistes. Il fit frapper une grande quantité de pièces de monnaie, où il était représenté vêtu comme Alexandre ; il y en avait en electrum, mais la majeure partie était en or. Il défendit aux femmes décriées de venir saluer son épouse et sa mère. Il harangua souvent le peuple dans la ville, à la manière des tribuns et des consuls de lancienne république.
XXVI. Il donna trois fois le congiaire au peuple, trois fois il fit des largesses aux soldats ; mais au congiaire il ajouta une distribution de viande. Par égard pour les pauvres, il abaissa le taux de lintérêt à quatre pour cent par an. Aux sénateurs qui prêtaient de largent, il défendit dabord den tirer aucun intérêt, leur permettant seulement daccepter quelque chose en présent : dans la suite, il leur accorda un intérêt de six pour cent, mais le présent fut défendu. Il fit venir de tous côtés et réunit sur la place de Trajan les statues des grands hommes. Il combla dhonneurs Paulus et Ulpien, que les uns disent avoir été créés préfets par Héliogabale, les autres par lui-même : Ulpien, en effet, est cité comme conseiller dAlexandre et son premier archiviste ; tous deux cependant avaient, dit-on, assisté Papinien dans lexercice de ses fonctions. Il avait intention délever, entre le Champ de Mars et le clos dAgrippa, une basilique alexandrine, qui aurait eu mille pieds de long sur cent de large, toute supportée par des colonnes. La mort lempêcha de mettre ce projet à exécution. Il orna convenablement le temple dIsis et Sérapis, et lenrichit de statues, de vases de Délos et de tout ce qui est nécessaire à la célébration des mystères. Il eut une vénération toute particulière pour Mammée, sa mère, au point que, dans lintérieur de son palais, il eut des chambres à la Mammée, que le vulgaire ignorant appelle à la mamelle. Sur le territoire de Baïes, il fit construire un palais avec un étang ; ce palais est connu aujourdhui encore sous le nom de palais Mammée. Il y éleva beaucoup dautres monuments en lhonneur de ses proches, et fit creuser des étangs dune grandeur surprenante, où il introduisît leau de la mer. Il fit restaurer les ponts que Trajan avait fait construire, et en ajouta quelques nouveaux ; mais aux anciens il conserva le nom de Trajan.
XXVII. Il avait intention de donner à chaque office, à chaque dignité un costume qui servît à les faire distinguer, ainsi quun vêtement particulier à tous les esclaves, pour que le peuple les reconnût plus facilement, en cas de sédition, et pour éviter quon Ies confondît avec les hommes libres. Mais ce projet déplut à Paul et à Ulpien, qui dirent quau contraire ce serait multiplier les rixes en facilitant le moyen dinjurier certains individus. Il fut, pour lors, arrêté quil suffisait que les chevaliers romains fussent distingués des sénateurs par la qualité de la bande de pourpre qui couvrait leur tunique. II permit aux vieillards lusage de la pénule dans lintérieur de la ville, pour se préserver du froid, tandis que jusqualors ce genre de vêtement ne se portait quen voyage ou en temps de pluie. Il défendit aux dames romaines lusage de la pénule en ville, et le leur permit en voyage. Il parlait avec plus de facilité la langue grecque que la langue latine, faisait assez bien les vers, aimait la musique, connaissait parfaitement lastrologie, tellement que, par son ordre, des astrologues ouvrirent des cours à Rome et professèrent cette science. Il était fort habile aussi dans lart des aruspices, et le vol des oiseaux lui était si familier, quil lemportait sur les Basques et les augures pannoniens. Il soccupa de géométrie ; il peignait admirablement ; il chantait avec grâce, mais jamais il ne voulut avoir dautres témoins que sa famille. II écrivit en vers la vie des bons princes. Il savait jouer de la lyre, de la flûte, de lorgue hydraulique. Il savait aussi sonner de la trompette ; mais depuis quil fut empereur, il ne toucha jamais cet instrument. Il fut le premier lutteur de son temps, et consommé dans lart militaire. Aussi, toutes les guerres quil eut à soutenir, il les termina avec gloire.
XXVIII. Il fut revêtu trois fois du consulat ordinaire, et chaque fois, à la première assemblée du peuple, il se fit subroger en sa charge. Il jugea très sévèrement les voleurs, leur attribuant tous les crimes qui se commettaient journellement, et les condamna avec la dernière rigueur, Ies appelant les ennemis les plus funestes de la république. Un secrétaire ayant remis au conseil un faux rapport dans un procès, il lui fit couper les tendons des doigts, pour lui ôter tout moyen de jamais écrire, et lexila. Un homme élevé en dignité, qui avait mené autrefois une vie de débauche et sétait même rendu coupable de larcins, fort de la protection que lui avaient accordée quelques rois, ses amis, avait obtenu accès auprès du prince. Son infidélité ayant, été découverte en présence même de ses protecteurs, Iempereur ordonna quil fût entendu dans sa défense par ces rois ; le fait ayant été prononcé, il fut condamné. Alors ces rois, interrogés quel était chez eux le supplice infligé aux voleurs répondirent : « La croix ». Sur cette réponse, cet homme fut mis en croix, et ainsi Iambitieux fut condamné par ses protecteurs mêmes, sans que la clémence, à laquelle Alexandre tenait tant, en souffrit la moindre atteinte. Il dressa, en Ihonneur des empereurs, sur le forum de Nerva que Ion appelle Ie Passage, des statues colossales, tant pédestres et nues, quéquestres, avec tous leurs titres, et des colonnes dairain sur lesquelles étaient gravés leurs faits et gestes ; à lexemple dAuguste, qui plaça sur son forum des statues de marbre des grands hommes, avec lexposé de leurs hauts faits. Il voulait quon le crût dorigine romaine ; car il rougissait dêtre appelé Syrien, depuis surtout quun certain jour de fête, ceux dAntioche, dÉgypte et dAlexandrie lavaient, suivant leur habitude, piqué au vif par leurs sarcasmes, lappelant chef de la synagogue syrien et grand prêtre.
XXIX. Avant de parler de ses guerres, de ses expéditions et de ses victoires, je dirai quelques mots de sa vie journalière et domestique. Or, voici quelle était sa manière de vivre : dabord, toutes les fois quil le pouvait, cest-à-dire quand il navait pas couché dans lappartement de sa femme, dès le matin, il passait dans son oratoire, où il avait rassemblé les images des empereurs, mais des meilleurs, et celles des personnages les plus vertueux, et entre autres Apollonius, et, suivant le dire dun écrivain du temps, le Christ, Abraham, Orphée et autres semblables, aussi bien que celles de ses ancêtres ; là il accomplissait les actes de la religion. Sil ne le pouvait, suivant la nature des lieux où il se trouvait, ou il allait en voiture, ou il pêchait, ou il se promenait à pied, ou il chassait. Ensuite, si le temps le lui permettait, il soccupait pendant plusieurs heures des actes publics ; car, pour les affaires militaires et civiles, elles étaient entre les mains des amis du prince, mais damis dune fidélité éprouvée, et purs de toute vénalité : : une fois ces affaires réglées, le prince donnait son approbation, à moins quil ne lui plût dy modifier quelque chose. Sil y avait nécessité, dès avant le jour, il soccupait des actes publics, et y passait de longues heures, sans que jamais il témoignât, ni ennui, ni mauvaise humeur, ni colère, conservant un visage toujours égal et toujours souriant. Car il était dune extrême prudence, personne ne pouvait lui en imposer, et celui qui cherchait à le tenter sous des paroles doucereuses, était aussitôt compris et puni.
XXX. Après les actes publics et les affaires civiles et militaires, il se mettait à la lecture des auteurs, il se mettait à la lecture des auteurs grecs, de la République de Platon, par exemple. Si cétaient les auteurs latins, il lisait de préférence Ies traités des Devoirs et de la République de Cicéron ; quelquefois des orateurs et des poètes, entre autres Serenus Sammonicus, quil avait connu personnellement et qui lui avait été cher, et Horace. Il lut aussi la vie dAlexandre le Grand, quil sattacha surtout à imiter ; cependant, il réprouvait en lui son amour pour le vin et sa cruauté envers ses amis, quoique lun et lautre défaut soient désavoués par de bons auteurs, auxquels il se plaisait à ajouter foi. Après la lecture, il sexerçait à la lutte, ou à la paume, ou à la course, ou à quelque jeu moins fatigant. Et ensuite, se faisant frotter dhuile, il se lavait, mais jamais ne se servait de bains chauds : il se plongeait dans le réservoir, y restait environ une heure, et buvait, à jeun, près dun setier de leau fraîche de la fontaine Claudia. Sorti du bain, il prenait beaucoup de pain et de lait, des oeufs et du vin miellé : ainsi restauré, quelquefois il déjeunait, quelquefois il ne mangeait quau dîner ; mais plus souvent il déjeunait. Il usa fréquemment du tétrapharmaque dAdrien, dont parle Marius Maximus dans la Vie de cet empereur.
XXXI. Après midi, il passait à la signature et à la lecture des lettres, où étaient toujours présents les secrétaires impériaux, les maîtres des requêtes, et les archivistes : quelquefois même, si, par des raisons de santé ils ne pouvaient se tenir debout, ils sasseyaient, pendant que les greffiers et les gardes-notes lisaient : de sorte que, sil y avait lieu dajouter quelque chose, Alexandre, toujours daprès lavis de celui qui passait pour le plus instruit, lajoutait de sa propre main. Après les dépêches, il rassemblait ses amis, et sentretenait familièrement avec eux : jamais il ne resta seul avec qui que ce fût, si ce nest avec Ulpien, son préfet, par lhabitude quil avait de lassocier à tous ses travaux, à cause de sa grande justice. Quand il faisait venir lautre préfet, il fallait, quUlpien vînt aussi. Il appelait Virgile le Platon des poètes, et son image était placée, avec celles de Cicéron, dAchille et autres grands hommes, dans son second oratoire. Mais pour Alexandre le Grand, il Ie conserva parmi Ies dieux et les bons empereurs dans son oratoire principal.
XXXII. Jamais il ne fit daffront à aucun de ses amis et de ses compagnons, ni même aux maîtres ou aux princes des offices. II sen rapporta toujours au jugement de ses préfets, assurant que celui qui mérite un affront, doit recevoir du prince sa condamnation et non son congé. Si quelquefois il donnait un successeur à un des officiers présents, il lui disait : « La république vous remercie ; » puis lui faisait quelques dons, de sorte que, rendu à la vie privée, il pouvait vivre honorablement suivant son rang : or, ces dons consistaient en terres, boeufs, chevaux, froment, fer, matériaux de construction dune maison, marbres pour lorner, et main-doeuvre suivant la nature du travail. Rarement il distribua de lor et de largent, si ce nest aux soldats, disant que « cétait un crime au dispensateur des deniers publics, de détourner pour ses plaisirs et pour les plaisirs des siens largent fourni par les provinces. » Il fit remise à la ville de Rome de la contribution levée sur Ies marchands, et du droit de couronne dor.
XXXIII. Il établit pour Rome quatorze curateurs pris parmi les consulaires, et quil chargea dentendre conjointement avec le préfet de la ville toutes les affaires urbaines : ils devaient ainsi être tous présents, ou du moins en majorité, lorsquon rédigeait les actes. Il constitua en corps détats les marchands de vin, les marchands de graines, les cordonniers, et en général tous les artisans ; il leur donna à chacun des patrons pris parmi eux, et détermina quels seraient leurs juges, et les causes dont connaîtraient ces juges. Jamais il ne donna ni or ni argent aux comédiens, à peine quelque menue monnaie : il leur ôta même les habits précieux dont Héliogabale les avait gratifiés. Il habilla ce quon appelle milice de parade, non de vêtements précieux, mais dhabits de belle apparence et détoffe éclatante. Pour les étendards et tout ce qui concerne la pompe impériale, il nemployait ni beaucoup dor ni beaucoup de soie, disant que la grandeur dun souverain résidait dans la vertu, et non dans un appareil brillant. Il reprit pour son usage les chlamydes grossières de Sévère, et les habits à longues manches bordés seulement dune bande étroite de pourpre, ou les tuniques ordinaires sans pourpre.
XXXIV. À table il ne connaissait pas lusage de lor : il buvait dans des coupes de valeur médiocre, mais toujours brillantes de netteté. Son argenterie de table nexcéda jamais le poids de deux cents livres. II abandonna au peuple Ies nains et les naines, les bouffons, les vieux chanteurs, les joueurs dinstruments et les pantomimes. Ceux qui nétaient plus bons à rien, il les répartit dans les villes pour être nourris par elles, et afin quils ne donnassent pas le spectacle hideux de la mendicité. Il distribua à ses amis les eunuques quHéliogabale avait admis à ses conseils de débauche et élevés même aux dignités, en leur recommandant de les tuer, sans forme de procès, sils ne revenaient à des moeurs plus honnêtes. Il fit vendre grand nombre de femmes prostituées, quil avait fait arrêter, et exila ou fil noyer ces habitués dHéliogabale, avec lesquels ce monstre exerçait ses brutales passions. Même dans les repas publics, aucun des officiers du palais ne portait dhabit doré. Quand il mangeait en famille, il faisait venir Ulpien, ou quelques savants hommes, avec lesquels il tenait une conversation littéraire qui, disait-il, récréait son esprit et le nourrissait en même temps. Quand il mangeait seul, il avait un livre sur sa table, et il lisait : le plus volontiers cétaient des auteurs grecs ; cependant il lisait quelquefois aussi des poètes latins. La même simplicité distinguait ses banquets publics et ses repas privés : seulement quand il voyait saccroître le nombre des assistants et la multitude des convives, il sen offensait, disant quil mangeait au théâtre et dans le Cirque.
XXXV. Il entendait volontiers les orateurs et les poètes, non pas ceux qui lui débitaient des panégyriques (ce quil traitait de sottise, à lexemple de Pescennius Niger), mais ceux qui lui récitaient les discours et les hauts faits des anciens héros que jai nommés plus haut. Plus volontiers encore il entendait les louanges dAlexandre le Grand, ou des bons princes qui lavaient précédé, ou des grands hommes qui avaient illustré Rome. Il se rendit fréquemment à lAthénée, pour entendre les rhéteurs ou les poètes grecs et latins. Il se faisait réciter les discours quavaient prononcés les orateurs plaidant ou au forum, ou au palais même, ou chez le préfet de la ville. Il présidait les jeux, et surtout les jeux Herculiens en lhonneur dAlexandre le Grand. Jamais dans ses entrevues du matin ou de laprès-midi il ne reçut qui que ce fût seul près de lui, parce quil avait découvert quon avait débité des faussetés sur son compte ; et surtout un certain Vétronius Turinus, qui, admis à sa familiarité, avait cherché à lavilir, se vantant faussement de disposer de ses faveurs, représentant Alexandre comme un homme sans moyens, quil tenait sous sa dépendance et tournait comme il voulait. Aussi avait-il persuadé bien des gens que Iempereur ne faisait rien que daprès sa volonté.
XXXVI. Enfin, pour le prendre en défaut, il usa de la ruse suivante : il se fit faire publiquement une demande par quelquun ; par la même personne il fit demander secrètement à Turinus son appui, afin quil parlât pour elle à Alexandre en particulier. Cela fait, et Turinus ayant promis sa protection, et ayant même annoncé que déjà il avait dit quelques mots à lempereur, quoiquil nen fût rien, et que la réussite ne dépendait plus que dune nouvelle instance, quil mit à un certain prix, Alexandre se fit renouveler la demande, et Turinus, feignant dêtre occupé dautre chose, fit entendre par ses gestes quil avait parlé, quoiquil neût rien dit. La grâce fut accordée, et Turinus, vendeur de fumée, reçut une belle récompense de celui qui en était lobjet. Alors Alexandre le fit mettre en accusation, le convainquit davoir reçu des présents, par le témoignage de ceux devant qui il les avait reçus ou qui avaient entendu ses promesses ; et, le faisant lier à un poteau dans la place du Passage, il le fit périr par la fumée quexhalaient de la paille mouillée et des bois humides quil fit amonceler sous lui, pendant quun héraut criait : « Est puni par la fumée, celui qui a vendu de la fumée. » Et pour ne pas être taxé de cruauté pour avoir agi ainsi par ce seul motif, il fit faire sur la conduite de cet homme une enquête sévère avant de le condamner, et il découvrit que Turinus, dans les débats judiciaires, avait souvent reçu des deux parties, mettant à une condition dargent lheureuse issue des affaires ; et que tous ceux qui avaient été nommés à des intendances ou à des gouvernements de provinces, lavaient également payé comme lauteur de leur réussite.
XXXVII. Il mettait beaucoup de réserve dans les largesses quil faisait aux spectacles, quand il sy rendait : il disait que les acteurs, les chasseurs et les cochers de théâtre devaient être traités comme nos esclaves ; nos chasseurs, nos muletiers, comme gens uniquement destinés à nos plaisirs. Sa table nétait ni surchargée de mets, ni trop frugale ; mais tout y était dune extrême propreté : on ny faisait usage que de serviettes tout unies, ou plus souvent bordées décarlate, mais jamais dor : usage adopté par Héliogabale, et avant lui, suivant certains auteurs, par Adrien. Tel était chaque jour le service de sa table : trente setiers de vin pour toute la journée, trente livres de pain blanc, cinquante de seconde qualité pour être distribué : car il donnait lui-même, de sa propre main, aux officiers de sa table, le pain et les portions de légumes, de viande ou de graines, comme eût fait le père de famille le plus mûri par lâge. La règle était trente livres de viandes diverses, et deux poules. On ajoutait une oie les jours de fête ; un faisan aux calendes de janvier, aux fêtes de la Mère des dieux, le jour des jeux Apollinaires, au banquet sacré de Jupiter, pendant les Saturnales, et autres fêtes semblables ; quelquefois on en servait deux, avec deux poules. Tous les jours il avait un lièvre, et quantité de gibier : mais il le partageait avec ses amis, et surtout avec ceux quil savait ne pouvoir en acheter. Quant aux riches, il ne leur envoya jamais de tels présents ; cétait toujours lui qui en recevait deux. Il avait tous les jours quatre setiers de millet sans poivre et deux avec du poivre. Enfin, pour ne pas rapporter ici tous les détails qua recueillis Gargilius Martial, écrivain du temps, tout chez lui se faisait avec poids et mesure. Il aimait tellement les fruits, quil se faisait souvent donner plusieurs services de dessert : doù ce jeu de mots que lon fit alors : « Ce nest pas un second service quil faut à Alexandre, cest une seconde fois le même. » Il mangeait beaucoup, buvait du vin, ni trop ni trop peu, mais suffisamment. Toujours il usait deau fraîche, surtout dans lété, mais elle était parfumée à la rose : cétait le seul raffinement de sensualité quil eût conservé dHéliogabale.
XXXVIII. Mais puisque nous sommes venus à parler des lièvres, comme il sen faisait servir un tous les jours, ce fut une occasion à un poète de faire allusion à un dicton qui attribuait au lièvre la faculté de procurer la beauté pendant sept jours à ceux qui en mangeaient, ainsi que la consigné Martial dans une épigramme contre une certaine Gellia, ainsi conçue :
« Quand par hasard, Gellia, tu menvoies un lièvre, tu me dis : Marcus, tu seras beau pendant sept jours. Si ce nest point une dérision, si la vérité sort de ta bouche, ô lumière de ma vie, je suis sûr, Gellia, que jamais tu nas mangé de lièvre ».
Ces vers de Martial sadressaient à une femme sans beauté ; mais voici le sens de ceux quun poète contemporain dAlexandre écrivit contre ce monarque :
Si noire roi, que lAssur a vu naître,
À nos yeux étonnés offre des traits si beaux,
Cest quil a le secret, à force de levrauts,
Dentretenir léclat dont brille tout son être.
Ces vers ayant été montré à Alexandre par un de ses amis, il fit, dit-on, en vers grecs, la réponse dont voici le sens :
Publie à qui voudra lentendre
Ce conte absurde et sans raison,
Que léclat de votre Alexandre
Est le fruit de sa venaison :
Je ne men fâche point, misérable poète.
Mais, à ton tour aussi, mange quelque gibier
Qui, tarissant le fiel de ton âme inquiète,
Du don de la beauté puisse te gratifier.
XXXIX. Pour se conformer à lusage établi par Trajan, de vider après le dessert jusquà cinq coupes, toutes les fois quil avait des militaires à sa table, il leur en faisait servir une en lhonneur dAlexandre le Grand ; encore était-elle petite, à moins que quelquun nen demandât une plus grande, ce dont il laissait la liberté. Il était très modéré sur les plaisirs de lamour, et avait tant déloignement pour ceux qui outrageaient la nature, que, comme nous lavons dit ci-dessus, il voulut porter une loi contre ce genre de débauche. Il établit dans chaque quartier des greniers publics en faveur de ceux qui navaient pas demplacement chez eux pour conserver leurs récoltes. Il fit faire des bains pour les quartiers qui en étaient privés ; et beaucoup de ces bains portent encore aujourdhui le nom dAlexandre. Il fit construire de très belles maisons, quil donna à ses amis, particulièrement à ceux dont il reconnut lintégrité. Il abaissa tellement le taux des contributions, que ceux qui sous Héliogabale avaient payé dix auréus, nen payaient plus que le tiers dun, cest-à-dire la trentième partie de lancien impôt. Alors, pour la première fois, ou vit des demi-auréus, et même des tiers dauréus, quand il eut baissé limpôt à ce taux. Il devait même mettre en circulation des quarts dauréus, qui eussent été les moindres pièces, parce que limpôt ne pouvait descendre plus bas. Ils étaient même déjà frappés ; et il les conservait à la monnaie, attendant pour leur émission que limpôt pût être abaissé ; mais, les nécessités publiques ayant empêché cette dernière diminution, il fit remettre à la fonte ces quarts dauréus, et ne fit faire que des tiers dauréus et des auréus entiers. Il fit également détruire les doubles, les triples, les quadruples auréus, et même les pièces de dix et au-delà, jusquà deux livres et même celles de cent livres, quHéliogabale avait imaginées, avec défense quon en fît usage comme monnaie ; aussi depuis ce temps on ne les considéra plus que comme simple matière. II disait que la valeur de toutes ces pièces forçait le prince à des libéralités plus fortes quil ne voulait, et quau lieu de plusieurs monnaies de moindre valeur, en donnant dix et plus en une seule, il se trouve donner des sommes de trente, de cinquante et de cent auréus.
XL. II portait peu de soie dans ses habits ; jamais il nen mit qui fussent tout de soie, jamais il nen donna où il y en eût. Il nenviait à personne ses richesses ; il soulageait les pauvres ; quand il voyait les gens qui avaient exercé des magistratures vivre dans une pauvreté réelle, sans quil y eût chez eux inconduite ou faute, il les aidait en plusieurs manières, en terres, en esclaves, en animaux, en troupeaux, en instruments de labour. Il ne laissait jamais dans sa garde-robe un vêtement sans en faire faire lestimation dans lannée. Il examinait lui-même tous ceux quil donnait ; et vérifiait fréquemment le poids de tout lor et de tout largent. Avec le vêtement militaire il donnait des bottines, des braies et des souliers. II se montrait de la plus grande exigence sur léclat de la pourpre, non quil la réservât à son usage, mais à celui des dames romaines qui voulaient ou pouvaient sen servir, ou en définitive pour la vendre. Cest cette pourpre quon appelle encore aujourdhui Alexandrine, et qui est vulgairement connue sous le nom de Probienne, dAurelius Probus, chef des teintures, qui avait découvert ce genre de murex. Pour lui, il revêtait souvent une chlamyde décarlate. Mais à Rome, et dans toutes les villes de lItalie, il porta toujours la toge. Il ne prit la prétexte ou la robe brodée que quand il fut consul, et cétait celle que prenaient au temple de Jupiter les autres préteurs et consuls. Il prenait aussi la prétexte quand il faisait des sacrifices, mais cétait en qualité de souverain pontife, et non comme empereur. Il était fort curieux du beau linge, et le voulait sans aucun ornement étranger : « Si la beauté du linge, disait-il, consiste à ne point offrir daspérités, quest-il besoin dy ajouter de la pourpre ? » Il regardait comme une folie dintroduire de lor dans le linge, puisquon lui ôtait par là sa finesse et son moelleux. II se chaussa toujours avec des bandes de laine, et porta des braies blanches, au lieu des braies décarlate que mettaient ses prédécesseurs.
XLI. Tout ce quil trouva de pierreries, il le vendit et fit transporter lor au trésor public, disant que lusage des pierreries ne convenait pas à des hommes, et que, quant aux dames de la cour, elles devaient se contenter dune coiffe à réseau, de pendants doreilles, dun collier de perles, dune couronne pour les sacrifices, dun seul manteau pailleté dor, et dune robe traînante qui ne portât pas plus de six onces dor. Les moeurs publiques de son époque subirent linfluence de ses moeurs particulières : les grands limitèrent, comme les femmes nobles prirent modèle sur son épouse. Il restreignit tellement le personnel de sa maison, que dans chaque office il ny avait que le nombre dhommes strictement nécessaires. Ainsi, les foulons, les tailleurs, les panetiers, les échansons, et tous les officiers du château étaient payés en rations de blé, et ne recevaient pas des titres, comme du temps de ce misérable. Chacun recevait sa ration ; bien peu la recevaient double. Et comme il navait que deux cents livres pesant dargenterie, et un domestique peu nombreux, quand il invitait ses amis, ceux-ci lui envoyaient avant le repas de largenterie et, des gens de service : ce qui se pratique encore aujourdhui quand les préfets traitent en labsence de lempereur. Jamais il nadmit à ses festins les divertissements du théâtre : son plus grand plaisir était de faire battre de jeunes chiens avec de jeunes cochons, ou des perdrix entre elles, ou de voir voltiger çà et là des petits oiseaux. Il avait encore dans son palais un moyen de distraction qui lamusait beaucoup, et le délassait des soucis du gouvernement. Cétaient des volières de paons, de faisans, de poules, de canards, de perdrix : il y prenait beaucoup de plaisir ; il aimait surtout les pigeons, dont il eut, dit-on, jusquà vingt mille. Et afin que la nourriture de tous ces oiseaux ne fût pas une charge pour lÉtat, il avait des esclaves de louage, qui les nourrissaient du produit des oeufs des jeunes poulets et des pigeonneaux.
XLII. Il se trouvait souvent avec le peuple aux bains, tant à ceux quil avait fait construire quaux anciens, et surtout dans lété, et sen retournait au palais en habit de baigneur, nayant pour toute distinction quun surtout décarlate. II ne voulait jamais pour coureur quun de ses esclaves, disant que ce métier était indigne dun homme libre : de même pour ses cuisiniers, ses pêcheurs, ses foulons, ses étuvistes, ce furent toujours des esclaves ; et sil lui en manquait un, il lachetait. Il ny eut sous son règne quun seul médecin du palais qui fût aux appointements, les autres, au nombre de six, recevaient chacun deux ou trois pains, dont un de première qualité. Lorsquil faisait des promotions de juges, suivant une coutume des anciens, rapportée par Cicéron, il leur fournissait de largenterie et toutes les choses nécessaires. Ainsi les présidents des provinces recevaient vingt livres pesant dargenterie, six coupes évasées, deux mulets, deux chevaux, deux costumes de juge, un vêtement de ville, un habit de bain, cent auréus, un cuisinier, un muletier ; sils nétaient pas mariés, comme ils ne pouvaient se passer de femme, il leur donnait une concubine. Ils devaient restituer, en sortant de charge, Ies mules, les mulets, les chevaux, les muletiers et les cuisiniers. Le reste était pour eux, sils avaient bien géré ; sinon, ils rendaient le quadruple, outre lamende, en cas de malversation ou de péculat.
XLIII. Le nombre des lois quil établit est considérable. II permit à tous les sénateurs davoir dans Rome des voitures et des carrosses enrichis dornements en argent. Il pensait quil était de la dignité romaine que les sénateurs dune si grande ville nallassent point à pied. Tous les consuls quil créa, soit ordinaires, soit subrogés, il les nomma daprès lavis du sénat, et réduisit leurs dépenses : il rétablit lordre ancien pour les jours et la durée des marches. Il voulut que les candidats à la questure donnent à leurs frais des spectacles au peuple ; mais aussi de la questure ils passaient à la préture, et de la préture au gouvernement des provinces. Il institua des trésoriers chargés de tirer de la caisse du fisc les frais des divertissements publics dans certaines limites déconomie. Il avait eu lintention de répartir les fêtes dans tout le cours de lannée de manière à ce que le peuple eût trente jours de spectacles ; on na jamais su ce qui lavait empêché de mettre ce projet il exécution. Quand il résidait à Rome, il montait au Capitole tous les sept jours, et fréquentait les temples. Il voulait élever un temple au Christ et ladmettre parmi les dieux, idée quon attribue aussi à lempereur Adrien, qui avait ordonné que lon construisît dans toutes les villes des temples sans simulacres. Ces temples, qui restent sans divinités, sont encore aujourdhui, et pour cette raison, appelés Adriens, et lon dit que cétait à ce culte quil les destinait. Mais Alexandre fut empêché par les aruspices, qui, consultant les entrailles des victimes, y trouvèrent que tout le peuple romain se ferait chrétien, et abandonnerait les temples des dieux, si le désir du prince était satisfait.
XLIV. Alexandre était fort agréable dans la plaisanterie, très aimable dans la conversation, et dune affabilité telle à sa table, que chacun pouvait demander ce quil voulait. Il était attentif à amasser de lor, soigneux pour le conserver, étudiant tous les moyens den trouver ; mais sans faire tort à qui que ce fût. Il ne voulait pas quon lappelât Syrien, mais Romain dorigine. Il sétait fait faire une généalogie daprès laquelle il descendait des Metellus. Il établit des professeurs de rhétorique, de grammaire, de médecine, de science des aruspices, de mathématiques, de mécanique, narchitecture, aux leçons desquels les pauvres de condition libre pouvaient envoyer leurs enfants moyennant une rétribution en nature. Même dans les provinces il traita les orateurs du barreau avec beaucoup de déférence, et accorda des vivres à plusieurs dentre eux dont le désintéressement était notoire. Il confirma les lois qui fixent lâge dadmission aux magistratures, et les observa lui-même très scrupuleusement. Il assistait souvent aux spectacles des théâtres, et voulut réparer celui de Marcellus. À différentes villes bouleversées par des tremblements de terre, il envoya, sur le produit des impôts, de quoi reconstruire leurs édifices tant publics que particuliers. Pour lornement des temples, il y employa tout au plus quatre ou cinq livres dargent ; mais de lor, il ny en mit pas la plus légère parcelle, pas la plus mince feuille, murmurant en lui-même ce vers de Perse :
De quelle utilité lor est-il dans un temple ?
XLV. Il eut à soutenir des guerres dont je parlerai dans leur ordre. Je dirai dabord quil sétait fait une loi sur ce quil devait taire ou divulguer. Or, le secret des guerres était inviolable pour lui. On annonçait publiquement les jours de départ, et deux mois à lavance, on affichait lédit conçu en ces termes : « Tel jour, à telle heure, je sortirai de Rome, et, sil plaît aux dieux, je coucherai à la première station. » Lédit donnait ensuite lordre des stations ou étapes, puis des garnisons, puis des lieux où on devait prendre des vivres, jusquaux frontières du pays ennemi. À partir de là, silence complet : on marchait, et les barbares navaient aucun moyen de connaître les intentions de Rome. Aussi, jamais il ne fut trompé dans ses calculs : et il disait quil ne voulait pas mettre les gens de sa cour à même de faire trafic de ses projets, comme du temps dHéliogabale, où les eunuques faisaient argent de tout. Cette race dhommes ont leur but en cherchant ainsi a pénétrer tous les secrets du palais, cest de paraître savoir quelque chose à eux seuls, dy parvenir souvent, et dobtenir en échange des faveurs ou de largent. Et puisque nous sommes venus à parler de publications, toutes les fois quil voulait donner des gouvernements à des provinces, nommer des intendants ou des inspecteurs, cest-à-dire des administrateurs comptables, il faisait afficher leurs noms, avec avis, si lon avait connaissance de quelque chose à leur imputer, de venir en faire la déposition, appuyée sur des preuves manifestes, et que celui qui accuserait sans preuves, subirait la peine capitale. II disait quil était « inouï quon ne fît pas pour les gouvernements de provinces, à qui sont confiées la fortune et la vie des hommes, ce que faisaient les chrétiens et les juifs, en publiant les noms de ceux qui voulaient se faire ordonner prêtres. »
XLVI. II assigna des traitements aux suppléants, quoiquil eût dît bien souvent « quon ne devait élever aux charges de lÉtat que ceux qui pouvaient les gérer par eux-mêmes, sans avoir besoin de suppléants : » il ajoutait « que les militaires avaient leurs fonctions, les lettrés les leurs ; quainsi chacun devait faire ce quil savait faire. » Les trésors trouvés, il les abandonnait à ceux qui les avaient découverts ; sils étaient considérables, il y faisait participer quelques-uns des officiers de sa maison. Il repassait en lui-même les noms de ceux à qui il avait fait des présents, et en avait la note écrite. Sil avait connaissance que quelques-uns neussent rien demandé, ou neussent demandé que peu pour les dépenses de leur maison, il les faisait venir et leur disait : « Pourquoi ne demandez-vous rien ? Voulez-vous donc que le sois votre débiteur ? Demandez et quil ne soit pas dit quun particulier ait à se plaindre de moi. » II avait soin de ne donner que ce qui ne pouvait pas intéresser son honneur : il distribuait les biens des condamnés ; mais il ne donnait ni lor, ni largent, ni les pierreries : tout cela était porté au trésor ; il donnait des inspections civiles, jamais de militaires ; il donnait des intendances, des régies. Il changeait souvent les agents du fisc, et ne les laissait pas plus dune année en exercice, haïssant même les meilleurs, et les appelant « un mal nécessaire. » Quant aux gouverneurs de provinces, aux proconsuls, aux lieutenants, leur nomination nétait point une faveur, mais le fruit de son jugement et des délibérations du sénat.
XLVII. En temps de guerre, il disposait les soldats de manière à ce quils reçussent leurs vivres dans les stations, et quils ne fussent pas obligés comme autrefois de porter la provision de dix-sept jours, si ce nétait en pays ennemi : et là encore, il les soulageait au moyen de mulets et de chameaux, disant quil devait avoir plus de soin des soldats que de lui-même, puisque le salut public dépendait deux. Il allait visiter les soldats malades jusque dans leurs tentes, fussent-ils des derniers rangs de larmée ; il les faisait transporter en chariots, et leur fournissait toutes les choses nécessaires. Sil y en avait de plus gravement affectés, il les plaçait dans les villes et les campagnes chez des pères de famille, et sous la garde dhonnêtes femmes, remboursant les dépenses quils avaient pu faire, soit quils se rétablissent, soit quils mourussent.
XLVIII. Un sénateur dancienne famille, Ovinius Camillus, homme habitué à la mollesse, voulut se révolter et tenta de semparer du trône. Cette nouvelle étant arrivée aux oreilles de lempereur, avec les preuves du fait, il le manda au palais, et lui rendit grâce de ce quil se chargeait volontairement du soin de la république, fardeau que tous les gens de bien refusent, quand on le leur impose. II alla ensuite au sénat, et cet homme, que consumaient intérieurement la crainte et la conscience dun si grand forfait, il lassocia à lempire, lintroduisit au palais, ladmit à sa table, et le couvrit dornements impériaux, plus brillants que ceux quil portait lui-même. Ayant fait annoncer une expédition chez les barbares, il lengagea à y aller lui-même, sil voulait, ou à partir avec lui ; et, comme il faisait route à pied, il lengagea à partager ses fatigues : après cinq milles de marche, le voyant rester en arrière, il le fit monter a cheval ; au bout de deux étapes, le voyant fatigué du cheval, il le fit monter en voiture. Mais alors, soit crainte, soit quil en eût réellement assez, cet homme sy refusa ; Alexandre alors le renvoya chez lui à moitié mort, et abdiquant lempire. Il le confia à des soldats dont il connaissait le dévouement inviolable, et le fit conduire en sûreté dans ses terres, où il vécut longtemps. Cependant plus tard, des soldats, sur lordre de lempereur, quils aimaient beaucoup, en raison de son esprit martial, le mirent à mort. Je sais que le vulgaire attribue ce fait à Trajan ; mais ni Marius Maximus, ni Fabius Marcellinus, ni Aurelius Verus, ni Statius Valens, qui ont écrit toute la Vie de Trajan, ny ont mentionné rien de semblable. Tandis que Septimius, Acholius, Encolpius, et les autres historiens de la Vie dAlexandre, y ont admis ce fait. Je lai également rapporté, pour montrer que souvent on a tort de sen tenir au dire du vulgaire plutôt quà lhistoire, qui se fonde sur des documents plus certains que des bruits populaires.
XLIX. Jamais il ne permit quon vendît les charges emportant droit de glaive : « Car, disait-il, il faut que celui qui achète vende à son tour. Je ne souffrirai jamais les trafiquants de magistratures, Si je les souffrais, je ne pourrais plus les condamner ; car jaurais honte de punir un homme pour avoir vendu ce quil aurait acheté. » Il voulut que les pontifes les quindécimvirs et les augures soient créés par lettres patentes, et prennent rang au sénat. Dexippe prétend quil avait épousé la fille dun certain Martianus, auquel il avait donné le titre de César ; mais quayant découvert que ce Martianus avait conspiré contre sa vie, il le fit mourir lui-même et répudia sa fille. Le même prétend aussi quAntonin Héliogabale était son oncle paternel, et non le fils dune soeur de sa mère. Les chrétiens sétant établis dans un lieu qui avait été public, et les cabaretiers réclamant ce lieu comme leur étant dû, il décida « quil valait mieux que la divinité y fût honorée, nimporte de quelle manière, que de le donner aux cabaretiers. »
L. Tel était ce vertueux empereur, aussi grand pendant la paix que pendant la guerre, quand il partit pour lexpédition des Parthes : il établit parmi ses troupes une discipline si sévère, il se fit tellement respecter, quon eût dit le passage dun sénat plutôt que celui dune armée. Partout où traversaient les légions, les tribuns se montraient réservés, les centurions modestes, les soldats aimables ; Alexandre lui-même, pour tant et de si grands bienfaits, était regardé comme un dieu par les habitants des provinces. Les soldats eux-mêmes aimaient ce jeune empereur à légal dun frère, dun fils, dun père. Ils étaient vêtus proprement, chaussés avec une certaine élégance, pourvus darmes brillantes, de chevaux même, de selles et de mors bien façonnés ; il suffisait, de voir larmée dAlexandre pour concevoir une haute idée de la république romaine. Enfin il mettait tous ses soins à paraître digne du nom dAlexandre, et même à surpasser le roi des Macédoniens. Il disait quun Alexandre romain devait laisser loin derrière lui un Alexandre de Macédoine. Il sétait fait une garde dargyraspides et une de chrysaspides ; il avait créé aussi une phalange de trente mille hommes quil appela phalangiaires, et qui laida beaucoup dans la guerre quil porta chez les Perses : elle était formée de six légions de mêmes armes ; mais une paye plus haute lui fut accordée après lexpédition de Perse.
LI. II fit hommage aux temples de présents dignes dun roi ; il vendit des pierres précieuses qui lui avaient été offertes, pensant quil ne convenait quà des femmes de posséder des pierreries, quun homme ne peut porter, et quon ne peut offrir à des soldats. Un lieutenant lui ayant fait don, pour son épouse, de deux perles dun grand poids et dune grosseur extraordinaire, il les mit en vente : ne trouvant pas dacquéreur pour un objet si rare, afin déviter quun mauvais exemple ne fût donné par limpératrice, si elle les gardait pour son usage, il les consacra à Vénus comme pendants doreilles. Il eut beaucoup de déférence pour les conseils dUlpien, malgré sa mère, qui lui fut contraire dabord, mais lui témoigna depuis sa satisfaction. Il le défendit même plus dune fois de la colère des soldats, en jetant sur lui la pourpre impériale. Si en effet il fut grand empereur, cest quil se laissa guider par Ulpien dans le gouvernement de la république. En campagne et dans les expéditions, il déjeunait et dînait dans des pavillons découverts, où, sous les yeux de tous, et au milieu de la joie générale, il prenait la même nourriture que le soldat. Il parcourait autant que possible toutes les tentes, et ne souffrait pas que personne quittât les drapeaux. Si quelquun sécartait de la route pour faire du dégât sur les possessions voisines, il lui faisait infliger sous ses yeux ou la peine du bâton, ou celle des verges, ou la dégradation, suivant la nature de la propriété endommagée ; ou si le coupable, par sa dignité, se trouvait au-dessus de toutes ces peines, il le réprimandait vertement, et lui disait : « Seriez-vous aise quon fît sur vos terres ce que vous faites sur celles des autres ? »Très souvent il répétait à haute voix ces paroles quil avait entendues et retenues des juifs ou des chrétiens, et quil faisait proclamer par un héraut toutes les fois quil punissait quelquun : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous soit fait. » II aimait tellement cette sentence, quil la fit inscrire dans son palais et sur les édifices publics.
LII. Ayant appris quun soldat avait injurié une vieille femme, il le raya des rôles de larmée, et le donna comme esclave à cette femme, pour quil la nourrît de son état de charpentier. Les autres soldats témoignant là-dessus du mécontentement, il les persuada tous de supporter avec calme cette punition quil avait infligée, et les soumit par la crainte. Quelque dur et rigide quil ait été, son règne fut qualifié de non sanglant, parce quil ne fit mourir aucun sénateur, comme le rapporte lécrivain grec Herodianus dans lhistoire de son époque. Mais il fut dune telle sévérité envers les soldats, que souvent il licencia des légions entières, traitant les soldats de citoyens : et jamais larmée ne lintimida, parce quon ne pouvait pas lui reprocher que jamais les tribuns ni les généraux eussent rien détourné de la paye des soldats. « Le soldat, disait-il, ne reste soumis quautant quil est vêtu, arme, chaussé, bien nourri, et quil a quelque argent dans sa ceinture. » Vient-il à éprouver la misère et le besoin, réduit au désespoir, il se sert des armes quil porte. Alexandre abolit lusage des appariteurs : les tribuns et les généraux durent prendre des soldats pour marcher devant eux. Ainsi il décida que le tribun marcherait précédé de quatre soldats, le général de six, le lieutenant de dix, qui rentreraient ensuite dans leurs habitations.
LIII. Pour donner un exemple de sa sévérité, jai cru devoir insérer ici une harangue militaire qui nous montrera sa manière dagir à légard du soldat. Étant venu à Antioche, et ayant eu connaissance que ses soldats se baignaient comme les femmes et se livraient au libertinage, il les fit saisir tous et jeter dans les fers. À cette nouvelle, une sédition séleva dans la légion dont faisaient partie les prisonniers. Alors il monta sur son tribunal, et là, entoure de gardes armés, il se fit amener les coupables chargés de chaînes, et sexprima ainsi : « Compagnons darmes, si la conduite de vos camarades excite votre indignation, la discipline de nos ancêtres est la pour soutenir la république : si cette discipline se perdait, nous perdrions du même coup lempire et le nom romain. Car ne croyez pas quon fera sous notre règne ce qui sest pratiqué naguère sous cet être impur indigne du nom dhomme. Des soldats romains, vos camarades, qui ont partagé ma tente et mes fatigues, se livrent à lamour, boivent, se baignent, vivent à la manière des Grecs : cest un abus que je ne souffrirai pas plus longtemps ; je vais les livrer au dernier supplice. » Ici cris et tumulte ; Alexandre reprend : « Contenez donc ces clameurs ; cest en guerre contre lennemi, quil faut les faire entendre, et non contre votre empereur : sans doute vos instructeurs vous ont appris à émettre de tels cris contre les Sarmates, les Germains et les Perses, et non contre celui qui vous donne les vivres prélevés sur les provinces, et de qui vous recevez vos vêtements et la paye. Encore une fois, contenez ces cris farouches ; réservez-les pour les guerres et les champs de bataille, si vous ne voulez pas quaujourdhui même dun seul mot de ma bouche je vous renvoie comme de simples citoyens romains : que dis-je citoyens ? vous ne seriez pas même dignes de ce nom ; tout au plus feriez-vous partie de la populace de Rome, si vous méconnaissez les droits de la république romaine. »
LIV. Comme le murmure augmentait, et que les soldats menaçaient même de leurs armes : « Abaissez donc ces bras, dit-il, pour ne les lever que sur les ennemis, si vous avez du courage. Toutes ces démonstrations ne mépouvantent pas ; et en vous rendant coupables du meurtre dun homme, vous ne sauriez échapper à la république, au sénat et au peuple romain, qui me vengeraient de vous. » Comme le tumulte et les murmures nen continuaient pas moins, il sécria : « Citoyens, retirez-vous, et déposez les armes. » Chose inouïe ! on les vit déposer à linstant leurs armes, se dépouiller de leurs casaques militaires, et se retirer non plus au camp, mais en différentes hôtelleries. On comprit alors tout ce que pouvait la sévérité dAlexandre. Les gardes et les soldats qui sétaient groupés autour de lui reportèrent les drapeaux dans le camp, et le peuple recueillit les armes et les porta au palais. Cependant, cédant après trente jours aux prières qui lui furent faites, cette même légion quil licencia alors, lempereur la rétablit avant de se mettre en route pour lexpédition de Perse, et il lui dut en grande partie sa victoire. Les tribuns seuls furent punis de mort, parce quil attribuait à leur négligence le dérangement des soldats près de Daphné, et à leur coupable indulgence le soulèvement de larmée.
LV. Parti de là en grand appareil pour la Perse, Alexandre vainquit le puissant roi Artaxerxés : il fallait Ie voir se porter aux ailes de son armée, encourager ses troupes, sexposer aux traits de lennemi, payer lui-même de sa personne, et par sa parole inspirer lamour de la gloire à chaque soldat en particulier. Enfin, après avoir défait et mis en fuite un si grand roi, qui sétait présenté au combat avec sept cents éléphants, dix-huit cents chars armés de faux, plusieurs milliers de chevaux, il sen retourna à Antioche et enrichit son armée du butin enlevé sur les Perses. Il avait autorisé les tribuns, Ies généraux, et les soldats eux-mêmes, à garder pour eux ce quils avaient pris dans les bourgs. Alors, pour la première fois, on vit des Perses esclaves des Romains. Mais comme les rois perses regardent comme indigne deux quaucun de leurs sujets reste dans lesclavage, Alexandre les rendit moyennant rançon, et le prix quil en retira, ou il le donna à ceux qui avaient fait les prisonniers, ou il le versa dans le trésor public.
LVI. LVI. Ensuite il vint à Rome, où, après un triomphe des plus magnifiques, il se rendit au sénat et prononça le discours suivant :
EXTRAIT DES ACTES DU SÉNAT, DU 25 SEPTEMBRE.
« Pères conscrits, nous avons vaincu les Perses. Il nest pas besoin de longs discours : sachez seulement quelles étaient leurs armes, quel était leur appareil de guerre. Dabord sept cents éléphants, chargés de tours avec leurs archers et un arsenal de flèches. Nous en avons pris trois cents ; deux cents sont restés sur la place : nous en avons amené dix-huit. Mille chars armés de faux : nous eussions pu en amener deux cents, dont les animaux ont été tués ; mais, comme ici lon eût pu craindre la fraude, nous navons pas cru devoir le faire. Nous avons mis en fuite cent vingt mille cavaliers ; nous avons tué dix mille cuirassiers, quils appellent clibanaires. Nous avons distribué leurs armes à nos soldats. Nous avons fait grand nombre de prisonniers que nous avons vendus. Nous sommes rentrés en possession des terres interfluviennes, ou Mésopotamie, quavait laissé enlever ce monstre impur. Enfin nous avons défait et mis en fuite Artaxerxés, ce roi si puissant et de nom et deffet : la Perse la vu quitter son territoire en fugitif, et les pays que traversèrent jadis nos étendards, il les a parcourus lui-même après avoir abandonné les siens. Voilà, pères conscrits, ce que nous avons fait. Léloquence est ici superflue : nos soldats reviennent riches ; au sein de la victoire, personne na souffert des travaux de la guerre. Cest à vous maintenant quil appartient de décréter des prières publiques, pour que nous ne paraissions pas ingrats envers les dieux. »
ACCLAMATION DU SÉNAT.
« Alexandre Auguste, que Ies dieux te conservent ! Grand Persique, que les dieux conservent tes jours ! Tu es vraiment Parthique, vraiment Persique. Nous aussi, nous voyons tes trophées, nous sommes témoins de tes victoires : honneur au jeune empereur, au père de la patrie, au grand pontife ! Nous comptons sur toi pour vaincre les Germains ; par toi nous espérons la victoire en tous lieux : la victoire est bien due à celui qui sait conduire les soldats ; il enrichit le sénat, il enrichi larmée, il enrichit le peuple romain. »
LVII. Après la séance du sénat, il monta au Capitole, où, ayant fait un sacrifice aux dieux, et placé dans le temple les tuniques prises sur les Perses, il parla ainsi : « Citoyens, nous avons vaincu les Perses ; nous avons ramené nos soldats chargés de richesses ; nous vous promettons le congiaire. Demain, vous aurez les jeux Persiques. » Ce que nous venons de rapporter, nous lavons recueilli dans les annales, et extrait dun grand nombre dhistoriens. Quelques-uns cependant prétendent que, trahi par un de ses esclaves, Alexandre na pas vaincu le grand roi, et que, pour nêtre pas vaincu lui-même, il prit la fuite. Pour peu quon ait lu lhistoire, on doit voir, à nen pas douter, que ce récit est en opposition avec le sentiment du plus grand nombre. Car cest lhistorien Herodianus, qui, contre lopinion la plus accréditée, a le premier écrit que larmée dAlexandre avait péri de faim, de froid et de maladie.
Ensuite, brillant dune immense auréole de gloire accompagné du sénat, de lordre des chevaliers et de tout le peuple, où se voyaient pêle-mêle les femmes et les enfants, mais surtout les femmes des soldats, il monta à pied a son palais, suivi du char triomphal traîné par quatre éléphants. Élevé sur les bras de la multitude, à peine pendant quatre heures lui fut-il permis de toucher la terre, et de tous côtés lon nentendait que ce cri : « Rome est sauvée, nous avons encore notre Alexandre. » Le lendemain eurent lieu les jeux du Cirque et les représentations du théâtre ; puis il donna le congiaire au peuple de Rome. Enfin, à lexemple dAntonin, qui avait institué des Faustiniennes, il enrôla, lui, de jeunes filles et de jeunes garçons, et institua ainsi non seulement des Mamméennes, mais encore des Mamméens.
LVIII. II fut également heureux par ses lieutenants, Furius Celsus dans la Mauritanie Tingitane, Varius Macrin, son parent, dans lIllyrie, et Junius Palmatus en Arménie : de toutes parts on lui apportait des lettres ornées de laurier, et après leur lecture au sénat et devant le peuple, il fut décoré des noms les plus glorieux. On décerna les ornements consulaires à ceux qui avaient bien géré les affaires de la république ; on y ajouta des sacerdoces et des possessions de terres pour ceux qui étaient pauvres et déjà avancés en âge. Il donna à ses amis des captifs de diverses nations, qui par leur enfance ou leur jeunesse promettaient quelque avantage. Si pourtant dans le nombre il sen trouvait de famille noble ou même de sang royal, il leur donnait un rang dans larmée, mais un rang peu élevé. Il donna à ceux des généraux et des soldats qui habitaient les frontières les terres prises sur lennemi ; de manière quelles devaient leur appartenir en propre, si leurs héritiers servaient dans larmée, et ne jamais tomber entre Ies mains de simples particuliers. II disait quils veilleraient plus attentivement a la défense de champs qui seraient les leurs. Et afin quils pussent cultiver ce quils avaient reçu, et pour éviter que le besoin ou la vieillesse fissent abandonner des terres si voisines des barbares, ce quil eût regardé comme une chose honteuse, il y ajouta les esclaves et les animaux nécessaires.
LIX. Après avoir ainsi tout disposé, Alexandre, aimé jusquà ladoration du peuple et du sénat, partit pour la guerre de Germanie ; tous espéraient quil remporterait la victoire, et tous pourtant le laissaient partir à regret : aussi Rome entière laccompagna lespace de cent cinquante milles. Ce qui blessait la république et lempereur lui-même, cétait que la Gaule fût en proie aux dévastations des Germains ; ils rougissaient surtout de voir les Parthes, cette nation qui toujours était restée soumise aux empereurs, même les plus faibles, les Parthes, tout vaincus quils étaient, menacer encore lempire romain. Il marcha donc à grandes journées, et les soldats ne pouvaient contenir leur joie. Arrivé dans la Gaule, il trouva des légions séditieuses, quil ordonna de licencier. Mais les Gaulois, ces esprits toujours intraitables, et qui causèrent souvent de graves soucis aux empereurs, regrettant le passé, ne purent supporter dans Alexandre une sévérité que leur faisait paraître dautant plus excessive la lâche condescendance dHéliogabale. Il se trouvait donc avec un petit nombre des siens, dans un bourg des Gaules, dautres disent de Bretagne, appelé Sicila, quand il fut assassiné, non par suite dune conspiration générale, mais dans un guet-apens de quelques soldats, de ceux quautrefois Héliogabale avait gratifiés de ses libéralités, et pour qui la sévérité était chose intolérable dans un prince. Beaucoup dauteurs disent quil fut tué par des recrues envoyées par Maximin, à qui elles avaient été confiées pour les exercer au métier des armes. Dautres pensent différemment. Le fait est quil fut tué par des soldats qui loutragèrent lui, comme un enfant, et sa mère comme une femme avare et cupide.
LX. Alexandre régna treize ans neuf jours. Il vécut vingt-neuf ans trois mois sept jours. Il agit toujours daprès lavis de sa mère, et fut tué avec elle. Voici les présages de sa mort. Comme il célébrait par un sacrifice le jour de sa naissance, la victime blessée senfuit, et comme il nassistait quen simple citoyen et mêlé parmi le peuple, elle ensanglanta la robe blanche dont il était vêtu. Un laurier énorme et antique, qui était dans le palais dune ville doù il partait pour aller à la guerre, tomba subitement tout entier. Trois figuiers, de ceux qui produisent les figues dites alexandrines, et après lesquels on avait fixé les tentes impériales, tombèrent subitement en avant de la sienne. Pendant quil était en marche, une dryade lui cria en langage gaulois ; « Va, nattends pas la victoire, méfie-toi de tes soldats. » Monté sur son tribunal pour haranguer les troupes, au lieu de dire des paroles de bon augure, il commença par celles-ci : « Le massacre de lempereur Héliogabale. » On regarda comme un présage que, sur le point de partir pour la guerre, il eût employé des termes funestes dans une allocution aux soldats. Mais il méprisa souverainement toutes ces observations ; il partit, et, arrivé à lendroit que nous avons dit, il périt de la manière suivante.
LXI. Il avait déjeuné ce jour-là en public, cest-à-dire sous pavillons découverts, comme de coutume ; après sêtre nourri des mêmes aliments que les soldats (car les soldats qui visitèrent la tente ne trouvèrent rien autre chose), il prenait quelque repos, vers la septième heure du jour, quand un des Germains, qui faisait loffice de bouffon, entra ; tout le monde dormait. Alexandre seul, à moitié endormi, le voyant : « Que veux-tu, camarade ? lui dit-il ; apportes-tu des nouvelles de lennemi ? » Ce malheureux, frappé de terreur, et croyant sa perte certaine pour être entré brusquement dans la tente du prince, alla trouver ses camarades, et les exhorta à se défaire dun prince trop rigide. Ceux-ci aussitôt entrent, tout armés, et, supérieurs en nombre, égorgent les gardes qui faisaient résistance quoique sans armes, et frappèrent lempereur lui-même de plusieurs coups. Quelques auteurs prétendent que rien absolument navait été dit, que seulement les soldats avaient crié : « Sors, retire-toi ; » et quainsi avait été assassiné cet excellent jeune homme... Mais toutes les forces militaires que Maximin conduisit depuis en Germanie, et qui se composaient principalement dArméniens, dOsdroènes, de Parthes, et de toutes sortes de nations, cest Alexandre qui les avait réunies.
LXII. Le mépris dAlexandre pour la mort est bien prouvé par la rigueur avec laquelle il traita toujours le soldat ; mais voici ce qui le rend encore plus évident : lastrologue Thrasybule, qui vivait dans son intimité, lui ayant dit quil ne pouvait éviter de périr par le fer des barbares, il sen réjouit tout dabord, pensant que la mort qui lattendait serait digne dun guerrier et dun empereur. Ensuite il expliqua et démontra que les plus grands hommes avaient péri de mort violente : il cita Alexandre lui-même, dont il portait le nom, Pompée, César, Démosthène, Cicéron, et autres personnages célèbres, dont la fin fut tragique. Il avait un tel orgueil quil se croyait comparable aux dieux, sil lui arrivait de périr en combattant ; mais lévénement ne répondit pas à ses espérances. Cest bien, il est vrai, un glaive barbare qui trancha ses jours, cest bien la main dun bouffon barbare qui le frappa ; on était en guerre, mais ce nest pas à la guerre même quil périt.
LXIII. La mort dAlexandre causa de vifs regrets aux soldats, à ceux même qui naguère avaient éprouvé les effets de sa sévérité : ils massacrèrent les auteurs de ce meurtre. Le peuple de Rome, le sénat tout entier et toutes les provinces ne reçurent jamais nouvelle avec plus de tristesse et damertume : dautant plus que Iâpreté et la rudesse de Maximin, homme élevé dans les camps, et qui conjointement avec son fils avait obtenu lempire après Alexandre, semblaient leur annoncer des destins plus cruels. Le sénat mit Alexandre au nombre des dieux. Un cénotaphe lui fut élevé dans la Gaule, et un tombeau magnifique dans Rome. On lui donna des prêtres qui furent appelés Alexandrins : on établit aussi, en son nom et en celui de sa mère, une fête qui, encore aujourdhui, se célèbre très religieusement à Rome le jour anniversaire de sa naissance. Certains auteurs ont donné pour cause du meurtre de ce prince, que, sa mère abandonnant la guerre de Germanie pour aller étaler son luxe en Orient, larmée en conçut un vif dépit. Mais cest une invention des partisans de Maximin, qui ne voulurent pas que le meilleur des princes partit avoir été assassiné par son ami, contre tous les droits divins et humains.
LXIV. Jusquici lempire romain avait été gouverné par des princes qui conservaient assez longtemps la puissance ; mais de ceux qui, après Alexandre, usurpèrent le pouvoir à lenvi, les uns régnèrent six mois, les autres un an, la plupart deux ans, trois ans au plus, jusquà ces princes qui étendirent plus loin leur puissance, je veux dire Aurélien et ses successeurs, dont nous écrirons lhistoire telle que nous pourrons la recueillir, sil nous est donné de vivre assez pour cela. On a reproché à Alexandre de ne pas vouloir quon rappelât son origine syrienne, daimer lor, dêtre très soupçonneux, davoir créé une multitude dimpôts, de vouloir passer pour Ie véritable grand Alexandre, dêtre trop sévère à légard des soldats, de se mêler des affaires des particuliers : toutes innovations introduites par lui dans la république. La plupart des auteurs ont écrit que ce fut des soldats et non du sénat quil reçut le titre de César ; mais ils sont mal informés ; ils nient aussi quil ait été cousin dHéliogabale : mais tous ces écrivains se rangeraient à notre avis, sils lisaient les historiens du temps, et surtout Acholius, qui a décrit les campagnes de ce prince.
LXV. Vous me demandez souvent, grand Constantin, ce qui a pu dun homme étranger, dun Syrien, faire un si bon prince, quand on en compte tant dautres nés à Rome même ou sortis des provinces de lempire, qui furent vicieux, impudiques, cruels, abjects, injustes, esclaves de toutes les passions. Dabord, pour ce qui regarde les bons, je puis vous dire ce que jen pense : cest que la nature, notre mère, toujours la même en tous lieux, a pu faire naître celui-ci vertueux ; puis, que la crainte quinspirait lexemple du mauvais prince qui venait dêtre mis à mort, a pu mettre le comble à sa bonté naturelle. Mais puisquil faut que je vous déclare la vérité, je ferai part à Votre Clémence et à Votre Piété de ce que jai recueilli dans mes lectures. Vous savez, pour lavoir lu dans Marius Maximus, « quun État est meilleur et plus sûr, quand le prince est mauvais, que lorsque ce sont les amis du prince qui sont méchants : car on peut espérer voir un méchant unique appelé à de meilleurs principes par les bons en grand nombre ; mais si cest le nombre des méchants qui lemporte, quel moyen reste-t-il à un homme isolé, quelque bon quil puisse être, pour leur résister ? Et cest la pensée dHomulus quand il disait à Trajan lui-même que Domitien fut bien mauvais, mais que du moins il eut des amis vertueux ; et que dautant plus grande fut la haine quon voua à ceux qui avaient confié les intérêts de la république aux hommes les plus corrompus de moeurs : car on supporte plus volontiers un seul méchant que plusieurs.
LXVI. Mais, pour en revenir à notre sujet, Alexandre fut par lui-même un prince excellent ; car, chose que neût pas faite un méchant homme, il suivit les conseils dune excellente mère, et pourtant il avait autour de lui des amis purs et respectables, étrangers aux vices, aux concussions, à lesprit de parti, à la ruse, incapables de sassocier à des projets injustes, amis des gens de bien ; ce nétaient pas des débauchés, des hommes sanguinaires ; ils ne cherchaient pas à le circonvenir ; ils ne tournaient pas ses bonnes actions en ridicule, ils ne leussent pas mené comme un insensé : mais cétaient des personnages saints, vénérables, réservés, religieux, attachés sincèrement à leur prince, qui ne se seraient pas permis de rire à ses dépens, comme ils ne voulaient pas eux-mêmes servir de risée ; incapables de vénalité, de mensonge, de feinte ; qui jamais navaient abusé de lestime de leur maître : en un mot qui laimaient. Ajoutez à cela que jamais à ses conseils ni à aucun emploi il nadmit les eunuques, cette race dhommes qui, a eux seuls, perdent les princes, en voulant les faire vivre à la manière des peuples et des rois de la Perse ; qui détachent insensiblement un prince de laffection de son peuple et de ses amis : qui, chargés de recevoir ou de porter des réponses, les rendent infidèlement, et, séquestrant le prince, arrangent tant de manière à ce quil ignore ce qui se passe. Sa maxime favorite était celle-ci : « Je ne souffrirai pas que des esclaves achetés à prix dargent puissent décider de la vie des préfets, des consuls, des sénateurs. »
LXVII. Je sais, grand Constantin, ce quon risque à dire de telles choses à un empereur qui sest livré à ces sortes de gens ; mais heureusement la république na rien à craindre, puisque vous avez compris tout le mal quon pouvait attendre de pareils fléaux, et comment ils se rendent maîtres des princes, et que vous les méprisez au point de ne pas permettre quils portent la chlamyde, et de ne les employer quaux plus bas services de votre maison. Ce qui fait le plus dhonneur à Alexandre, cest que jamais il nadmit personne seul avec lui dans son palais, excepté le préfet de Rome, et cétait Ulpien ; et quil ne laissa personne faire trafic de ses faveurs, ou lui parler mal des autres : témoin la mort de Turinus, qui lavait plusieurs fois vendu comme sot et insensé. Bien plus, si parmi ses parents ou ses amis Alexandre trouvait des gens de mauvaises moeurs, il les punissait ; à moins quune amitié ou une liaison trop ancienne ne permît pas tant de sévérité ; alors il les éloignait en disant : « Lamour de la république entière me dédommagera bien de leur amitié. »
LXVIIl. Et afin que vous sachiez quels furent les hommes quil admit à son conseil, cétaient Fabius Sabinus, fils de lillustre Sabinus, et qui fut le Caton de son siècle ; Domitius Ulpianus, savant jurisconsulte ; Titius Gordianius, père de lempereur Gordien, et lui-même personnage très distingué ; Julius Paulus, savant jurisconsulte ; Claudius Venatus, orateur très distingué ; Pomponius, savant jurisconsulte ; Alphenus, Aphricanus, Florentinus, Martianus, Callistrate, Hermogène, Venuleius, Triphonius, Metianus, Celse, Proculus, Modestinus, tous professeurs de droit, et disciples du célèbre Papinien ; tels furent les amis et les compagnons de lempereur Alexandre, comme lont écrit Acholius et Marius Maximus. Je citerai encore Catilius Severus, son parent, homme du plus profond savoir ; Elius Serenianus, des moeurs les plus austères ; Quintilius Marcellus, au-dessus duquel lhistoire ne met personne pour la vertu. Avec tant et de tels personnages, que pouvait-il se faire, que pouvait-il se penser de mauvais, puisque toutes leurs pensées se concentraient vers le bien ? La tourbe des méchants qui entouraient Alexandre dans les premiers jours de son règne avait voulu éloigner ces gens de bien ; mais, par la prudence du jeune prince, la pure amitié qui lunissait à eux grandit et se fortifia : les méchants furent mis à mort ou exilés. Voilà les hommes qui ont fait de leur empereur un bon prince ; comme les amis pervers ont infecté de leurs vices dautres empereurs romains de naissance, et les ont livrés au mépris de la postérité.