(Oeuvres d'Ausone)

Venance Fortunat

(VENANTIUS HONORIUS Clementianus FORTUNATUS)

poème sur la Moselle

Traduction E.F. Corpet, 1843

I. A Nicetius, évêque de Trêves. Son château sur la Moselle.

Une montagne surgit, penchant sa masse sur l’abîme : la rive rocheuse lève une haute tête. Sur ces rocs découverts se dresse un cime chevelue, et sur leur front escarpé règne une crête inaccessible. Les terres remontent du fond des vallées et profitent à la colline : partout le sol abaissé s’incline, et la côte s’élève. La Moselle bouillonnante et le petit Rhodanus aussi (la Dhron) l’environnent, et de leurs poissons à l’envi nourrissent la contrée. Ces fleuves vagabonds ravissent ailleurs cette proie, qui te crée ainsi, Mediolanus, un doux aliment. Plus l’onde grossit, plus le poisson abonde et s’approche ; et la rapacité des flots fournit une facile nourriture. L’habitant de ces lieux contemple avec joie de fertiles sillons, et fait des voeux pour que la moisson soit lourde et féconde. Le laboureur repaît ses yeux de la récolte qu’il espère : son regard moissonne les trésors avant que la saison ne les produise. Le champ s’égaye et rit, couvert de verdoyants herbages, et les prés veloutés charment l’esprit qui les parcourt. Nicetius, homme apostolique, visita ces campagnes ; et le pasteur y construisit à son troupeau la bergerie désirée. Il entoura partout la colline d’une enceinte de trente tours, et montra un monument où s’élevait auparavant une forêt. Du sommet de la colline descendent les bras d’une muraille dont les eaux de la Moselle sont la limite. Cependant le palais brille, bâti sur la cime du roc, et, sur le mont où il repose, paraît lui-même une montagne. Nicetius se plut à enfermer d’un rempart ces vastes espaces, et seule cette demeure forme presque un château. Des colonnes de marbre soutiennent le faîte de ce palais, du haut duquel on voit les navires courir l’été sur le fleuve. Un triple rang d’arcades accroît encore l’étendue de l’édifice, et, monté sur le comble, on dirait que le toit recouvre des arpents. Debout devant nous, une tour domine le versant qui fait face : c’est le lieu consacré aux saints : c’est là que les guerriers se tiennent en armes. Là se trouve aussi la baliste à double charge, qui laisse après soi la mort et revient en arrière. L’onde, chassée dans les détours des conduits qui la retiennent, agite une meule qui donne au peuple sa nourriture. Sur des coteaux stériles, Nicetius apporta les raisins au jus savoureux : la vigne cultivée verdoie aux lieux où fut la ronce. Çà et là s’élèvent des vergers que la greffe féconde, et les parfums variés de leurs fleurs embaument la campagne. A toi la gloire de tous ces travaux dont nous chantons l’éloge, pasteur généreux, qui répands tant de bienfaits sur ton troupeau !

II. Sa navigation sur la Moselle.

Je rencontre les rois aux lieux où s’élèvent les remparts de Mettis (Metz) ; je suis vu des maîtres et retenu à cheval. Je reçois l’ordre ensuite de parcourir en navigateur la Moselle, aidé de la rame pour hâter ma course et glisser sur l’onde frémissante. Le navigateur monte aussitôt sur un navire, il s’élance sur un frêle esquif ; et la proue, sans être poussée par les vents, volait sur les flots. Cependant, il est un endroit où des récifs cachés près de la rive resserrent le lit du fleuve dont les vagues se soulèvent. Entraînée par un élan rapide, la nef se jette contre cet écueil, et peu s’en fallut qu’elle ne bût à plein ventre l’onde bouillonnante. Arraché du péril, je revois en liberté la plaine et l’espace, et, fuyant cet abîme , je vogue à travers de riants paysages. J’arrive à ce gouffre où les flots de l’Orna (l’Ornes) tombent dans la Moselle , et, doublant la force du courant, secondent notre marche. Sur les eaux refoulées du fleuve, je dirige ma nef avec prudence pour ne pas m’exposer à me faire repêcher dans la nasse comme un poisson. Voguant au milieu des villas dont les toits fument sur la rive, je parviens à l’embouchure où se jette la Sura (la Saur). Puis, passant entre des collines qui dominent la grève et de creuses vallées, nous glissons jusqu’à la Sara (la Sarre) sur la pente du fleuve, qui nous porte ainsi aux lieux où se découvrent les hautes murailles de Treviri (Trèves), noble reine des plus nobles cités. Le fleuve nous conduit ensuite, en côtoyant l’antique palais du sénat, à la place où cette ruine apparaît tout entière, puissante encore par ses débris. De tous côtés nous apercevons des montagnes aux crêtes menaçantes, dont les rocs aigus surgissent et percent la nue. Partout des pics escarpés projettent leurs cimes superbes, et le granit barbu grandit avec la montagne et s’élève vers les astres. Et ces durs cailloux n’ont pas la liberté d’être stériles : la roche même est féconde et le vin en découle. On aperçoit partout des collines vêtues de bourgeons : leur chevelure de pampre frissonne sous la brise qui passe. Entre les pierres se pressent les rangs de vignes, et leur ligne régulière et bigarrée attire le regard. Parmi des roches hideuses le laboureur fait briller la culture, et sur la blancheur de la pierre rougit le doux reflet de la vigne. D’âpres rochers enfantent les mielleux raisins, et sur un tuf stérile se plaît la grappe féconde. La chauve montagne couronne la vigne de sa crête, et les verts ombrages du pampre couvrent les arides métaux de la montagne. Bientôt le vigneron cueille les grappes colorées, et le vendangeur semble suspendu lui-même à ces rochers qui pendent. Je trouvai du plaisir pour mes yeux et des aliments pour ma bouche dans chacun de ces agréables royaumes que j’occupais à mesure que mon navire suivait sa route. Les eaux me conduisent ensuite aux lieux où Contrua (le Gond ou Gondorf) se remplit de vaisseaux, où brilla jadis une illustre tête. Puis j’arrive au point où les affluents des deux fleuves se réunissent, d’un côté le Rhin écumant, de l’autre la fertile Moselle. Tout le long de cette route, les eaux nous apportaient leur tribut de poissons : pour les rois et les maîtres les trésors pullulent dans le fleuve. Et, pour que nul plaisir ne fît faute au voyageur, je me repaissais des chants des muses et mon oreille s’abreuvait de mélodies. De leurs bruyants accords les instruments frappaient les montagnes, et les rocs suspendus nous rendaient leurs accents. La toile d’airain exhalait mollement de paisibles murmures, et l’arbre de la colline répondait à la voix du roseau. Tantôt frémissante et saccadée, tantôt calme et unie, la musique résonne telle aux flancs des rochers, qu’elle s’échappe de l’airain. Les chants, par leur douceur, rapprochent les rives opposées : collines et fleuve n’ont qu’une voix, grâce à ces mélodies. Tels sont les plaisirs que recherche pour le peuple la bonté des rois, et toujours elle trouve quand sa sollicitude commande. J’approche rapidement des remparts du château d’Antonnacum (Andernach), en suivant ma route sur le vaisseau qui me porte. Là, quoique sur de vastes espaces la vigne garnisse les collines, d’un autre côté la plaine a des guérets fertiles. Cependant cette belle contrée abonde de richesses préférables encore : ses habitants recueillent d’autres trésors au sein des eaux. Et quand les rois de leur présence embellissent le séjour de ce palais, et que les tables en leur honneur se parent de banquets de fête, on visite les filets et ces rets d’osier d’où l’on retire le saumon. Assis sur le rempart, le roi compte les poissons, il applaudit chaque fois qu’un poisson sort du fleuve immense, il encourage le pêcheur en voyant son butin venir. Ici, témoin d’une pêche heureuse, là, rendant le palais joyeux , il repaît ses yeux d’abord de ces délices que sa bouche savoure ensuite. A sa table aussi se présente le citoyen étranger du Rhin, et la troupe des convives fait son éloge en le croquant. Que longtemps le Seigneur, seigneurs, nous offre de tels spectacles ! donnez aux peuples de beaux jours : que la sérénité de votre front répande la joie dans tous les coeurs, et que votre grandeur trouve le bonheur dans celui de vos sujets !