Après la chute d'Olynthe (348), Athènes, pour sauver ses dernières possessions, les îles de Lemnos, Scyros et Imbros, et la Chersonèse de Thrace, conclut la paix avec Philippe(346). Pendant les négociations, que le roi avait prolongées à dessein, il avait porté le dernier coup à la Phocide, et occupé les Thermopyles ; Athènes avait dû s'incliner devant le fait accompli. La paix signée, Philippe présida, comme chef des Amphictyons, les jeux pythiques. Athènes ne s'y était pas fait représenter. C'était une insulte que Philippe s'empressa de relever, en sommant la ville, au nom du conseil amphictyonique, de l'en reconnaître comme membre. Le peuple s'indigna ; certains patriotes voulaient qu'on opposât aux exigences du roi un refus qui eût provoqué une guerre immédiate. Mais Philippe était à Delphes, au coeur de la Grèce, à la tête d'une armée puissante ; de plus il parlait au nom des Amphictyons, qui eussent lancé l'anathème contre Athènes, comme il était arrivé pour les malheureux Phocidiens. Démosthène eut la sagesse de conseiller une politique moins téméraire : Athènes, pour rétablir la paix, a laissé Amphipolis à la Macédoine, et Orope aux Thébains ; si elle a consenti à de si grands sacrifices, elle ne peut, aujourd'hui, pour s'opposer à de vaines prérogatives, attirer sur elle les armes de la Macédoine et de la Grèce entière. On sent, au ton de cette harangue, qu'il en coûte à l'orateur de tenir un tel langage ; mais il croit patriotique qu'Athènes se recueille et se prépare en silence, pour l'époque où des circonstances moins défavorables lui permettront de relever la tête.
Je ne vois, Athéniens, dans notre situation
actuelle qu'embarras et confusion ; nous avons subi bien des pertes, auxquelles
les plus beaux discours ne peuvent remédier ; et, pour ce qui nous reste,
il n'est pas un point sur lequel il y ait accord : chacun entend différemment
nos intérêts. La discussion est en soi une tâche ingrate
et difficile, mais vous en avez encore beaucoup accru les difficultés
; car, partout ailleurs, la discussion précède les actes ; chez
vous, elle les suit. Qu'en résulte-t-il ? Ce que j'ai vu de tout temps
: l'orateur qui critique vos fautes est bien accueilli ; on loue son éloquence
; mais des affaires, des questions sur lesquelles on délibère,
vous vous souciez peu. Cependant, je me suis levé, dans la pensée,
la conviction même, que, si vous consentez à m'écouter sans
bruit, sans querelles, comme il convient à des citoyens qui délibèrent
sur les plus graves intérêts de leur patrie, j'ai à vous
offrir des conseils qui amélioreront l'état présent, et
répareront les effets de notre négligence.
Je le sais, Athéniens, se mettre en scène, répéter
les discours qu'on a tenus, c'est toujours devant vous un procédé
des plus utiles, quand on l'ose employer ; à mes yeux il n'est rien de
plus déplaisant, de plus insupportable ; et aujourd'hui que j'y suis
contraint, je ne m'y décide encore qu'avec répugnance. Mais je
crois que vous serez mieux à même de juger ce que j'ai à
vous dire, quand je vous aurai rappelé quelques-unes des opinions que
j'ai exprimées à d'autres époques. Et d'abord, au sujet
des troubles qui s'étaient produits en Eubée, alors qu'on voulait
vous persuader de soutenir Plutarque(1), et
d'engager une guerre dispendieuse et sans honneur, je fus le premier, ou plutôt
le seul, à combattre cet avis, et je faillis être écharpé
par les gens qui, séduits par un maigre salaire(2),
vous avaient poussés à une série de fautes si graves. Peu
après, couverts de honte, traités comme jamais hommes au monde
ne le furent, par ceux mêmes que vous aviez secourus(3),
vous avez tous reconnu et la perversité des hommes qui vous avaient alors
entraînés, et l'excellence de mes conseils. Une autre fois, Athéniens,
je m'aperçus que l'acteur Néoptolème, à qui son
art servait de sauf-conduit, vous était on ne peut plus nuisible, en
vous dictant telle ou telle mesure, dans l'intérêt de Philippe,
et réglant tout comme un prytane. J'osai le dire devant vous du haut
de la tribune, sans être mû par aucune haine personnelle. Les faits
ont prouvé que je ne le calomniais pas. Et ce n'est plus aux défenseurs
de Néoptolème que je m'en prendrai aujourd'hui - il y en eut plus
d'un ; - c'est vous tous, citoyens, que j'accuse. Si vous étiez allés
entendre une tragédie au théâtre de Bacchus, au lieu qu'il
s'agit de votre salut et des intérêts publics, vous ne l'auriez
pas écouté avec autant de faveur, ni moi avec autant d'aversion.
Mais qu'arriva-t-il ? Vous l'avez, je pense, reconnu tous maintenant : cet homme
prétendait n'aller chez l'ennemi que pour y recueillir l'argent qui lui
était dû, et le rapporter ici, afin de prendre sa part de nos charges
publiques. Il est étrange, répétait-il sans cesse, qu'on
accuse ceux qui font passer leur fortune de Macédoine à Athènes.
- Eh bien ! cet homme, dès que la paix le rassure, vend tout ce qu'il
possédait ici au grand jour, en fait de l'argent, et se retire auprès
de Philippe. Voici deux faits que j'avais annoncés d'avance, et qui témoignent
que mon langage était exact et juste, que j'avais bien révélé
la vérité. Voici un troisième exemple, Athéniens
; puis j'en viendrai de suite au sujet qui m'amène à la tribune.
Au retour de l'ambassade où nous avions échangé des serments
pacifiques, quelques-uns de vos envoyés promettaient que Thespies et
Platées seraient relevées, que Philippe, une fois maître
de la Phocide, en deviendrait le sauveur, que la puissance thébaine serait
dissoute, qu'Orope(4) vous appartiendrait,
enfin qu'on vous donnerait l'Eubée, à la place d'Amphipolis :
autant d'espérances et d'impostures qui vous ont entraînés,
au mépris de vos intérêts non moins que de votre honneur,
à abandonner les Phocidiens. Pour moi, vous reconnaîtrez que je
n'ai pas concouru à vous tromper par mes paroles, ni par mon silence
; mais je vous ai dit, alors, vous ne l'avez pas oublié, que je ne savais
rien de tout cela, que je n'attendais rien de tel de Philippe, et que c'étaient
de pures balivernes.
Si, dans toutes ces circonstances, Athéniens, il est certain que j'ai
mieux prévu l'avenir, je ne m'attribuerai pas pour cela une sagacité
supérieure, et n'en tirerai pas vanité ; si je sais apprécier
et pressentir, c'est pour deux motifs : d'abord grâce â mon heureuse
fortune, et c'est là une force qui, dans les choses humaines, domine
l'habileté et la science ; ensuite, c'est que je juge et raisonne, sans
en tirer profit ; on ne pourrait citer un seul de mes actes ou de mes discours
politiques qui ne soit désintéressé. Je vois donc les affaires
en elles-mêmes, sans que rien les fausse, je ne vois que l'intérêt
public. Quand, au contraire, on jette, pour ainsi dire, l'argent dans un des
deux plateaux de la balance, il entraîne le raisonnement à sa suite
; et c'en est fait alors de tout jugement droit et sain.
Le point le plus important, à mes yeux, Athéniens, si l'on veut
acquérir à la ville des alliés, des tributs, ou quelque
autre avantage ; c'est de le faire sans rompre la paix actuelle ; non qu'elle
soit excellente et digne de nous, mais, quelle qu'elle soit, il eût été
plus conforme à vos intérêts de ne pas la conclure, que
de la rompre, maintenant qu'elle existe. Car nous avons consenti à beaucoup
de sacrifices qui rendraient la guerre plus périlleuse et plus difficile
qu'elle ne l'eût été alors. En second lieu, songez à
ces députés assemblés, qui se disent les Amphictyons ;
n'allez pas leur donner un prétexte pour proclamer la nécessité
d'une guerre générale contre vous. Si la guerre éclatait
de nouveau entre vous et Philippe au sujet d'Amphipolis, ou de tel autre grief
qui n'intéresserait ni les Thessaliens, ni les Argiens, ni les Thébains,
je ne crois pas qu'aucun de ces peuples nous attaquât, et surtout (ne
murmurez pas avant de m'avoir entendu), les Thébains, non qu'ils soient
bien disposés en notre faveur, ni désireux de ne pas plaire à
Philippe ; mais, si peu fins qu'on les suppose, ils savent parfaitement que,
s'ils entrent en lutte contre nous, tous les maux de la guerre seront pour eux,
mais qu'un autre se tiendra à l'affût des profits. Ils ne s'engageraient
donc pas à vous combattre, à moins qu'il n'y eût un intérêt
général, une cause commune de guerre. De même, si nous reprenions
les armes contre Thèbes, à cause d'Orope ou de quelque autre question
particulière, nous n'aurions, je le crois, rien à craindre des
autres peuples. Ils ne porteraient secours d'un côté ou de l'autre,
que si leur propre territoire était envahi ; sinon ils ne feraient pas
campagne avec un des deux partis. C'est ainsi, en effet, que se comportent les
alliances avec des peuples de quelque importance, et il est naturel qu'il en
soit ainsi. Il y a des limites dans la bienveillance que chacun peut ressentir,
soit pour nous, soit pour les Thébains, et il est fort différent
de souhaiter le salut d'une ville, ou sa domination. Que les belligérants
sortent sains et saufs de la lutte, c'est ce que tous les peuples désireraient
dans leur propre intérêt, mais nulle cité ne voudrait que
l'un des deux, triomphant, en vînt à menacer sa propre indépendance.
Qu'y a-t-il donc, selon moi, à craindre et à éviter ? C'est
d'offrir une occasion, un grief d'ordre général qui réunirait
contre nous tous les Grecs. Si Argos, Messène, Mégalopolis et
quelques autres cités du Péloponnèse, unies dans la même
politique, nous sont hostiles, parce que nous négocions avec Lacédémone,
et semblons approuver quelques-uns de ses actes ; si Thèbes, très
mal disposée, dit-on, à notre égard, le devient plus encore,
parce que nous accueillons ses exilés, et lui montrons, en toutes choses,
notre mauvais vouloir ; si les Thessaliens nous en veulent, parce que nous accueillons
les fugitifs de Phocide, et Philippe parce que nous l'écartons du conseil
amphictyonique, j'ai peur que tous ces peuples, irrités pour des motifs
particuliers, ne se groupent contre nous, en s'appuyant sur un décret
des Amphictyons, et ne soient entraînés plus loin que ne le réclameraient
leurs intérêts, jusqu'à nous faire la guerre, comme il est
arrivé pour la Phocide. Vous savez, sans doute, que si les Thébains,
les Thessaliens et Philippe ont alors agi de concert, ce n'est pas qu'ils eussent
les mêmes visées ; loin de là ! Ainsi les Thébains
ne purent empêcher Philippe de franchir, puis d'occuper le défilé,
et de recueillir, lui, le dernier venu, la gloire due à leurs propres
efforts ; sans doute ils ont recouvré leurs possessions perdues, mais
en entachant gravement leur honneur ; car ils ne se seraient pas agrandis si
Philippe n'avait pas franchi les Thermopyles. Or, c'est là ce qu'ils
ne voulaient pas ; mais, désirant s'emparer d'Orchomène et de
Coronée, et trop faibles pour y réussir seuls, ils se sont prêtés
à l'ambition de Philippe. Quant à celui-ci, certaines gens ne
craignent pas de dire qu'il ne voulait pas remettre aux Thébains Orchomène
et Coronée, mais qu'il y fut contraint. Libre à eux de le croire
; pour moi, je ne doute pas que cette question fût bien secondaire à
ses yeux, alors qu'il s'agissait pour lui de s'emparer des défilés,
d'être reconnu comme arbitre entre les belligérants, et de présider
la célébration des jeux pythiques ; tel était le triple
but qu'il poursuivait ardemment. De leur côté, les Thessaliens
répugnaient également à la grandeur de Thèbes et
à celle de Philippe, qui étaient une menace pour eux-mêmes
; mais ils désiraient régir l'assemblée des Amphictyons
et le temple de Delphes ; pour obtenir cette double prérogative, ils
se prêtèrent à une oeuvre commune. Ainsi vous trouverez
que chacun des alliés, pour servir ses intérêts privés,
fut entraîné à des mesures qu'il réprouvait. La situation
restant la même, défions-nous de provoquer une pareille entente.
Eh ! quoi, dira-t-on, cette crainte doit-elle nous plier aux ordres d'un maître
? Est-ce vous qui nous y engagez ? Dieu m'en garde ! Mais ce que je veux, c'est
que, sans rien faire qui soit indigne de nous, nous évitions la guerre,
et qu'on nous répute pour des gens sensés, et qui, dans leur langage,
respectent la justice. Quant à ces audacieux prêts à tout
braver, n'ayant nul souci de la guerre, voici le raisonnement que je leur soumets
: Nous laissons les Thébains occuper Orope. - Pour quel motif ? nous
demandera-t-on. Parlez franchement. - C'est pour ne pas faire la guerre, dirons-nous.
- D'après le traité, nous abandonnons Amphipolis à Philippe,
nous laissons les Cardianes se tenir en dehors de la confédération
des autres cités de la Chersonèse, le Carien(5)
occuper les îles : Chio, Cos et Rhodes, et les Byzantins mettre la main
sur les vaisseaux marchands. Pourquoi ? C'est évidemment parce que nous
aimons à jouir des douceurs de la paix, et que nous y trouvons plus d'avantages
qu'à engager sur ces questions des luttes et des querelles. Eh bien !
si nous nous conduisons de la sorte à l'égard de chacun de ces
peuples isolément, alors que nos intérêts les plus chers,
les plus pressants se trouvent en jeu, ne serait-ce pas une naïveté,
ne serait-ce pas le comble de la folie, d'aller maintenant les provoquer tous
ensemble pour un fantôme delphique ?