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La chimie prébiotique
Les modèles prébiotiques réduits (III) La question essentielle de savoir comment jaillit l'étincelle de la vie n'a pas encore trouvé de réponse. A cette difficulté il y a plusieurs raisons que nous allons discuter en détails. En fait, trois arguments s'opposent à la thèse de Miller et expliquent qu'il n'ait pas été associé au prix Nobel : - Le paradoxe de l'oeuf et de la poule, qui de l'ADN ou de l'ARN est le premier ? - La composition chimique de l'écosystème primitif était riche en gaz carbonique, - La chimie de surface est plus simple et moins réactive qu'une soupe prébiotique. Voyons ces trois problèmes dans l'ordre et quelles voies les chercheurs explorent pour résoudre ces questions. ADN ou ARN, qui est le premier ? Pour créer une cellule, les protéines ont besoin de l'information stockée dans les acides nucléiques pour être fabriquées et pour transformer la matière. Mais ils n'assurent pas de fonction reproductrice, ils ne peuvent pas transmettre l'information. Les acides nucléiques ont besoin de l'effet catalyseur des protéines-enzymes pour assurer leur duplication. Nous sommes dans un cercle vicieux : l'avantage est-il au travail ou à l'information ? Il faudrait trouver des molécules ayant les deux propriétés.
Nous avons vu dans l'article consacré à l'anatomie et les fonctions des cellules que le rôle de l'ARN et de l'ADN polymérase - une enzyme - sont primordiaux, mais l'ARN messager est indispensable pour transmettre l'information vers les ribosomes (ARNr), lieux où se fait la synthèse des protéines. Des modèles réduits sont donc nécessaires. Mais nous savons que les protéines n'assurent pas la reproduction. Aussi les chimistes se sont-ils tournés vers les briques élémentaires des acides nucléiques. Depuis quelques années on a découvert que des fragments d'ARN avaient des propriétés catalytiques dont seules les protéines-enzymes étaient capables[12]. Une voie semble ouverte grâce aux travaux de Thomas Cech[13], prix Nobel de Chimie en 1989, qui indiqueraient que la première molécule vivante serait un ARN. Des nucléosides ou acides nucléiques (des bases azotées associées à un sucre) modifiés sont capables d'activités catalytiques propres aux protéines. Ils peuvent se reproduire spontanément et s'assembler en acides nucléiques fonctionnels : ils exercent des propriétés auto-réplicatives et catalytiques, les deux fonctions indispensables à la vie. Mais ces acides nucléiques simplifiés ne se forment pas tout seuls, c'est une "manip" qui a déclenché la réaction. Il faut bien constater qu'il n'existe pas encore de preuves de synthèse prébiotique dans les strates géologiques terrestres. Nous verrons plus loin que quelle que soit la source prébiotique (comètes, météorite, soupe primitive,...), à partir de molécules carbonées ou azotées et autres cycles aromatiques, les briques de base peuvent se former, y compris de l'ARN sous certaines conditions. Des réactions chimiques permettent donc d'élaborer les briques ad hoc, composées de chaînes courtes nécessaires à la catalyse. Des ARN suivent l'évolution darwinienne En 2022, des chercheurs de l'Université de Tokyo ont pour la première fois réussi à créer une molécule d'ARN qui se réplique et se complexifie suivant l'évolution darwinienne (cf. R.Mizuuchi et al., 2022). En effet, ils ont observé un système inerte passer d'une complexité chimique à une complexité biologique. Selon Ryo Mizuuchi, coauteur de cette étude, "Nous avons constaté que l'espèce d'ARN unique évoluait en un système de réplication complexe : un réseau de réplicateurs comprenant cinq types d'ARN avec diverses interactions, soutenant la plausibilité d'un scénario de transition évolutive envisagé depuis longtemps." Par rapport aux études empiriques précédentes, ce nouveau résultat est tout à fait original car les chercheurs ont utilisé un système de réplication d'ARN unique auto-entretenu capable de changements continus basés sur les mutations et la sélection naturelle, permettant à différentes caractéristiques d'émerger, dont celles adaptées à l'environnement afin de survivre.
Selon Mizuuchi, "Honnêtement, nous doutions initialement que des ARN aussi divers puissent évoluer et coexister. En biologie évolutive, le "principe d'exclusion compétitive" énonce que plusieurs espèces ne peuvent pas coexister si elles sont en concurrence pour les mêmes ressources. Cela signifie que les molécules doivent établir un moyen d'utiliser différentes ressources les unes après les autres pour une diversification durable. Mais ce sont justes des molécules et nous nous sommes donc demandés s'il était possible que des espèces chimiques non vivantes développent spontanément une telle innovation." Cette expérience est la première preuve empirique que de simples molécules abiotiques peuvent conduire à l'émergence de systèmes complexes et réalistes. Selon Mizuuchi, "L'évolution de la complexité observée dans notre expérience n'est que le début. De nombreux autres évènements devraient se produire vers l'émergence de systèmes vivants." Mais nous sommes encore loin de pouvoir créer une cellule vivante. Nous verrons toutefois en dernière page que certaines avancées ont été faites dans les organismes OGM qui pourraient nous conduire vers LUCA, le "Last Common Universal Ancestor" ou Dernier Ancêtre Universel Commun. L'expérience de la vie sur Terre doit forcément nous guider. Quoique fondée a posteriori et sans traces vraiment tangibles, l'origine de la vie est inscrite dans nos cellules. Il suffit de connaître le code pour pouvoir le lire. Aussi, les biochimistes tentent de réaliser les mêmes expériences mais en utilisant des composés plus simples, remplaçant le sucre ribose par le glycérol, une ose non hydrolysable dont la structure atomique ne contient que 3 atomes de carbone. Mais ces modèles réduits ne peuvent se reproduire et sont donc un échec. A l'heure actuelle on ne peut créer la vie qu'à partir d'une autre forme de vie.
Le second argument opposé au scénario original de Miller est plus important encore. Vers 1984, les biochimistes dont James Kasting découvrirent que les modèles d'écosystèmes qui simulaient l'atmosphère primitive de la Terre étaient faux. Les chercheurs pensaient qu'il y a un peu plus de 4 milliards d'années la Terre perdit son hydrogène lors de sa condensation (nous verrons page suivante qu'en 2005 cette idée a toutefois été bouleversée), le remplaçant graduellement par l'oxygène, transformant l'atmosphère réductrice originelle par une nouvelle atmosphère cette fois oxydante. Mais cette transformera s'est produite beaucoup plus tôt qu'on le pensait. En effet, dès la phase primordiale de l'évolution de la Terre, entre 4.4 et 4.1 milliards d'années, le taux d'oxygène atmosphérique a commencé à augmenter et l'air est devenu très oxydant[14]. L'oxygène s'est rapidement lié aux molécules, remplaçant toutes les liaisons C-H par des liaisons C-O qui étaient beaucoup plus stables. L'énergie étant disponible, cette transformation chimique déclencha l'oxydation du méthane (CH4) qui se transforma en dioxyde de carbone (CO2). C'est la naissance de l'effet de serre. A la fin de l'Hadéen (peu avant 3.8 milliards d'années), on ignore si l'atmosphère était encore réductrice, mais sachant que l'hydrogène s'est dissipé dans l'espace, dans le pire des cas l'atmosphère n'était plus réductrice, rendant difficile voire impossible la formation de molécules organiques dans un milieu neutre. A cette époque, l'atmosphère terrestre était donc de type volcanique, majoritairement composée de gaz carbonique, mêlée d'azote et d'un peu d'eau. Dans ce milieu très oxydant les manipulations de Miller n'auraient rien donné, les molécules prébiotiques ne se seraient pas formées.
Les chercheurs ont donc été obligés d'affiner le scénario initial. Dans ce contexte, on suppose que l'évolution chimique a très bien pu se développer non pas dans l'air, mais directement dans l'eau auprès des fractures sous-marines et des sources thermales (geysers et volcans). Sur Terre, on a découvert que les abysses sous-marines permettaient le développement d'une chimie prébiotique dans un milieu où la température était proche de 350°C. Une autre possibilité fait appel à une contamination venue de l'espace qui aurait pu remplacer ou compléter la synthèse atmosphérique ou marine. Mais dans ce cas, il faudrait expliquer comment la vie est née sur la première planète. Si cet apport est vérifié, il faudra aussi expliquer comment la nature a trié les acides aminés et les protéines pour qu'ils aient une configuration spatiale adaptée à la polymérisation terrestre. Lévogyre ou dextrogyre, nous savons que l'isomère optique d'une molécule peut être propice à la vie ou être un poison dans le cas contraire. Dernier chapitre
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