Extraits du témoignage de Vassily Alexanian, donné par visioconférence depuis sa prison de «Matrosskaya Tishina» devant la Cour Suprême de Russie, le 22 janvier 2008.Je voudrais ajouter quelques moments très importants…
(Après ces premiers mots Vassily Alexanian a une quinte de toux).
Je vous prie de m’excuser pour la toux. Je voudrais que vous entendiez un certain nombre de choses que j’ai à vous dire et qui sont d’une importance critique pour comprendre ce qui est en train de se passer.
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Je tiens à faire cesser les insinuations concernant mon soi-disant refus de me soigner. Ceux qui affirment cela, je voudrais leur prêter mon corps pour dix minutes, pour qu’ils éprouvent les douleurs infernales que je ressens. Il faut être insensé pour dire des choses pareilles. Pour qu’ils se jettent contre les murs de douleur, et qu’aucun remède ne les soulage… Qu’ils osent me regarder dans les yeux.
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Le 22 novembre 2006, le Parquet Général a compris qu’Alexanian avait des problèmes.
(C’est le 22 novembre qu’a été connu le résultat des expertises médico-judiciaires pratiquées sur Vassily Alexanian, déjà infecté par le virus du VIH. Ce résultat n'a été communiqué qu’au bout de trois mois - un temps inhabituellement long. Ici et plus loin : précisions du Centre de Presse.) Parce que cette maladie est la seule, dans la législation, à avoir comme définition juridique – "maladie incurable et mortelle". C’est un verdict dont on ne peut pas faire appel. On ne fait pas appel de la mort. Je suis prêt à répondre de chacun des mots que je vais prononcer ici.
L’enquête préliminaire était alors entièrement sous le contrôle du Parquet Général. Et que se passe-t-il alors? Le 28 décembre 2006, sous prétexte de me montrer des documents, on me conduit dans le bâtiment du Parquet Général. Je vous explique pourquoi je suis à ce jour encore en prison et pourquoi je suis en train de mourir enfermé dans cette cellule. Et donc le juge d’instruction en chef, Salavat Kunakbaevich Karimov en personne, qui à ce moment n’en était qu’à la préparation des nouvelles accusations absurdes portées contre Khodorkovski et Lebedev, me propose un marché. Mes avocats sont ici aujourd’hui, c’est en leur présence qu’on m’a emmené le voir, et ensuite on nous a laissés seuls. Il m’a dit : "La direction du Parquet Général comprend que vous devez absolument vous soigner, peut-être même à l’étranger, vous êtes dans une situation difficile. Nous, me dit-il, nous avons absolument besoin de votre témoignage, parce que nous ne pouvons pas confirmer les accusations que nous lançons contre Khodorkovski et Lebedev. Si vous faites une déposition satisfaisante pour les enquêteurs, nous vous libèrerons." Et il m’a présenté le mécanisme concret de ce marché: "Vous faites une déclaration par écrit pour demander à ce que je vous transfère à la Maison d’Arrêt du 38 rue Petrovka, et là-bas les enquêteurs travailleront avec vous intensivement une semaine ou deux. Et lorsque nous aurons obtenu des aveux de nature à satisfaire la direction, nous les échangeons," - comme il a dit - "signature contre signature, c'est-à-dire que je vous pose sur la table votre ordonnance de mise en liberté, et vous signez le procès-verbal de l’interrogatoire." Et il a essayé de me convaincre par tous les moyens, il m’a montré les premières pages des interrogatoires d’autres personnes qui auraient soi-disant accepté d’aider les enquêteurs. Mais je ne peux pas être un faux témoin, je ne peux pas accuser des gens innocents, j’ai refusé ce marché. Et je pense que si affreux que soit mon état aujourd’hui, le Seigneur me protège parce que je n’ai pas fait ça, je ne peux pas acheter ma vie à ce prix.
Le juge permet à Alexanian de s’asseoir.Ensuite mes conditions de détention ont commencé à se dégrader. Cette Maison d’Arrêt 99/1 – c’est une prison spéciale, elle n’est pas publique, il faut encore savoir la trouver. Il n’y a pas plus de cent prisonniers dedans, même dans les périodes les plus peuplées. On m'a placé dans certaines cellules… elles se rappellent encore de Beria, et d’Abakoumov ! Il y a de la moisissure et des champignons sur les murs, les staphylocoques vous rongent la peau à vif. Et ils savaient que j’avais un déficit immunitaire. Ce sont de vrai fascistes !
La voix de Vassily Alexanian tremble, le juge essaie de l’interrompre, mais il poursuit :Je vous demande de m’écouter. Veuillez m’excuser, Votre Honneur, ce n’est pas la première fois non plus que je suis devant la Cour Suprême, et à chaque fois on me rajoute un, deux, trois diagnostics en plus, quelle est la limite de ce qu’un homme peut supporter ?! En avril 2007, le juge d’instruction Khathynov – je cite les noms, parce que ces gens devront bien un jour répondre de leurs actes – dit à mon avocate ici présente : "Il n’a qu’à s’avouer coupable, il n’a qu’à accepter les conditions qu’on lui propose, et nous le libérons." Pendant tout ce temps, je précise, non seulement on me laissait complètement sans soins, mais on refusait même de me conduire faire une deuxième analyse. Ce sont des tortures, vous comprenez ? Des tortures ! Des tortures véritables, légales ! Et c’est moi qui aurais refusé de me soigner ? C’est du délire ! Vous me voyez aujourd’hui en vidéo, sans doute en noir et blanc. Si vous me voyiez dans la salle du tribunal, vous seriez horrifiés, j’ai le visage rongé par les traces des maladies que je porte en moi maintenant.
Ils veulent créer un précédent avec moi, pour se prévaloir ensuite de l’autorité de la chose jugée. Nous sommes des hommes de loi, nous connaissons l’article 90 du code de procédure pénale
(L’article 90 du code de procédure pénale de la Fédération de Russie stipule que « les circonstances établies par un jugement entré en vigueur sont admises par le tribunal, par le procureur,le juge d’instruction et l’enquêteur sans vérification supplémentaire, à moins que le tribunal les mette expressément en doute. » NdT ). Ils ne veulent plus rien avoir à prouver contre Khodorkovsky, Lebedev et les autres dirigeants.
En juin 2007, la maladie a atteint une nouvelle phase, plus grave et douloureuse. Pendant trois semaines tous les jours j’ai supplié qu’on me conduise chez le médecin. Et eux, au lieu de ça, ils m’ont même limité les médicaments ordinaires, les simples antalgiques, qui suppriment le choc douloureux. Vous vous rendez compte de ce qu’ils ont fait ? Le diable est dans les détails. J’ai subi la faim, le froid, pendant un an j’ai dormi tout habillé. Deux degrés, trois degrés dans la cellule. L’eau coule le long des murs. La moisissure. On est au XXIe siècle. Qu’est-ce que vous faites ! Pas vous, mais le pouvoir, qu’est-ce que vous faites ?!
On m’a conduit à un point où je fais peur aux médecins. Vous savez ce que signifient les chiffres qu’a cités Elena Ioulianovna ? (L’avocate Elena Lvova avait expliqué peu avant à la Cour que le malade du SIDA Alexanian avait un taux de cellules immunitaires de 4% et une charge virale de plus d’un million de copies par millilitre.) Plus d’un million et 4% ? Ça suffirait pour deux cadavres. Au-delà de cent mille les médecins se prennent la tête à deux mains. Leurs instruments de mesure se sont retrouvés bloqués au maximum !
Depuis que je suis ici on m’a diagnostiqué trois maladies graves de plus. Vous comprenez, au lieu de m’hospitaliser dans le Centre de Lutte contre le SIDA de Moscou. Où est le problème ? Le problème, en réalité, c’est que le 15 novembre on a prolongé mon délai de maintien en détention provisoire, et le 27 novembre, j’ai reçu la visite de la juge d’instruction Tatiana Borissovna Roussanova, qui a toujours été la plus proche collaboratrice de Salavat Kunakbaevitch Karimov – ce dernier est aujourd’hui le conseiller du procureur général Iouri Tchaïka, si quelqu’un l’ignore. Et elle m’a fait de nouveau la même proposition, cette fois en présence d’un de mes défenseurs, présent actuellement dans cette salle : avouez, et nous procèderons à une nouvelle expertise médico-judiciaire, puis nous vous remettrons en liberté. Ce sont des criminels ! Et même après que la Cour Européenne ait rendu son arrêt exigeant de m’hospitaliser immédiatement, elle (la juge d’instruction Roussanova) part en mission en faisant savoir à mon avocat par le juge d’instruction Egorov que la proposition est toujours valable. Il s’en foutaient, de la Cour Européenne ! Ce qu’ils voulaient, c’était m'extorquer des aveux pour mettre en scène un procès exemplaire. <…> Mais je ne serai pas un faux-témoin. Et je n’ai pas l’intention de mentir. Et je ne vais pas calomnier des gens innocents, je n’ai connaissance d’aucun crime commis par la compagnie Yukos et ses dirigeants. Ce ne sont que des mensonges.
Personne n’avait l’intention de me soigner. Je n’ai jamais refusé de traitement, je ne suis pas suicidaire. Je le répète une fois de plus : ceux qui affirment ça, qu’ils goûtent seulement à une petite partie des souffrances que j’ai éprouvées. J’ai un petit garçon à charge, né en 2002. Et c’est moi qui ne voudrais pas me soigner ?! qui ne voudrais pas vivre ?! Ce sont des mensonges. Je vous prie d’oublier une fois pour toute ces insinuations et de ne jamais y revenir. Combien j’ai fait de tentatives pour obtenir ce traitement. <…> J’ai déposé une plainte contre ce médecin, Elena Gennadievna Molokova (médecin traitant d’Alexanian dans le service des maladies infectieuses de l’infirmerie de la Maison d’Arrêt de Matrosskaya Tishina), en ce moment par exemple, elle est en congé maladie pour un mois entier. Et c’est le seul médecin spécialiste des maladies infectieuses de toute la prison. Et elle n’est pas là. Et nous n’avons aucune aide médicale ici.
La juge : Alexanian, ne vous écartez pas du sujet. Il n’y avait aucune raison pour me maintenir en détention provisoire. De plus, si le juge Fomin ( Le juge du Tribunal de Moscou qui a prolongé le 15 novembre le délai de détention de Vassily Alexanian) avait fait l’effort d’examiner les circonstances factuelles réunies au moment où le juge d’instruction a déposé sa requête, il aurait absolument dû refuser. Il n’y a dans cette décision aucun fondement légal pour me garder en prison. Je m’excuse, mais on m’a arrêté sur la base d’accusations totalement falsifiées, où figurait l’article 174.1, particulièrement grave, qui a en fait été ajouté au code pénal le 1er janvier 2002, alors que les faits qui me sont imputés datent des années 1998-1999. C’est encore quelque chose qu’il faudra tirer au clair. C’est la Cour européenne, sans doute, qui s’en chargera. Voilà comment on m’a arrêté, pour m’écarter de la compagnie. Et le 22 juin 2006, un jour avant la nomination du nouveau procureur général, l’article a subitement disparu de mon dossier, parce que c’est un délit que de m’accuser selon cet article. Vous savez vous-même que la loi n’a pas d’effet rétroactif. Et un autre article a fait son apparition.
Le juge : répondez à la question : quelle décision vous attendez de la Cour Suprême ? J’attends de vous une décision juste et humaine. J’estime que mon maintien en détention dans les circonstances actuelles et dans l’état où je me trouve n’a aucune justification légale. L’enquête est terminée, nous avons signé tous les protocoles. C’est seulement la volonté de m’assassiner derrière les barreaux. J’estime que la Cour suprême doit enfin examiner cette affaire, donner son appréciations sur chaque argument, annuler la décision du juge Fomine et me libérer. Voilà la décision que j’attends. J’estime que cette prolongation est illégale. Je demande à la Cour suprême de prouver qu’il y a une justice en Russie, que les citoyens russes n’ont pas besoin d’aller agoniser sur les marches de la Cour européenne pour obtenir un peu d’équité. Qu’on peut l’obtenir ici, à Moscou, dans votre salle. Prouvez cela. Est-ce qu’on n’a pas assez bâti sur des cadavres dans ce pays ? Mon procès n’a pas encore commencé, et ça s’appelle de la détention préventive ? Deux ans de prison qui ont ruiné ma santé ! Merci pour votre attention.
Original du texte.
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