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Date de création : 13.06.2011
Dernière mise à jour : 06.02.2025
11536 articles


L'amour et les forêts Eric Reinhardt

L'amour et les forêts   Eric Reinhardt

L'auteur :eric-reinhardt

Éric Reinhardt, né à Nancy le 2 avril 1965, est un romancier et éditeur d'art français.
Il vit et travaille à Paris.

Éric Reinhardt a vécu à Nancy jusqu’à sa sixième année, à Marseille de 1970 à 1972, à Clichy-sous-Bois, quartier du Chêne Pointu, de 1972 à 1977, puis à Mennecy, dans l’Essonne, dans un lotissement de Maisons Levitt que l’on retrouvera dans plusieurs de ses romans, de 1977 à 1983, date à laquelle il obtient son bac C au lycée de Corbeil-Essonnes et s’installe à Paris, rue de Sèvres, dans une chambre de bonne, évoquée elle aussi dans plusieurs de ses livres.
Admis dans une classe préparatoire à HEC au lycée Jacques Decour, dans le neuvième arrondissement de Paris, il intègre deux ans plus tard une école de commerce, l’Institut supérieur de gestion, avec le projet de travailler dans l’édition.
Il fait ses armes aux éditions Le Castor astral puis travaille chez Albin Michel et aux Éditions Flohic, où il s’initie à la conception de livres d’art.
Il occupe, auprès d’Éric Hazan, le poste de directeur éditorial des éditions Hazan de 1994 à 1999.

Il est, depuis, éditeur de livres d’art et directeur artistique indépendant.

Son roman, L’amour et les forêts, est publié en août 2014 aux éditions Gallimard. Présent sur les listes des prix Goncourt, Renaudot et Médicis, L’amour et les forêts obtient le prix Renaudot des lycéens, le prix des étudiants France Culture Télérama, le prix du roman France Télévisions et est désigné meilleur roman de l’année 2014 (ex-aequo) par le magazine Lire.

Ce roman est adapté au théâtre en 2017 par le metteur en scène Laurent Bazin, avec la participation d'Isabelle Adjani.

L'Amour et les forêts a fait l'objet d'une accusation de contrefaçon, relayée par l'Express, portée par l'une des lectrices dont la correspondance et le manuscrit avaient inspiré l'auteur pour créer le personnage de Bénédicte Ombredanne, ses propos et diverses scènes de l'intrigue du roman.
Ce conflit n'a pas fait l'objet d'un procès et s'est résolu par une transaction financière.

 


Romans


Demi-sommeil  Actes Sud, 1998
Le Moral des ménages, Stock, 2001
Existence, Stock, 2004
Cendrillon (roman), Paris, Stock, 2007. 
Le Système Victoria, Stock, 2011 
L'Amour et les Forêts, Gallimard, 2014 
La Chambre des époux, Gallimard, 2017 
Comédies françaises, Gallimard, 2020

Critiques :

LaLibreBelgique
11 janvier 2016
Le tir à l’arc dans la forêt devient le symbole de l’amour qui rate si souvent sa cible, mais aussi celui de la littérature qui lance ses pointes à l’aveugle et nous touche, quand c’est Eric Reinhardt qui tient l’arc.


LaPresse
29 septembre 2014
La drôlerie de l'épisode du site de rencontres contraste d'ailleurs avec l'écriture d'Éric Reinhardt, riche, quasi lyrique.


Lexpress
16 septembre 2014
L'écrivain livre dans L'Amour et les forêts le portrait sensible d'une femme pétrie de littérature, dont l'existence est décevante. Un texte fascinant et plus complexe qu'il n'y paraît sur le pouvoir et les périls de l'imaginaire.


Culturebox
15 septembre 2014
Une plongée oppressante dans les affres d'une relation empoisonnée par la jalousie.

LesEchos
03 septembre 2014
Le romancier de « Cendrillon » ou du « Système Victoria » a tendance à vouloir trop bien faire et à en faire trop, défaut que l'on avait déjà relevé dans ses romans précédents. Dans cette forêt, Reinhardt aurait dû élaguer et ne conserver que les plus belles branches ; elles sont vraiment très belles.


Liberation
01 septembre 2014
L’Amour et les Forêts est une descente aux enfers que l’auteur conte par le menu. Un morceau de bravoure, un récit puissant.

LeSoir
28 août 2014
Le magnifique portrait d’une Bovary contemporaine.

 

Lexpress
25 août 2014
Le destin de l'héroïne de L'Amour et les forêts (quel titre magnifique !) bouleversera à coup sûr plus d'un lecteur comme il a, semble-t-il, marqué la vie du narrateur, clone à peine voilé de l'auteur - qui porte d'ailleurs son nom...

Telerama
20 août 2014
L'écrivain si doué pour observer la société française, décrire les perversités du libéralisme et du monde de l'entreprise, se révèle alors métaphysique et bouleversant arpenteur des douleurs de l'esprit.

 

LePoint
11 août 2014
L'Amour et les Forêts est aussi le roman... d'un roman. Le premier chapitre est en fait une mise en abyme qui nous permet de comprendre la genèse du livre - mais est-ce réalité ? Est-ce fiction ? -, qui contient ensuite de très belles pages sur l'écriture et la littérature, sur l'importance de l'une et de l'autre, l'oxygène qu'elles sont pour l'âme.

L'histoire :

À l'origine, Bénédicte Ombredanne avait voulu le rencontrer pour lui dire combien son dernier livre avait changé sa vie.
Une vie sur laquelle elle fit bientôt des confidences à l'écrivain, l'entraînant dans sa détresse, lui racontant une folle journée de rébellion vécue deux ans plus tôt, en réaction au harcèlement continuel de son mari.
La plus belle journée de toute son existence, mais aussi le début de sa perte.

Récit poignant d'une émancipation féminine, L'amour et les forêts est un texte fascinant, où la volonté d'être libre se dresse contre l'avilissement.

 

Extraits :

 

"J'ai eu envie de connaître Bénédicte Ombredanne en découvrant sa première lettre : c'était une lettre dont la ferveur se nuançait de traits d'humour, ces deux pages m'ont ému et fait sourire, elles étaient aussi très bien écrites, c'est un alliage suffisamment rare pour qu'il m'ait immédiatement accroché."

 

"— Un jour, à force de le vouloir, elle parviendrait à être heureuse, semblait-elle vouloir dire. Elle ne donnait aucune indication sur la nature des contrariétés rencontrées, j’ignorais si ce qui l’empêchait d’être heureuse prospérait en elle-même ou dans son entourage (qu’il soit professionnel ou familial), mais en revanche sa volonté d’y résister, de les combattre, peut-être un jour d’en triompher circulait dans les profondeurs de sa lettre avec incandescence.
Ce qui accentuait cette intuition que Bénédicte Ombredanne n'allait pas très bien, c'était aussi l'importance qu'elle accordait aux livres qu'elle adorait, une importance que je sentais démesurée : comparable à un naufragé qui dérive en haute mer accroché à une bouée, elle les voyait comme détourner leur route et s'orienter lentement vers sa personne de toute la hauteur de leur coque, c'était bien eux qui allaient vers elle et non l'inverse, comme s'ils avaient été écrits pour l'extraire des eaux sépulcrales où elle s'était résignée à attendre une mort lente.
En cela je dois admettre    que les lecteurs de cette catégorie n'ont pas une attitude ni des attentes fort différentes des miennes : moi aussi j'attends des livres que j'entreprends d'écrire qu'ils me secourent, qu'ils m'embarquent dans leur chaloupe, qu'ils me conduisent vers le rivage d'un ailleurs idéal. Elle me voyait comme un capitaine au long cours qui l'aurait distinguée dans les flots depuis le pont de son navire — et qui serait venu la sauver."
     
"On est tous divisés, on est intérieurement plusieurs personnes contradictoires qui se combattent ou dont les intérêts se contredisent, on est tous amenés à jouer des rôles qui en définitive sont les facettes d'une vérité unique qu'on passe son temps à intérioriser, à travestir, à protéger du regard d'autrui et finalement à trahir, parce qu'on a honte de s'avouer aussi complexe, pluriel, tiraillé, contradictoire et donc essentiellement indéfini, alors que c'est précisément notre force."

"Chaque matin en sortant de chez elle, elle espérait qu’une trappe insoupçonnée lui serait révélée pendant la journée par une quelconque circonstance miraculeuse de sa vie quotidienne, alors elle s’éclipserait subrepticement par cette trappe pour sortir du monde réel, elle emprunterait l’escalier et descendrait doucement dans les profondeurs de ce spectacle insipide qu’était devenu pour elle-même depuis de nombreuses années le déroulement de sa propre existence, à la suite de quoi, après un temps d’excitation plus ou moins long, au terme de cette descente dans les tréfonds de sa vie intérieure, au cœur de la réalité rocheuse du temps présent, elle connaîtrait la même sidération que le marcheur de Villiers de l’Isle-Adam dans les sous-sols de sa banale auberge de campagne, une expérience sensitive insensée."

"Attirante ? Vous me demandez, Eric, pourquoi je trouve cette mer hostile attirante ? Je vais vous dire : en raison de ces lointaines profondeurs invisibles, noires, épaisses, où peuvent s’entendre les échos de nos rêves. Rien n’est pire que le dur des surfaces planes, que le tangible des surfaces dures, que l’obstacle des écrans qui se dressent, sauf si des films y sont projetés. Je préfère le profond, ce qui peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s’engloutir, de se dissimuler : l’amour et les forêts, la nuit, l’automne, exactement comme vous."

 

"Personne ne regarde les vieux planchers, personne ne scrute son quotidien usé avec l'espoir que s'y révèlent une trappe secrète, le démarrage d'un escalier, les ténèbres d'un espace inconnu. Il suffit peut-être de surveiller la surface de son quotidien, d'avoir suffisamment de sensibilité pour détecter l'existence d'un passage, pour identifier la nécessité de s'y faire disparaitre ? (Plutôt que de se dire à quoi bon, plutôt que de se dire pour quoi faire, plutôt que de se dire une autre fois, il ne faut pas, ce n'est pas bien, c'est trop risqué, qu'en penseraient les enfants ? qu'en diraient mes collègues, mes amis, les membres de ma famille, s'ils venaient à l'apprendre ?)"

"Regardez, l'ai-je entendu me dire, regardez comme la lumière est belle, vous avez eu raison de l'affirmer dans votre livre, c'est à l'automne que la lumière est la plus belle; aujourd'hui elle est miraculeuse, on la sent vibrer dans l'atmosphère comme des milliards de particules. J'ai l'impression que si j'avance la main vers la beauté de cette vision je vais pouvoir la toucher et qu'elle va réagir, comme quand on pose les doigts sur le pelage d'un chat."

"D'après ce que j'ai pu constater, elle ne portait que des couleurs sombres, elle était chaussée de bottines à lacets, elle arborait de la dentelle et des bijoux anciens, elle affectionnait le velours grenat ou véronèse de certaines vestes de coupe cintrée qu’on trouve dans les friperies. Cette allure évoquait l’univers symboliste d’Edgar Poe et de Villiers de l’Isle-Adam, de Maeterlinck, Huysmans et Mallarmé, un univers crépusculaire et pâli où les fleurs, les âmes, l’humeur et l’espérance sont légèrement fanées, délicatement déliquescentes, dans leur ultime et sublime flamboiement, comme une mélancolique et langoureuse soirée d’automne, intime, charnelle, toute de velours et de rubans soyeux, rosés, rouge sang. Certes, chez elle, ce style était timide voire indécis, il n’émergeait que par de petites touches que diluait le caractère contemporain de la plupart des vêtements ou des accessoires qu’elle portait, son apparence n’était pas excentrique, elle restait relativement modeste et donc conforme à l’idée qu’on peut se faire d’un professeur de lycée, mais à mes yeux Bénédicte Ombredanne délivrait des indices sur la façon dont elle s’imaginait qu’étaient vêtues Claire Lenoir, Ligeia, Bérénice, Morella, l’inconnue de la rue de Grammont, ses héroïnes.
— J’aime beaucoup votre bague, elle vient d’où ?
— Je la porte dans les grandes occasions. C’est une bague que m’a laissée ma grand-mère, elle la tenait elle-même de la sienne, elle date du début du XIXe siècle. On y trouve la peinture d’un regard.
— La peinture d’un regard ?
— Un œil. Regardez. Cette bague a été faite pour une femme amoureuse d’un homme qui était déjà pris. Elle a fait peindre son œil plutôt que son portrait, afin que personne ne puisse l’identifier. C’était une pratique assez courante au XVIIIe siècle.
     J’avais entre les miens les doigts vernis de noir de Bénédicte Ombredanne, un œil ancien et minuscule me regardait au milieu de cet entremêlement.
— C'est magnifique."

 

"Son mari reconnaissait spontanément qu'il lui gâchait les plus belles années de son existence, elle n'avait encore que trente-six ans, un âge auquel elle pouvait prétendre refaire sa vie avec un homme dont l'objectif serait de la rendre heureuse, un âge auquel elle pouvait jouir du meilleur de ses moyens physiques et intellectuels, un âge auquel il est impardonnable de se priver des plaisirs, des jouissances, des richesses et des gratifications qu'on est en droit d'attendre de la réalité quand on est une femme sensible, intelligente et cultivée."

 

"Rétention de désirs, de pulsions, de gaieté, de rêves, d'espérance, d'exigences, d'ambition, de tendresse, de colère, de révolte. Les conséquences de cette posture de renoncement avaient été comparables en définitive à une insidieuse accumulation d'explosifs, c'est ce qu'elle avait découvert ce soir-là quand la présence de toute cette dynamite entreposée par son abnégation dans un recoin obscur de son cerveau avait encore amplifié la violence du souffle."

      "Ses ongles vernis de noir s'immobilisèrent en surplomb du clavier, prêts à fondre sur les lettres d'un pseudonyme sublime et rayonnant, aussi magique qu'un sortilège, qu'ils feraient éclater sur l'écran. Mais, ils restèrent suspendus, frétillants comme des corbeaux en vol stationnaire.
     Bénédicte Ombredanne ne s'était jamais retrouvée dans la situation de devoir s'attribuer un substitut patronymique qui soit joli et judicieux. A part les mots bougie, lampe, glace, moquette, apparus dans ses pensées en même temps que son regard avide d'idées vagabondait dans la pièce, aucun vocable approprié ne vint éclore dans son cerveau. Elle se leva et arpenta quelques instants son bureau, elle s'approcha de la bibliothèque et son regard tomba sur le boîtier de Brigadoon, un film qu'elle adorait. Cyd était trop bref et surtout présomptueux (ne parlons pas de Cydcharisse, dont la puissance évocatrice ferait naître au sujet de ses jambes des espoirs disproportionnés), mais en revanche Fiona paraissait idéal compte tenu du rôle qu'elle entendait jouer dans la fiction qu'elle convoitait : une folle histoire d'une seule journée : belle et ardente, dansante et musicale, décisive, terriblement romantique. Elle retourna s'asseoir et, toute contente de sa trouvaille elle inscrivit Fiona dans le rectangle dévolu au pseudonyme, avant de valider son choix."

"Il y a comme ça des jours où ce n'est pas seulement le présent qui semble se consumer, mas une période beaucoup plus vaste, un important morceau d'imaginaire et de promesses, comme si ce jour particulier était à la tête d'une armée de jours pareils et d'évènements radieux, sont la prémonition fait advenir autour de soi un avenir d'une grande douceur, un palais temporel somptueux."

 

"— Les choses modernes ne me touchent pas. Pour être ému, j’ai besoin que ça soit ancien, avec un imaginaire d’un autre siècle, de préférence assez lointain. Pareil pour les gens : je les préfère quand ils ont l’air de s’être évadés d’une autre époque, les gens que je rencontre."

 

"— J'avais besoin de me prouver que je pouvais me dégager de son emprise, prendre des initiatives qui ne concernent que ma personne, secrètement, comme une femme libre. Je n'ai pas capitulé. Je suis toujours vivante. Je suis seule à diriger ma vie, contrairement aux apparences. La beauté, je sais très bien où aller la cueillir, rien ni personne ne pourra plus m'en empêcher d'exercer ce droit, à commencer par mon mari, voire mes enfants, ou le lycée, ou les convenances. Si j'ai envie de faire quelque chose, je le fais."

 

"— Si je vous comprends bien, il y aurait les hommes qui frappent les femmes par goût, par habitude, en connaissance de cause , et ceux qui les frapperaient sans les frapper vraiment, à regret, sans l'avoir voulu, quasiment par inadvertance, parce qu'une gifle leur aurait échappé, ou une bousculade, et ces hommes-là seraient pardonnés d'avance, on devrait les excuser parce qu'ils seraient, je ne sais pas, faibles ? esclaves de leurs pulsions ? pitoyables ? de leur propre aveu ? Alors leur comportement devrait être minimisé ? Je ne suis pas d'accord."

 

     "Qu’elles lui faisaient du bien, oui, du bien, sa gentillesse ! sa générosité ! cette belle et grande simplicité ! dans ce monde où tout est calculé, où chaque parole est pesée, où les relations humaines sont rectifiées en permanence par les huissiers de la méfiance et de la peur, de l’envie, de l’aigreur, et de la jalousie ! Qu'il détonnerait cet homme anachronique dans la salle des profs de son lycée, épicentre de la médiocrité contemporaine !  Mais comment est-il possible de se sentir aussi bien, et dans une telle harmonie des sensibilités, avec quelqu’un qu’on vient tout juste de rencontrer ?"

"— C’est qu’aujourd’hui je suis heureuse, indescriptiblement, si vous voulez savoir. Notre rencontre, dans ma vie bien rangée, c’est un peu comme une révolution : ces sourires sont des débordements populaires, c’est la liesse, je ne peux pas les empêcher d’éclater, ils sont comme des clameurs, j’adore cette sensation. Ces sourires ne m’appartiennent pas, la magie de ce moment ne m’appartient pas non plus, je le sais, je le sens. Cette journée est miraculeuse, elle ne reviendra pas, c’est certainement la dernière journée heureuse de toute ma vie. Je suis en train de flamber intégralement : en même temps que cette journée irréelle se déroule, je me consume de bonheur tout entière, mais vraiment tout entière, de l’intérieur, vous comprenez ? Je suis en train de brûler de joie, de l’intérieur, intégralement. Quand je partirai d’ici, il ne restera plus rien qu’un petit tas de cendres."

"Car c'est ma grande terreur, c'est que ma vie s'écoule inutilement comme de l'eau d'un robinet qu'on a oublié de fermer, ou d'un robinet qui fuit, quelque chose comme ça, tu vois.

— Je vois.
— À 
la fin tu reçois la facture, et celle-ci est disproportionnée par rapport à ta consommation réelle, ou par rapport à ta consommation consciente, c'est-à-dire que les années passent, l'eau coule, les années passent, l'eau coule, et au moment où tu réalises que ces années ont passé tu t'aperçois que tu n'as rien vécu, ou peu, ou pas suffisamment, et tu t'en veux : tu te dis merde, j'aurais dû faire un peu attention, la facture est de dix années mais j'ai vécu trois trucs marquants, le reste, eh bien, relève de la fuite d'eau, du robinet laissé ouvert.
Alors j’essaie, j’y pense chaque jour, d’être attentive au temps qui passe (c’est pour ça qu’elle me fait rire, ta pendule), même si mon existence, je le déplore, est assez terne, relativement répétitive – mais au moins ce n’est pas faute d’avoir attendu de la réalité, ce n’est pas parce que j’ai été négligente ou que j’ai laissé le temps tout seul avec lui-même pendant que j’avais le dos tourné, occupée à autre chose. Pourtant, le temps, tu vois, j’ai beau faire attention — il continue de s’écouler comme si de rien n’était."

 ."..que le temps passe vite, je ne l'ai pas assez ralenti, je ne l'ai pas assez scruté, je ne l'ai pas suffisamment immobilisé par ma pensée, tenu en joue par mes attentes et mon regard, par mon désir de vivre et par mes exigences, c'est ma faute si le temps a passé aussi vite, j'ai été négligente..."

"— Alors que là je vais leur dire que j’ai passé la journée à la campagne, parce que j’avais besoin de réfléchir. Je leur dirai que je suis tombée en panne d’essence. Ils seront rassurés, certes, si tant est qu’ils aient été inquiets, mais ils seront surtout déçus, ou irrités par les désagréments causés par cette bizarre escapade, en premier lieu le frigo vide et le fait qu’aucun repas n’aura été préparé. Ils auront faim, terriblement faim, tous autant qu’ils sont, le père comme les enfants, bien entendu, comme par hasard. La satisfaction de mes envies, de mes besoins, ils s’en tapent, tu ne peux pas savoir à quel point. Mon équilibre ou mon bien-être, exactement pareil, indifférence totale. Personne ne se demande, chez moi, jamais, si je vais bien, ou pas, si je suis heureuse, ou pas, s’il me manque quelque chose, ou pas, absolument jamais. C'est terrible, non ? Tu vois, je suis en pleine crise ! "

"— Qu'est-ce que tu es gentil. Je n'ai pas l'habitude d'avoir en face de moi quelqu'un d'aussi attentionné. À la maison, c'est moi qui doit fournir les prestations de protection, de réconfort, de pilotage, d'intendance, de logistique, d'expertise, de conseil, de tendresse, d'entretien, de sécurisation. Quoi d'autre encore. Je suis soumise à un devoir d'abnégation constante et inconditionnelle, pour tous les membres de la famille. En retour, je n'ai droit qu'à de l'indifférence. C'est normal, après tout, que la maman s'occupe de tout, non ? Pourquoi, alors, lui dire merci, lui faire sentir qu'on est contents de ce qu'elle  fait ? Je suis un peu comme la serveuse de restaurant : la serveuse de restaurant on réalise qu'elle est un être humain au moment où il manque la moutarde sur la table et qu'elle tarde à réapparaître, c'est-à-dire au moment où on commence à avoir envie de la frapper parce que le plat va refroidir et qu'on va devoir le manger sans condiment. En dehors de ces circonstances où ses manquements d'être humain provoquent la haine, elle est complétement transparente, on ne la voit pas, on lui donne des ordres en ayant l'habitude qu'ils soient exécutés comme par une machine, ou par une entité abstraite."

 

     "Elle comprit pendant ce trajet que le monde se divisait en deux catégories antinomiques. Ce fut pour elle une illumination : une découverte. Non pas les riches et les pauvres, les dominants et les dominés, ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l'ont pas. Ça, ce sont des catégories secondaires, bien visibles, non essentielles, quasiment anecdotiques, dont la première des raisons d'être est d'occulter la véritable partition de la réalité. Non, le monde se divise entre ceux qui vivent l'urgence et la beauté suffocante d'une folle passion — et ceux qui ne vivent pas l'urgence et la beauté suffocante, étourdissante, obsessionnelle, d'une folle passion. Elle ne pensait pas à l'amour, pas à l'amour à proprement parler, mais à ce sentiment brûlant qui vous saisit en vous imposant de vous laisser entraîner par son empire jusqu'à faire n'importe quoi, prendre tous les risques, enfreindre tous vos principes - surtout si cette passion est clandestine, et périlleuse. Elle était fière, ce soir-là, les mains sur le volant, ailée et palpitante, de connaître enfin ce sentiment, d'apercevoir soudain la vraie fracture qui ordonnait le monde, et de se dire qu'elle figurait, chanceuse, parmi ceux, invisibles à l’œil nu, qui connaissent les vertiges d'une passion."

"On a beau devoir faire face aux évènements les plus pénibles, on avance, les arbres repoussent, le temps passe, on peut renaître, il y a de lentes postures de ruminants aux endroits où s'amoncelaient les cadavres, les jours s'écoulent et continuent leur incessant décompte. Ce trajet nous enseigne que notre vie est bel et bien le ciel des évènements désagréables qu'on est amené à affronter, qui n'en sont que le sol, la terre, et les cailloux : les champs de bataille."

     "C’était un peu comme une forêt profonde et angoissante, constituée par les phrases que son mari lui adressait continuellement, qui toutes semblaient se reproduire à l’infini comme des centaines de troncs, jour après jour, serrées les unes contre les autres, sans issue perceptible, absolument jamais, en aucun point de ces ténèbres où Bénédicte Ombredanne se trouvait prisonnière, soumise à la fureur inquisitrice de son mari. "

     "C’est qui, ce type ? Où est-ce que tu l’as rencontré ? Où il habite ? Ce n’est pas la peine de te remettre à pleurer, c’est trop commode les larmes et les sanglots, il aurait fallu y penser avant aux conséquences de ta trahison, enlève cet oreiller, montre-moi ton visage, mieux, encore, redresse la tête, arrête ces simagrées immédiatement. Reprenons."

 

"Mon cul oui ! Tu te fous de ma gueule ! Tu me prends pour un abruti ou quoi ! Bénédicte ! C’est pour te sentir valorisée par le regard des autres femmes que tu as mis tes bas Dim Up ? Tu espérais que ces femmes, elles devineraient que tu portais des bas Dim Up sous ta plus jolie robe ? Tu m’as donné, depuis quinze jours qu’on parle de cette fameuse journée, et Dieu sait qu’on y consacre du temps, des explications plus ou moins convaincantes sur un tas de points précis, mais là, sur les bas Dim Up, tu es muette, ton imagination est sèche, ce que je peux comprendre. La raison en est relativement simple : on met ce genre de bas pour baiser. Tu n’as jamais porté ce genre de bas que le samedi soir, avec l’évidente intention de m’émoustiller, ça a toujours été plus ou moins implicite, chez toi, que le port des bas Dim Up impliquait le sexe, la séduction. Je ne t’ai jamais vue enfiler des bas Dim Up un autre jour que le samedi, et encore, le samedi soir. Je ne t’ai jamais vue enfiler des bas Dim Up un jour de semaine. Je ne t’ai jamais vue enfiler des bas Dim Up le jour où normalement tu fais les courses à Carrefour pour remplir le frigo. Comme par hasard, le seul jeudi où tu enfiles des bas Dim Up le frigo reste vide, cherchez l’erreur, il n’y aurait pas, selon toi, comme une anomalie ?"

     "Parfois, face à ces hurlements, elle avait peur que la présence de son mari dressée devant ses yeux de toute la terrifiante hauteur de sa détresse ne se transforme soudain en force physique et que ce soit ses poings plutôt que sa syntaxe qui s’abattent sur son visage pour en défaire le silence — alors il arrivait que Bénédicte Ombredanne se dissimule le visage derrière ses mains, mais cette mesure de protection qu’elle adoptait précipitait son tortionnaire dans des colères plus effrayantes encore."

"— Un inconnu ! Exactement ! Que j'ai trouvé sur internet ! Tu vois à quoi j'en suis réduite, m'inscrire sur un site de rencontres, chercher un type qui soit d'accord pour me prendre, à l'improviste, chez lui, un jeudi après-midi ! Tout ça pour me sentir vivante ! Pour recevoir de l'affection ! Parce que j'en ai marre de foutre en l'air mes plus belles années ! Parce que j'en ai marre de cette vie sans amour, marre, marre, marre ! Tu croyais peut-être que j'allais renoncer à être heureuse, me laisser couler à pic, c'est ça ? Mais je ne suis pas un caillou, je ne suis pas un caillou ! Je vais même te dire une chose, écoute-moi bien : je ne regrette pas de l'avoir fait, mais alors : pas du tout ! Si je me retourne sur mon passé, ma vie est tellement triste, monotone ! ma vie est tellement dure, froide, terne, aride ! oui, aride, sinistre, parfaitement, ce n'est pas la peine de faire cette tête ! avec toi qui me salis ! avec toi qui m'humilies , oui qui m'humilies, bien sûr que tu m'humilies, tu l'as admis toi-même il y deux mois, après cette émission à la radio ! Si je me retourne sur mon passé, c'est cette après-midi qui rayonne, une poignée d'heures avec un inconnu, c'est tout de même un comble ! Mon pauvre ami, j'ai ressenti plus de trucs forts, ce jour-là, en seulement six heures, qu'avec toi en l'espace de dix ans , c'est quand même insensé ! Parfaitement, plus de trucs forts, plus de trucs tendres, sincères, tranchants, en une seule après-midi, qu'en dix ans avec toi ! Il faut tout de même que tu le saches, c'est une information qui vaut son pesant d'or ! hurla Bénédicte Ombredanne en arpentant la chambre."

     "Quand elle eut transpercé Jean-François avec sa dernière phrase (il faisait déjà jour, des oiseaux gazouillaient derrière les vitres, l'aurore n'était pas rose ni accueillante mais plutôt grise, terne, sale, livide), Bénédicte Ombredanne ne prit pas la décision de s'enfuir de chez elle, comme elle aurait pu le faire et en avait d'ailleurs eu l'intention plusieurs fois dans la nuit, au plus fort de son insurrection, quand la gravité des propos qu'elle lançait contre son mari lui avait laissé penser qu'elle était en train de s'en débarrasser, de s'en débarrasser pour de bon, à tout jamais. Elle descendit dans la cuisine pour y faire du café, mettre du lait sur le feu, disposer sur la table les corn flakes et les gâteaux secs des enfants, sortir du réfrigérateur le beurre et les confitures. Elle se fit une entaille à l'index en coupant une tranche de pain puis elle se brûla le majeur mitoyen en la retirant du grille-pain, où elle était restée coincée. Elle réveilla ses enfants et aida Arthur à se préparer pour aller à l'école, Jean-François et elle n'échangèrent pas un seul regard, une seule parole, de tout le petit-déjeuner. Les enfants, pétrifiés par leur insomnie, au bord des larmes, n'osaient rien dire non plus. Ils avaient peur que ça recommence. À la suite de quoi, une fois douchée et habillée (elle s'habilla n'importe comment, en jean et en T-shirt, sans se laver la tête alors qu'elle aurait dû, c'était le jour), elle se rendit au lycée, déjeuna à la cantine, reprit ses cours puis rentra chez elle en milieu d'après-midi comme si de rien n'était. Après la nuit qu'ils avaient traversée, une chance unique s'était offerte à Bénédicte Ombredanne de quitter son foyer, tout du moins pour un certain temps, afin de montrer à son mari qu'elle avait repris le dessus et qu'il devait la respecter. Mais elle ne se posa pas la question de savoir si elle pouvait, si elle devait la saisir : elle se remit d'elle-même dans la routine de sa vie familiale."

"— Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? Articule, tu parles dans ta moustache, je n'entends rien.
     Le mot moustache, qui réapparaissait, la fit frémir.
     Ainsi, elle n'était pas parvenue à éliminer ce vocabulaire humiliant de la langue se son mari, même après ce qu'elle avait entrepris de si radical ?"

 

    " Pendant ses entretiens avec le psychiatre, Bénédicte Ombredanne était quasi mutique, souhaitant ne rien révéler du processus qui l'avait conduite à avaler deux plaquettes de Xanax. Elle redoutait qu'en s'éclaircissant son cas ne soit versé avec condescendance dans la catégorie des faits de société, le psychiatre les réunirait un soir dans son bureau pour les amener à réfléchir à leur situation, sans doute leur prescrirait-il une thérapie conjugale, tenterait-il de raisonner Jean-François, l'enjoindrait-il à respecter sa femme, quelque chose de ce genre."

       "Quel bonheur que d'écrire, quel bonheur que de pouvoir, la nuit, souvent la nuit, s'introduire en soi et dépeindre ce qu'on y voit, ce qu'on y sent, ce qu'on entend que murmurent les souvenirs, la nostalgie ou le besoin de retrouver intacte sa propre grâce évanouie, évanouie dans la réalité mais bien vivante au fond de soi, vivante au fond de soi et éclairée au loin comme une maison dans la nuit, une maison vers laquelle on laisse guider ses pas, seul, conduit par la confiance, l'inspiration, ses intuitions renaissantes, par le désir de rejoindre cet endroit qu'on voit briller au loin dans les ténèbres, attirant, illuminé, en sachant que c'est chez soi, que c'est là que se trouve enfermé, au fond de soi, ce qu'on a de plus précieux, son être le plus secret."


"Les mots sont si gentils, étonnamment dociles et bienveillants, ils se laissent si facilement entrevoir et cueillir, je les ordonne sur le papier à la faveur de phrases que je trouve belles, qui se révèlent spontanément au fur et à mesure que j'avance, révélant à moi-même mon propre corps empli de sensations et de forces. Elles se révèlent à moi, ces phrases, comme un paysage le long d'un chemin, il me suffit d'ouvrir les yeux, les phrases sont là dans mes pensées et je les note, je les laisse s'inscrire d'elles-mêmes sur la page, il me suffit d'être en alerte, disponible, tout entière tournée vers ce qui se passe en moi quand je marche et écris, quand je marche en moi-même et laisse tomber les mots de cette cueillette sur le papier, comme si j'étais à nouveau la jeune fille que j'ai été jadis, pleinement dans mon corps, pleinement dans la langue, pleinement dans les mots, pleinement dans mon être : car je ne suis jamais autant moi-même et dans mon être, et dans ma vérité, qu'à travers les mots, les phrases, les livres, les grands auteurs et leur génie de la verbale et tranchante fulgurance."


"Qu'ai- je fait pour mériter ça, tant de bienveillance de la part des mots et de la langue française, que j'ai pourtant tellement négligés ces dernières années, en me contentant d'enseigner, en restant strictement identique à celle que je me suis résignée un jour à devenir, en restant obstinément celle-là année après année, sans plus bouger, sans plus évoluer, en étant fixée sur mes seuls acquis, sur mes seules résignations assumées, en oubliant qui j'ai été au tout départ de ma vie, jusqu'à cette nuit des douze grains roses ?"

"Elle sentait qu'elle régressait de jour en jour dans une délicieuse irresponsabilité, enfin elle lâchait prise et pour la première fois de toute son existence elle se laissait sombrer au plus profond d'elle-même avec délectation sans avoir peur d'abandonner la réalité à son triste sort (elle se débrouillerait bien toute seule pendant quelques jours, la réalité, se disait-elle), et il était vraiment voluptueux de ne plus de sentir d'obligations ou de devoirs vis-à-vis d'aucun principe, d'aucune fonction ni de quiconque. Moyennant quoi elle était en train de reconquérir ce qu'elle avait perdu, sans y prendre garde, dans l'ordinaire de la vie sans relief, lors de ces dix dernières années, à commencer par la conscience de qui elle était — et dont la trace la plus fiable se trouvait loin dans son passé, comme il me semble l'avoir déjà indiqué."

(  Il hurlait ses murmures avec haine. Quand il parlait ainsi entre ses dents, il broyait ses phrases dans le pressoir de ses molaires avant de les lui jeter au visage comme la peau d'un grain de raisin, à peine audibles tant elles étaient écrasées par le mépris qu'il lui vouait.)


"Quand on dîne tous les quatre, il ne m'écoute pas, il ne me dit jamais le moindre mot qui pourrait amorcer une conversation, si je lui pose une question il l'élude ostensiblement, il se concentre exclusivement sur les enfants, avec lesquels il est toujours prévenant et onctueux. Il se préoccupe uniquement de leur bien-être, afin que par contraste je me sente vraiment nue, nue de toute affection, tenue pour négligeable. Encore moins qu'un animal, que l'on caresse, encore moins qu'une plante verte, que l'on arrose, encore moins qu'un objet, qu'on époussette, encore moins qu'une prostituée, que l'on rétribue."

     "J'ai essayé de le quitter deux fois, l'année dernière. Les deux fois il m'a menacée de tuer les enfants avant de se donner la mort. Moi contrairement à toi, tu peux en être certaine, je ne commettrai pas un suicide d'opérette. Je sais très bien comment m'y prendre pour qu'i y ait des cadavres."

"Elle ne voulait plus vivre, elle voulait fuir la vie qu’il lui faisait subir, elle n’avait pas d’autre choix que de mourir, j’en ai acquis la conviction, c’est pour moi une évidence. Soit en se suicidant, ce qu’elle n’aurait jamais eu le courage de faire, soit en développant une maladie incurable. Bénédicte a toujours été en bonne santé, mais depuis qu’elle était mariée avec cet homme elle n’arrêtait pas d’enchaîner les maladies, ablation de la rate, phlébites aux deux jambes puis au ventre, cancer du sein, kystes aux ovaires, psoriasis, dépression nerveuse, cancer généralisé. Elle me l’a dit, à la fin de sa vie : Marie-Claire, c’est bizarre, du jour où j’ai été mariée avec cet homme, j’ai été tout le temps malade. On dit somatiser : on dit que les gens somatisent, qu’ils produisent des maladies en réaction aux coups qu’ils prennent, à leurs angoisses, aux contrariétés qu’ils rencontrent. La dureté de ce que ma jumelle devait supporter venant de son mari la faisait somatiser par des maladies graves. Il n’y avait aucune vie chez eux, aucun amour, rien. Même de la part de ses enfants. Elle est morte de désolation. Il l’a tuée. C’est évident qu’on peut le dire comme ça."

"Bénédicte avait besoin, pour vivre, d'être dépendante affectivement. Moyennant quoi elle pouvait trouver la force d'être seule, voire solitaire, sauvage au quotidien. C'est ce que son mariage lui a procuré, être dépendante affectivement. Mais comme elle ne l'aimait pas, dès qu'elle a été mariée elle s'est inventée qu'elle était amoureuse de son mari, elle a bâti de toutes pièces, mais à posteriori, la fiction selon laquelle un authentique amour le savait réunis, ou finirait par se former, telle une émulsion chimique, peu à peu, dans le creuset de leur vie conjugale, grâce à l'adjuvant de la sincérité — et elle a commencé à souffrir de ce que Jean-François ne réponde pas à ce désir d'amour comme elle l'aurait souhaité. Mais cet amour n'existait pas, c'est son besoin d'aimer qui a créer chez elle la nécessité de cet amour, elle s'est trouvée enchaînée à une chimère dont elle savait au fond d'elle-même qu'elle n'avait pas d'existence mais à laquelle , malgré tout, elle n'a jamais cessé de vouloir croire, parce que Bénédicte était incapable de vivre sans croire.
Elle avait fini par oublier que cet amour était un mensonge, pour la bonne et simple raison que ce mensonge était devenu la réalité sur laquelle elle bâtissait sa vie."

"Au bout de quelques années, la question de savoir dans quelle mesure on a un jour éprouvé de l'amour pour une personne n'a plus aucun sens, car les choses sont telles qu'elles sont et il faut bien s'en accommoder, quel que soit le nom qu'on peut leur donner, voilà tout. Le mensonge par lequel on s'est inventé un amour peut devenir la substance, la réalité de ce qu'on est libre de considérer alors comme un véritable amour, si on le décide. Ce lointain mensonge peut prendre le nom d'amour. Sa vie, c'était ça, amour et mensonge étaient devenus deux notions interchangeables, indifférenciées, qui se mélangeaient pour constituer le fantasme, qui perdurait en elle, de réussite conjugale, de plénitude familiale, de longévité matrimoniale, au fil des jours, dans l'intimité du foyer, sous des apparences parfaitement trompeuses, y compris pour elle-même."

"Les gens qui ont manqué de reconnaissance dans leur enfance, j'ai remarqué une chose, ils aspirent adultes, à toujours plus de reconnaissance, ils sont insatiables, au travail, comme dans leur vie intime, et ça donne de grands malades, de grands pervers."

    " Un jour, il y a longtemps, peut-être une dizaine d'années, Bénédicte m'a confié que ce qu'elle aurait aimé, c'est avoir un amant et le retrouver une fois de temps en temps dans un hôtel, l'après-midi, pendant que les autres travaillent et que la ville continue de bourdonner, sans elle, industrieuse, de l'autre côté des rideaux. S'extraire de la banalité du réel pour connaître une expérience inoubliable, récurrente, addictive, de plus en plus merveilleuse, de plus en plus enchanteresse, dans les bras d'un homme, dans un recoin secret de la réalité, et de son existence. Je m'en souviens, elle m'en a parlé en ces termes, en me donnant tous ces détails, comme si vraiment elle y pensait souvent. J'ai trouvé beau que ce soit ça son rêve, mais en même temps ça m'a un peu attristée car j'ai compris que Bénédicte rêvait sa vie, elle rêvait la vie qu'elle aurait aimé avoir, sa vie était en grande partie virtuelle."

 

"Vous savez, Eric, c'est terrible de ne plus être touché. Une femme qui n'a pas de vie affective je le sens tout de suite, à sa peau, quand je la masse. Mes mains, elles se souviennent des peaux, elles lisent les vies à livre ouvert, elles comprennent beaucoup de choses. Une personne qui n'a jamais été touchée, je le sens. C'est difficile à supporter, de n'être jamais touché. Je constate souvent ce manque chez mes clientes les plus âgées, plus personne ne veut entrer en contact physique avec elles et elles en souffrent, elles sont en demande, elles veulent qu'on leur caresse le visage, qu'on leur caresse les bras, qu'on leur caresse le dos et les épaules. Qu'on leur prenne la main. C'est un besoin d'être touché, un besoin vital. J'ai vu des femmes s'écrouler, après un massage. Je leur masse longuement le corps, je sens qu'il se passe quelque chose de fort et juste après je les vois qui s'écroulent et qui pleurent dans mon salon sans pouvoir s'arrêter, au point que je doive annuler le rendez-vous d'après. Des femmes absolument inconsolables, dont j'avais senti qu'elles n'avaient pas été touchées depuis des années, comme si mes mains avaient fait remonter dans leur mémoire le souvenir qu'elles possédaient un corps, et que sentir son corps est essentiel, que c'est dans le fond la plus belle chose qui soit."

 

C’est sans aucun doute le film le plus attendu de ce 76e Festival de Cannes. En salles le mercredi 24 mai 2023.
Il est réalisé par Valérie Donzelli et Audrey Diwan et met à l’honneur Virginie Efira et Melvil Poupaud. Un film fort et puissant, qui n’est autre qu’une adaptation du roman éponyme d’Eric Reinhardt publié aux éditions Gallimard en août 2014.
Il raconte l’histoire de Bénédicte Ombredanne, qui désire rencontrer l’auteur car elle a adoré son dernier livre.
Ce dernier décèle alors des failles chez cette femme et décide alors de pousser l’investigation.
Elle lui raconte sa vie difficile, celle d’un mari pervers, harceleur, qui lui fait subir chaque jour une maltraitance psychologique.
Eric Reinhardt s’est donc inspiré du témoignage de plusieurs femmes et s’est imprégné de leur triste histoire.
Bouleversées par cette histoire, Valérie Donzelli et Audrey Diwan ont donc décidé de l’adapter au cinéma, en se rapprochant au maximum de l’histoire de base, mais en se permettant quelques histoires supplémentaires, notamment sur les prémices de l’histoire d’amour entre les deux protagonistes.
Les noms des personnages ont également été changés, notamment pour aider les deux réalisatrices à s’immerger au mieux dans l’histoire et de se l’approprier encore un peu plus en redonnant une identité, les faisant renaître.

(379) "L'amour et les forêts" : du roman au livre évènement - YouTube

 

Mon humble avis

Avec ce livre, je découvre l'auteur Eric Reinhardt.
Le fait qu'il ait inspiré un film m'a donné envie de le lire.
Très belle écriture de l'auteur avec de longues et belles phrases aussi bien dans ses descriptions de la nature que dans ses dialogues.
— Je préfère le profond, ce qui peut se pénétrer, ce en quoi il est envisageable de s'engloutir, de se dissimuler : l'amour et les forêts, la nuit, l'automne, exactement comme vous.
Un style à la fois pudique et osé, mais qui met en évidence la beauté de la langue française écrite, le plaisir d'écrire.
"Quel bonheur que d'écrire..."
et le plaisir de lire :
"Moi aussi j'attends des livres que j'entreprends d'écrire qu'ils me secourent, qu'ils m'embarquent dans leur chaloupe, qu'ils me conduisent vers le rivage d'un ailleurs idéal."

Une très belle étude psychologique des personnages et des sujets abordés : la violence dans le couple, le harcèlement moral, la violence des mots, l'écrasement de l'autre avec la jalousie, la domination, les phrases assassines qui humilient,
"Tu n'es pas une femme, me dit-il. Quand on marche dans la rue et que l'on croise une jolie femme, ou bien une femme tout à fait ordinaire, il me dit ; ça tu vois, ça c'est une femme ,tu vois la différence? Toi tu n'es pas une femme."
Les insultes, les brimades qui détruisent jours après jours et qui
annihilent toute volonté et toute confiance en soi...
C'est l'histoire bouleversante et tellement d'actualité d'une femme prisonnière d'une relation toxique, malsaine et destructrice avec un mari pervers narcissique. 
Un livre de Marie-France Hirigoyen "le harcèlement moral au quotidien "explique très bien cet engrenage terrible et contre des personnes forcément gentilles, humaines et empathiques. C'est tout à fait ce que Eric Reinhardt fait ressortir dans son livre.
Il nous rappelle le rapport étroit entre le mal être, la souffrance et la maladie :
"Marie-Claire, c'est bizarre, du jour où j'ai été mariée avec cet homme, j'ai été tout le temps malade. On dit somatiser : on dit que les gens somatisent, qu'ils produisent des maladies en réaction aux coups qu'ils prennent, à leurs angoisses, aux contrariétés qu'ils rencontrent.
L'auteur nous ramène à des questionsexistentielles : 
Qui sommes nous, avons nous fait les bons choix, sommes nous réellement heureux ?
"On est tous divisés, on est intérieurement plusieurs personnes contradictoires" 
C’est drôle, quand on s’enfonce ainsi en soi et qu’on marche vers cette lointaine lumière habitée, c’est comme un paysage nocturne qui se déploie, grandiose, empli d’autant de sensations et de phrases qu’une forêt peut raisonner de cris d’oiseaux et de bruissements d’animaux, de senteurs de fleurs et d’écorce, de mousse, de champignons.
"Elle avait fini par oublier que cet amour était un mensonge, pour la bonne et simple raison que ce mensonge était devenu la réalité sur laquelle elle bâtissait sa vie."
J'ai aimé la trame du récit et comment toute l'histoire est racontée.
Un livre bouleversant et émouvant qui ne devrait pas décevoir en film au cinéma d'après la présentation ci-dessus.
Et un sujet, hélas, toujours d'actualité...

BRIGITTEORDI