Henri, c’était le panache et la camaraderie, la drôlerie aussi. Dans le trio qu’il formait avec Daniel Bensaïd et Alain Krivine à la tête de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) à la fin des années 1960, il était le plus populaire. Beau gosse rieur, il avait du bagout et une solide expérience des mouvements de jeunesse acquise dans les rangs de l’Hachomer Hatzaïr (mouvement scout laïque, sioniste et socialiste), ce qui l’a conduit à organiser, efficacement, le service d’ordre de la JCR.
Un meneur, en somme, mais sympathique, blagueur, qui ne jouait pas excessivement les matamores. Lors des meetings, dans la grande salle de la Mutualité, avant d’intervenir en vaillant orateur, le trac avouait-il, lui soulevait littéralement le cœur. Boulevard Saint Marcel, dans le petit appartement qu’il partageait avec Pascale, sa compagne d’alors, venue elle-aussi de l’Hachomer Hatzaïr, le confort était rustique (avec une douche sur les WC à la turque) et l’atmosphère familialo-politique autant qu’enfumée.
C’est Krivine, de trois ans son aîné, et déjà membre de la IVe Internationale trotskyste, qui avait approché Weber. Tous deux étaient étudiants à la Sorbonne et membres du Secteur Sorbonne-Lettres de l’Union des étudiants communistes (UEC). Ils sont devenus amis et quand, en 1965, le Secteur Lettres a été exclu pour dissidence gauchiste, ils ont créé la JCR avec notamment Daniel Bensaïd et Gérard de Verbizier, le seul goy de la bande, aristo en plus, mais très « yiddishisé » disions-nous, ce qui était un inépuisable sujet de plaisanterie.
Je les ai connus l’année d’après, en entrant à l’université, par l’intermédiaire de Charles Michaloux, un autre fils de juifs ashkénazes. Nous étions nombreux, internationalistes convaincus, exégètes scrupuleux, férus d’histoire révolutionnaire et rompus à l’art du commentaire des textes canoniques. Peut-être était-ce une façon de séculariser un vieil héritage, même si tout ceci, bien sûr, n’était pas une exclusivité juive.
Henri Weber © DR
Dans son livre, Rebelle jeunesse, premier tome de ses mémoires (chez Robert Laffont), Henri a raconté avec l’ironie auto-protectrice qu’il affectionnait les tribulations de sa famille de la Galicie envahie par les nazis à l’Union soviétique où, ayant refusé la nationalité du pays, ils furent envoyés en Sibérie puis dans un camp de travail, à Leninabad, au Tadjikistan. C’est là qu’il est né le 24 juin 1944.
Puis la famille, retournée en Pologne et confrontée à l’antisémitisme persistant, est venue à Paris. Il y raconte son enfance turbulente rue de la Mare, les semonces moitié en yiddish, moitié en polonais et son adolescence à l’Hachomer, où il est entré avec son frère qui, lui, ira s’installer dans un kibboutz en Israël. Et plus encore ses années militantes de politique dévorante, mais aussi de fêtes, de chansons et de liberté qui ont, je crois, irradié sa jeunesse comme celle de beaucoup d’entre nous.
Je me souviens de l’accueil qu’il fit dans la cour de la Sorbonne aux Nanterrois que nous étions, membres du Mouvement du 22 mars, de ses discours enflammés lors d’innombrables meetings, de sa fière allure, poing levé et chantant à plein gosier en tête de manif. Je me souviens aussi de ses blagues plus ou moins légères, de sa gouaille de galopin de Belleville qu’il aimait à forcer pour provoquer, ou bien de la façon dont il évoquait, un rien bluffé par ce milieu, son séjour avec Daniel Bensaïd chez Marguerite Duras, après la dissolution de la JCR. Michel Rotman, ami et militant, leur avait trouvé cette « planque » à Saint-Germain des Prés pour échapper à l’arrestation et écrire à quatre mains Mai 68, une répétition générale7 paru aux éditions François Maspero.
Sa rencontre avec Fabienne Servan-Schreiber et leur grand amour vont le faire entrer dans un tout autre milieu encore. « Nous étions si différents ! J’étais un fils du peuple, activiste professionnel, toujours par monts et par vaux, passant d’un meeting en province à une réunion du bureau politique, d’un colloque universitaire à une manifestation plus ou moins tolérée. Elle venait de la grande bourgeoisie française, à l’intersection des Stern, dynastie de banquiers apparue sous le Second Empire, et des Servan-Schreiber, fondateurs des Échos, de L’Express et de L’Expansion », écrit-il amusé dans Rebelle jeunesse.
Certains de ses anciens camarades y verront l’explication de sa conversion à la social-démocratie dans les années 1980, de son entrée au PS, de ses mandats de sénateur, puis de député européen et de ses prises de position dans cette « deuxième partie de [sa] vie » à laquelle il devait consacrer le second tome de ses mémoires. C’est assez discutable : pourquoi faut-il toujours chercher la femme ? Et assez mécaniste, comme si à chaque milieu correspondaient des options politiques. Ce fou de politique a choisi d’en faire autrement, Fabienne de son côté soutient de nombreuses causes. On peut avoir des désaccords sans pour autant rompre les amitiés.
Me revient un dernier souvenir très fort à ce sujet. Lors de l’enterrement, en 1994, de leur fille Clara, l’un des trois enfants qu’Henri et Fabienne ont perdus – car avant il y avait eu Vania et après il y aura Agathe –, Henri était entouré du cercle de ses anciens amis militants, comme une garde rapprochée.
Ces deuils sont des fêlures auxquelles Fabienne et Henri ont opposé la vie et la joie avec Matthias, Clémence et Inès.
Nicole Lapierre