Il a suffi d’un billet de blog de Jean-Luc Mélenchon pour rappeler les divergences béantes qui opposent les différentes composantes de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) en matière de relations internationales, et enflammer la gauche en plein cœur de l’été.
Le 4 août, réagissant à la visite de la présidente états-unienne de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan – l’île dont Pékin revendique la souveraineté –, le chef de file de La France insoumise a condamné une « provocation des USA », « lourde de conséquences », au moment même où les militaires chinois lançaient des exercices militaires de grande ampleur
Dans un court texte, il développe sa vision toujours « non alignée » de la politique internationale : « Pour les Français depuis 1965 et le général de Gaulle, il n’y a qu’une seule Chine. […] On voit bien comment les USA veulent ouvrir un nouveau front. [...] Quels que soient l’ampleur et le niveau des critiques qui peuvent être adressées au gouvernement chinois, nous devons refuser de cautionner la guerre à la Chine pour satisfaire les vues des USA sur Taïwan. Si j’avais été élu, j’aurais tenu ce raisonnement avec le gouvernement US », annonce-t-il, depuis la Colombie où il achève un voyage en Amérique latine.
Le soutien gênant de l’ambassade de Chine
De fait, la visite de Nancy Pelosi n’a pas été sans conséquences. À la suite de celle-ci, la Chine a, outre les manœuvres militaires, annoncé mettre fin à la coopération avec les États-Unis sur plusieurs dossiers, dont « les négociations sino-américaines sur le changement climatique ». « Une catastrophe totale pour le climat », a réagi l’expert du Giec François Gemenne sur Twitter.
Mais incidemment, c’est aussi la gauche française qui se retrouve en proie à ses divisions sur le sujet – pour rappel, les désaccords sur la politique internationale ou l’Europe, dont on sait à quel point ils divisent le PS, EELV et La France insoumise (LFI), avaient été renvoyés au débat parlementaire lors des négociations pour sceller l’accord de la Nupes.
L’ambassade de Chine a repris, le 4 août, un passage du texte de l’ancien candidat à la présidentielle (désormais sans mandat puisqu’il n’est plus député), en le remerciant « pour son soutien constant à la politique d’une seule Chine ». Un baiser de la mort qui a vite fait de susciter un flot de critiques de ses partenaires de la Nupes.
Le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), Olivier Faure, a commenté de manière lapidaire, sans faire tout de suite référence à Jean-Luc Mélenchon : « L’opportunité de la visite de N. Pelosi à Taïwan est discutable, la volonté des Taïwanais de vivre en démocratie ne l’est pas. »
Rapidement, des membres de la direction d’Europe Écologie-Les Verts ont également réagi. « Cette déclaration, clairement, est une provocation de plus et une provocation de trop. Lutter contre les oppressions n’est pas un art à géométrie variable », écrit Marine Tondelier, membre du bureau exécutif d’EELV, tandis que le secrétaire national Julien Bayou pointe la tendance de Jean-Luc Mélenchon à minorer, par défiance envers les États-Unis, les autres menaces impérialistes, en renvoyant à sa première réaction face à l’invasion russe en Ukraine.
L’ancien candidat écologiste à la présidentielle, Yannick Jadot, qui avait été le détracteur le plus tenace du candidat insoumis sur la guerre en Ukraine, a aussi été très explicite : « “Une seule Chine”, c’est d’abord “une seule dictature”. La liberté et la démocratie sont des joyaux au cœur de nos combats politiques. Partout ! »
Ces divergences d’interprétation apparaissent nettement dans le communiqué d’EELV publié le 5 août, qui considère que la visite de Nancy Pelosi « a servi d’alibi au régime chinois pour une nouvelle escalade ». « La Chine est une dictature. Ce régime organise le génocide des Ouïghours, et la répression d’autres peuples comme les Tibétains met à mal quotidiennement les droits humains sur son sol », rappellent les porte-parole du parti, Chloé Sagaspe et Alain Coulombel.
Une bataille culturelle et identitaire
Si la visite de Nancy Pelosi à Taïwan est critiquée par les Chinois, elle suscite aussi des interrogations chez certains pays de la région alliés des États-Unis, qui n’ont guère apprécié d’être mis devant le fait accompli alors que la situation est volatile. Mais se poser la question de l’opportunité d’une telle visite ne signifie pas qu’il faille se ranger derrière la propagande de la République populaire de Chine au nom d’un anti-américanisme hérité des luttes de la guerre froide.
C’est en effet faire peu de cas de la voix des Taïwanais qui, dans leur immense majorité, rejettent le « modèle chinois » de Xi – la toute-puissance du Parti-État, la répression à tout-va et le nationalisme han –, qui va à l’encontre de ce qu’est devenue la société taïwanaise depuis la démocratisation des années 1980.
Depuis le passage des Néerlandais jusqu’à l’arrivée massive des Chinois du continent en 1949, en passant par le joug japonais, la société taïwanaise est le fruit d’une vague de colonisations successives. L’identité taïwanaise, souligne le sinologue Arif Dirlik dans un texte publié en 2018 (un an après son décès) dans la revue Boundary 2, n’est pas « simplement une version locale d’une quelconque “sinité” abstraite, mais une identité indépendante, le produit d’un processus non pas de “sinisation” mais de taïwanisation ».
Reconnaître Taïwan non pas comme une « variante provinciale de la culture han mais comme une formation nationale séparée avec son identité distincte formée des interactions entre les cultures aborigènes, les vagues successives d’immigrants Hoklo et Hakka venus du sud-est de la Chine et les “réfugiés” post-1945, et marquée par les héritages complexes de l’expérience coloniale de l’île, remet en question l’idéologie de la “sinisation” », écrit Dirlik.
Il peut exister une culture chinoise non purement han, mêlée, ouverte, semble dire Taïwan, le premier pays d’Asie à avoir légalisé le mariage pour tous, alors que la Chine met en prison les militantes féministes de premier plan. Un pays où, après son élection en 2016, la présidente Tsai Ing-wen a présenté ses excuses aux peuples autochtones « pour les souffrances et les injustices [...] subies au cours des 400 dernières années », alors que la Chine réprime férocement les Ouïghours, ethnie musulmane du nord-ouest du pays.
Les jeunes dans l’île sont très attachés à ce visage postcolonial de leur société, en témoigne une effervescence culturelle et politique passionnante (lire ici). C’est ce que n’acceptent pas les plus fervents nationalistes han du Parti communiste. Il suffit d’écouter l’ambassadeur chinois en France, Lu Shaye, qui, sur BFMTV, promet aux habitants taïwanais une bonne rééducation idéologique comme dans les années 1950 pour les mettre au pas. « Après la réunification, on va faire une rééducation. Je suis sûr qu’à ce temps-là la population de Taiwan deviendra favorable à la réunification et deviendra patriote », a-t-il lancé avec sa morgue habituelle de bureaucrate zélé. On comprend pourquoi ils n’ont guère envie d’y goûter et se battent pour défendre leurs libertés.
[L’ambassadeur de Chine en France sur BFMTV le 3 août 2022. © BFMTV]
C’est l’un des aspects cachés de la confrontation avec la Chine continentale. Il s’agit aussi d’une bataille culturelle et identitaire : Taïwan est un « point chaud », car l’île questionne le « roman national » de Xi Jinping et du Parti-État en Chine.
Un anti-impérialisme à géométrie variable
La question taïwanaise a, en effet, des « implications indésirables pour l’identité nationale et les politiques ethniques de la République populaire de Chine », arguait, en 2004, Melissa J. Brown dans son livre Est-ce que Taïwan est chinois ? : « Si les Taïwanais sont autorisés à “quitter” la nation en raison des différences ethniques, alors pourquoi pas les Tibétains, les musulmans turcophones (comme les Ouïghours) ou même les Cantonais ? L’indépendance taïwanaise pourrait avoir un effet domino qui désagrégerait la République populaire de Chine, comme l’Union soviétique ou, pire, la Yougoslavie. »
La question est toujours d’actualité. Alors, oui, après Hong Kong, Taïwan est un enjeu crucial pour Xi. Pour lui, c’est un contre-modèle dont il faut se débarrasser. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Luc Mélenchon, ce ne sont pas les Taïwanais qui cherchent la guerre contre les Chinois, mais bien Pékin qui mène des exercices militaires à tir réel et avec des tirs de missiles balistiques.
Tous les impérialismes doivent être dénoncés, pas seulement l’impérialisme états-unien et ses effets désastreux en Irak, en Afghanistan et en Libye, mais aussi l’impérialisme russe qui attaque l’Ukraine, et l’impérialisme chinois qui intimide ses voisins et Taïwan, et qui a mis au pas les habitants de Hong Kong. Regarder le monde avec de vieilles lunettes ne permet pas de le comprendre et vous enferme dans vos vieilles lunes.
François Bougon et Mathieu Dejean