Colombie: Peur et désir de paix dans le Catatumbo, région meurtrie par les guérillas
Des guérilleros armés à moto patrouillent sur une des routes poussiéreuses du Catatumbo, région du nord de la Colombie frontalière du Venezuela à laquelle l'armée ne peut accéder, théâtre la semaine dernière d'affrontements meurtriers entre guérillas.
L'AFP a été tolérée dans cette zone où l'attaque des rebelles de l'Armée de libération nationale (ELN) contre des dissidents de la guérilla des ex-FARC a fait plus de 80 morts, au moins 36.000 déplacés et des milliers de personnes confinées.
Selon le bureau du défenseur du peuple, organisme de défense des droits humains, c'est le plus grand déplacement forcé en un seul "événement" depuis le début en 1997 de ce type de registres.
Cagoulés et lourdement armés, les guérilleros de l'ELN multiplient les points de contrôle sur les routes de la région pour empêcher l'entrée de militaires et traquer leurs rivaux dans cette enclave reculée où se mêlent champs de coca, extraction illégale de charbon et point de passage du principal oléoduc du pays, cible de pillages.
Malgré l'ordre du président de gauche Gustavo Petro de reprendre le contrôle de la zone, aucun signe de mouvement de troupes. Les civils circulent dans des véhicules auxquels sont attachés des drapeaux blancs pour seule protection.
A la lisière des montagnes, quelques-uns des plus de 50.000 hectares de champs de coca, le principal composant de la cocaïne dont la Colombie est le premier exportateur mondial. Sa production et son exportation sont sources de conflits entre les différents groupes armés du pays : cartels de narcotrafiquants ou guérillas à la lointaine idéologie révolutionnaire.
- "Confinés" -
"Ces guerres durent depuis des années", souffle Luz Franco, 44 ans, propriétaire d'une épicerie.
Le 16 janvier, jour de l'attaque engagée par l'ELN fondée en 1964, a ravivé en mémoire les pires heures du conflit armé colombien qui en six décennies a touché 9,8 millions de personnes, déplacées pour la majorité, et fait 1,1 million de morts.
Mme Franco raconte avoir fermé la porte de sa maison et attendu fébrilement avec son mari et ses deux enfants de 10 et 15 ans que cessent les tirs au-dehors.
"On a pu voir le groupe (de guérilleros) entrer dans le village", dit-elle. "Tout le monde s'est confiné ce jour-là, tous cherchaient un endroit pour s'abriter (...) On ne savait pas très bien ce qui se passait".
Il y avait bien des rumeurs sur les tensions grandissantes entre ELN et dissidents des Forces armées révolutionnaires de Colombie, qui n'ont pas signé l'accord de paix de 2016. Mais l'attaque a été une surprise.
Pendant des jours, l'ELN a mobilisé des centaines de combattants du département voisin d'Arauca. Selon l'armée colombienne et des organisations sociales, les rebelles ont mené une véritable chasse à l'homme "liste en main", accusant des civils de complicité avec leurs rivaux.
Parmi les 80 morts figurent un bébé, deux mineurs, et des signataires de l'accord de paix de 2016 accusés d'avoir collaboré avec les dissidents.
La propriétaire d'un restaurant, qui souhaite rester anonyme, raconte que son mari a été enlevé pendant quatre jours avant d'être libéré. Il ne sort plus de chez lui depuis, et dit souffrir de séquelles psychologiques.
Le bureau du Défenseur du peuple indique que "cinq personnes sont toujours portées disparues, tandis que d'autres ont réussi à s'échapper". Il oeuvre comme médiateur, et l'AFP a été témoin de l'exfiltration de trois femmes qui avaient été séquestrées, et d'un homme contraint de fuir.
- "Nous voulons la paix" -
"On traverse une crise (...) On ne s'y attendait pas", déclare à l'AFP Edgar Guerrero, 34 ans, chef de la communauté d'Asserio, un hameau du Catatumbo. Il peste contre le gouvernement, qui selon lui n'a pas tenu sa promesse d'amener la paix dans la région.
Lorsque l'armée n'est pas présente, les rebelles prennent le contrôle des villages, couvrant les façades d'affiches d'Ernesto "Che" Guevara, dirigeant de la révolution cubaine dont dit s'inspirer la guérilla de l'ELN, qui revendique 60 ans d'insurrection armée. Les dissidents des FARC (d'inspiration marxiste) placardent eux des posters d'anciens commandants.
Le président Petro a suspendu les pourparlers de paix ré-engagés avec l'ELN lors de son arrivée au pouvoir en 2022. Le premier président de gauche de la Colombie, lui même ex-guérillero (membre du M-19 démobilisé en 1990), a qualifié la situation "d'événement parmi les plus dramatiques" de "l'histoire contemporaine de la Colombie".
Il a décrété l'état d'urgence (permettant au gouvernement de prendre des mesures extraordinaires, débloquer des ressources financières ou restreindre la mobilité), envoyé 5.000 hommes dans le Catatumbo, et réactivé les mandants d'arrêts contre les dirigeants de l'ELN suspendus le temps des pourparlers de paix.
Il considère désormais l'ELN comme un "corps armé dominé par la cupidité", des "seigneurs de la guerre" et "des assassins à grande échelle".
Dans une rue du village de Teorama, une banderole dit : "Nous voulons la paix".
Un voeu pieux des habitants du Catatumbo, nombreux à penser que la vengeance des dissidents ne tardera pas à venir.