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Par Anonyme, le 16.11.2020
je n'aime plus
je veux que tu écris la fable avec une récapitulatio n.. c'est plus bien
Par Amel, le 01.04.2017
@m. marc brullemans
merci pour l'invitation. je serai en classe avec mes étudiants(es) de physique demain
Par philosophiescience, le 02.05.2016
plusieurs scientifiques du regroupement vigilance hydrocarbures québec (rvhq.ca) et du collectif scientifique
Par Marc Brullemans, le 02.05.2016
ce projet est tout simplement celui de la bêtise humaine ou quand l'argent fait perdre la raison! nous, pauvre
Par Brigitte Garneau, le 02.05.2016
Date de création : 13.02.2011
Dernière mise à jour :
21.12.2024
40 articles
NOUVEAU RÉALISME ET NOUVELLES LUMIÈRES
(et peut-être un peu pourquoi le Québec ne va nulle part)
Partie III : Maurizio Ferraris
MANIFESTE DU NOUVEAU RÉALISME - Maurizio Ferraris[i]
Se voyant vivre dans une époque de « populisme médiatique » (p. 12), l’auteur en accuse le postmodernisme :
« Le progrès en philosophie (comme dans le savoir en général) implique la confiance dans la vérité. La méfiance postmoderne dans le progrès a, elle, adopté l’idée qui trouve son expression paradigmatique chez Nietzsche … « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », car le monde vrai est fini et devenu une fable. » (p. 10-11)
Et il se propose de s’attaquer aux deux dogmes du postmoderne :
« que toute réalité est socialement construite et infiniment manipulable, et que la vérité est une notion inutile parce que la solidarité est plus importante que l’objectivité. » (p. 7)
Lorsqu’il donne comme deuxième dogme une opposition entre solidarité et objectivité, il s’attaque directement au pragmatiste Richard Rorty et j’y reviendrai plus loin.
L’intérêt de ce livre est de nature didactique parce que Ferraris nous présente très bien ce qu’il appelle les trois falsifications du postmodernisme qui ont eu comme conséquence l’abandon graduel, dans la vie publique, de l’exigence d’objectivité et son remplacement par le recours à l’instinctif et à l’émotif, ce à quoi s’attaquera également notre troisième auteur, Joseph Heath. Quelles sont ces trois falsifications? Ce sont, d’après Ferraris, celles de l’être-savoir, du vérifier-accepter et du savoir-pouvoir. L’utilisation du terme « falsification » ne m’est pas apparue très évidente mais je crois comprendre que ce que l’auteur veut dire est à peu près ceci (p. 34-36) : en confondant être et savoir (ontologie et épistémologie), les postmodernes ont entaché la crédibilité de l’un et de l’autre; en laissant entendre que la vérification de la réalité entraînait nécessairement à l’acceptation des choses existantes, les postmodernes induiraient à penser qu’il n’y a rien qu’on puisse y faire; et en soumettant que « dans chaque forme de savoir se cache un pouvoir vécu comme négatif », « le savoir, au lieu d’être relié à l’émancipation, se présente comme un instrument d’asservissement ».
La falsification de l’être-savoir :
C’est la base même de l’idéalisme : toute connaissance est « construite », nous habitons un monde de représentations ne nous permettant pas de sortir de nous-mêmes. Poussé à l’extrême, ceci, qui est un simple constat, peut résulter en deux erreurs philosophiques graves : le relativisme (toutes les idées se valent) et un sentiment d’impuissance :
« Si le monde est ma construction, ne puis-je le changer comme je veux? Ou s’il est une construction d’autrui, n’ai-je pas un motif de plus pour en décréter l’irréalité?
…
Ainsi, l’argument décisif pour le réalisme n’est pas théorique mais moral, car il est impossible d’imaginer une conduite morale dans un monde sans faits ni objets. » ( p. 66-67)
C’est à Kant, dans sa Critique de la raison pure, que Ferraris fait correctement remonter le début du constructivisme. Et cela est indéniable. Ce sera tout le travail de la Critique de la Raison Pure que de tenter d’isoler les conditions de production de tout savoir. Kant parlera de filtres que nous imposons en quelque sorte sur la connaissance du monde telle que nous la construisons à partir de nos sens et de notre raisonnement. Les deux a priori principaux que nous imposons sur notre façon d’appréhender le monde sont les concepts de l’espace et du temps: notre esprit ne peut concevoir des objets que situés quelque part dans l’espace, occupant un volume, et à un moment donné, occupant une durée. Dans les deux cas, Kant nous dit que ces représentations ne sont valides que du point de vue de l’humain. Kant nous décrit par la suite maintes catégories par lesquelles nous développons progressivement une classification des objets pour parvenir à une conceptualisation. De tout cela, il ressort en effet que, pour Kant en tout cas, la question est réglée. Oui, il existe bien un monde extérieur, un monde de la chose-en-soi. Mais, non, nous n’y avons pas accès directement. La carte du monde que nous sommes appelés à tracer ne sera toujours que ça, qu’une carte, et non le terrain.
Et Ferraris de continuer en faisant ressortir, correctement encore, que le problème du postmodernisme ne vient pas de ce constat, qui est à mon avis incontournable, mais du fait d’une confusion entre ontologie et épistémologie.
Les trouvailles de Kant s’appliquent à l’épistémologie, qui est une théorie de la connaissance. Mais que notre connaissance ne puisse avoir accès directement, de façon fusionnelle, à la chose-en-soi, ce qui est une bonne épistémologie, ne devrait pas mener à conclure que le monde extérieur à nous et indépendant de nous n’a pas d’existence réelle, ce qui serait une mauvaise ontologie. On appelle « constructivistes » ceux qui adhèrent pleinement à ces idées de Kant quant à l’épistémologie :
« En suivant et en radicalisant Kant, les constructionnistes [sic] confondront sans reste l’ontologie avec l’épistémologie (c’est-à-dire qu’ils aboliront même le noumène), ce qu’il y a (et qui ne dépend pas des schémas conceptuels) avec ce que nous savons (et qui dépend des schémas conceptuels).
…
l’on pense que le monde « là dehors » est une chimère et que le rapport avec le monde passe nécessairement à travers les schémas conceptuels…
…
À travers l’action combinée de cette falsification postmoderne avec les deux autres (celle du vérifier-accepter, selon laquelle la connaissance est résignation, et celle du savoir-pouvoir, selon laquelle la connaissance est manipulation), on arrive au discrédit complet du savoir … » (p. 42-43)
Ferraris utilise ensuite plusieurs pages à réconcilier ontologie et épistémologie. Pour ce faire, il faut revenir au réalisme, c’est-à-dire à la reconnaissance de l’existence d’un monde extérieur à soi-même. A contrario, on dira qu’est idéaliste le penseur qui n’acceptera que du bout des lèvres l’existence d’un monde extérieur, indifférent aux schémas conceptuels que l’on s’en forme.
Ferraris introduit et développe l’idée que l’existence d’un monde extérieur est prouvée par l’existence d’objets et de faits « inamendables : ce qu’on trouve devant soi ne peut être ni corrigé ni transformé par un appel aux schémas conceptuels, au contraire de l’hypothèse constructionniste. Ce n’est pas seulement une limite, c’est aussi une ressource. » (p. 52) Qu’il existe un monde extérieur à nous, un monde indépendant de nos schémas conceptuels, est montré lorsque l’expérience se confronte « avec la surprise. Il y a toujours quelque chose d’imprévu qui peut se présenter et briser la régularité. » (p. 53) Peirce évoquait la même idée comme preuve de l’existence d’un monde extérieur mais il parlait plutôt du sentiment d’une résistance offerte par le monde extérieur.
J’ai discuté, dans le chapitre 1 de « L’enfant, le lion, le chameau » des arguments de Buffon et de ceux de Hermann von Helmholtz qui vont dans le même sens quant aux preuves de l’existence d’un monde indépendant de nos schémas conceptuels.
Il y a donc très vraisemblablement quelque chose à connaître qui soit indépendant de moi et de la conception que je désire m’en faire, n’en déplaise à Berkeley et à ses émules proches et lointains. Il faut porter à ce quelque chose une attention critique, qui ne soit pas basée sur la complaisance par rapport à nos sens. Et cette sorte d’attention critique, c’est celle que l’on applique principalement dans la démarche scientifique. D’avoir voulu déclasser le savoir, c’est l’erreur que Ferraris condamne chez les postmodernes constructivistes :
« Or, l’erreur des postmodernes (une erreur qui remonte à très loin, qu’on pense aux tirades de Heidegger sur la science qui ne pense pas) a été de vouloir construire soit un savoir alternatif à la science, soit une para- ou super- ou méta-science, c’est-à-dire, plus modestement, mais de manière aussi parasitaire, un savoir déconstructif par rapport à la science. » (p. 62)
Un autre auteur, le philosophe Laurent-Michel Vacher, jugeait sur le même thème que « la majeure partie de la philosophie moderne est d’abord un désaveu de la pensée scientifique. »[ii]
La falsification du vérifier-accepter :
Accusant le postmodernisme d’avoir laissé flotter l’idée que l’objectivité et le réalisme entraîneraient à une « soumission à la loi de la nature ou à l’abus humain » (p. 70-71), Ferraris s’applique à établir une démarcation entre les « objets naturels » et les « objets sociaux ». Les premiers, étudiés par les sciences pures et dures, obéissent à des lois « inamendables » dont il est vrai que l’on ne peut changer le cours. Il demeure tout de même que de les connaître mieux, ce qui relève des sciences pures et dures, a de tout temps servi l’humanité. Les objets sociaux, eux, « subissent constitutivement l’action de l’épistémologie. Des choses comme les mariages et les dettes n’existent que parce qu’il y a des personnes qui savent qu’elles existent. » (p. 76) Il existerait aussi des objets idéaux « qui existent en dehors de l’espace et du temps indépendamment des sujets. » (p. 75)
Les objets naturels sont des objets pour les sciences de la nature. Et il serait ridicule de dire que nous ne pouvons rien savoir à leur sujet. Nous envoyons des hommes sur la Lune et des robots sur Mars. Mieux encore, jusqu’à un certain point, les objets naturels sont désormais dans la sphère de l’humain et de ceci les succès de la médecine sont garants. Plus encore s’il s’en faut, les objets naturels sont désormais dans la sphère de la psyché (j’oserai dire de l’âme) humaine : la pharmacopée utilisée de façon efficace en psychiatrie en fait foi.
De ses objets idéaux, notre auteur ne dit rien.
Ferraris s’attaque résolument à la question de la validité et de la pertinence du savoir quant aux objets sociaux. Est-il vrai que rien ne puisse être dit de façon fiable à leur sujet? Ferraris parle du « mythe du tout autre » qui serait répandu selon lui par les postmodernes :
« Les antiréalistes pourraient répliquer avec un geste argumentatif qui leur est cher : la tendance au « tout autre ». Elle consiste à soutenir que nous pouvons tous être d’accord autour de l’existence (banale) des tables et chaises, mais que les choses importantes d’un point de vue philosophique sont « tout autres ». » (p. 70)
Ferraris, en vue de réintroduire les objets sociaux, ou à tout le moins partie d’entre eux, dans la sphère du connaissable, introduit la notion de l’irrévocabilité des actes qui ont été enregistrés, des actes « inscrits » (p. 78-86). Il présente sa proposition comme une version faible du textualisme de Derrida et voici comment il introduit cette notion :
« Les postmodernes ont affirmé que la nature est socialement construite, une thèse qui a surtout l’effet d’une boutade. Plus sérieusement, ils ont soutenu une forme d’irréalisme des objets sociaux, base de la thèse de la postmodernité comme réalité liquide et évanescente.
La société émerge de l’analyse des caractéristiques spécifiques des objets sociaux comme n’étant pas du tout liquide : elle est faite d’objets, promesses et paris, argent et passeports, qui peuvent être plus solides que les tables et les chaises, et dont tout le bonheur ou tout le malheur de nos vies dépendent. » (p. 79)
Le recours à cet argument de l’irrévocabilité des actes sociaux inscrits, disqualifierait, je crois, cette mouvance dans la sociologie qu’on attribue à l’école de Francfort, mouvance dans laquelle on ne recule pas devant la tentation de psychanalyser toute une société, et dont j’ai parlé dans la section « Revisiter le slogan Libérez-nous des libéraux » en parlant des auteurs Gérard Beaudet et Éric Martin. Plus loin dans son texte, Ferraris, référant à l’auteur John Searle, dit de lui que sa thèse sur la constitution des sociétés « fait dépendre la réalité sociale entière de l’action d’une entité plutôt mystérieuse, l’intentionnalité collective, qui se chargerait de la transformation du physique dans le social. » (p. 83)
En rappelant bien simplement que les sociétés, aussi loin qu’on les étudie dans le passé, ont fondé leur fonctionnement et leur survivance sur des textes de lois et des actes qu’on pourrait qualifier de notariés, Ferraris ne fait que rappeler à des philosophes égarés que, même dans le domaine social, un savoir fiable peut être élaboré. « L’homme est un animal qui peut promettre », rappelle-t-il, dans les termes de Nietzsche, et ses promesses sont enregistrées. Mais que, ici aussi, une forme de réalisme et d’objectivité est requise et, surtout, possible. La méthode décrite dans la maxime pragmatiste s’applique ici aussi : décrire les objets sociaux par leurs effets sur les acteurs sociaux.
La falsification du savoir-pouvoir :
Je ne m’étendrai pas trop sur cette partie du livre. Elle n’en est pas la partie essentielle.
Ferraris veut nous faire comprendre que, lorsque Nietzsche avance que tout savoir est expression d’une volonté de puissance, il contribue à délégitimer la connaissance même. Il concède que l’intention de base de Nietzsche et ses émules en était une d’émancipation mais il observe que le résultat a été tout autre. Le soupçon posé sur la connaissance a, selon lui, été une permission accordée à quiconque de ne suivre que son instinct, thème sur lequel nous reviendrons en discutant du livre de Joseph Heath. Mais « les certitudes non étayées par des faits peuvent créer des résultats désastreux. » ( p. 95)
Ferraris a-t-il réussi?
Dans son ouvrage, Ferraris nous met bien en garde contre les retombées négatives d’un constructivisme radical. Mais arrive-t-il à réfuter tout constructivisme? Non, certes, mais ça n’était sans doute pas son ambition.
Ferraris me semble baigner encore dans le paradigme platonicien, celui dans lequel il existerait des Idées indépendantes des sujets (ses objets idéaux?). En le lisant, on sent partout cet appel à rechercher la vérité. C’est donc à une déconstruction du « déconstructionnisme » qu’il s’attaque. On reste dans le paradigme platonicien au sens où l’impression générale est que la bonne argumentation emportera la donne : ils viendront à l’évidence à la fin. La mise en garde qu’il nous fait est bien menée et est d’une réelle importance pour la suite des choses. Ici, en ceci que « les philosophes parlent aux philosophes », il y a une action importante menée par Ferraris. S’il est vrai, comme je le disais en introduction que « la philosophie c’est un peu comme la politique : si tu ne t’occupes pas d’elle, elle s’occupe tout de même de toi. Elle est au fondement de toutes nos théories de la justice, du droit et du vivre-ensemble », alors cette exhortation à des philosophes idéalistes à introduire du réalisme dans leur pensée est on ne peut plus pertinente : leurs interventions sur la place publique n’en seront que d’autant plus responsables. Mais Ferraris me semble demeurer dans le paradigme platonicien dans lequel il n’y a qu’une seule bonne réponse et qu’à force d’argumentation on y parviendra nécessairement. 2 500 ans de philosophie nous prouvent pourtant le contraire.
Ferraris parle de la vérité qu’il faut s’appliquer à rechercher. Comme s’il existait une version finale et « idéale » pour la justice, la bonté et la beauté : c’est l’univers de Platon. Si c’était vrai, il me semble que les philosophes auraient fini par s’entendre sur sa définition depuis 2 500 ans qu’ils s’y sont mis. Ferraris reproche à Rorty de rejeter la notion d’objectivité en la présentant comme moins importante que celle de solidarité et de présenter l’idée de vérité comme ne servant « à rien, une chose peut-être belle mais inutile, une sorte de compliment ou de tape sur l’épaule » (p. 97). Je trouve le jugement de Ferraris plutôt sévère et je vais conclure cette section en disant pourquoi.
Le fait est que le constructivisme à la Kant est indépassable. Indépassable en ce sens que nos théories ne sont et ne seront toujours QUE des représentations. L’accès direct, fusionnel, à la chose-en-soi nous est et nous sera toujours refusé. Et ce même bien évidemment pour les objets les plus naturels, les électrons par exemple. Et donc jusque dans les sciences les plus pures et dures. Ce que nous modélisons, ce sont des relations entre les objets naturels et nos instruments de mesure et non pas la chose-en-soi. Et cela, aussi lointain que l’épistémologue Ernst Cassirer (1874-1945) le conclut au terme d’une longue étude[iii]. Plus près de nous, l’astrophysicien Aurélien Barrau le reconnaît aussi en ces termes :
« Nous choisissons et inventons les rapports au(x) monde(s) que nous jugeons pertinents. Ils ne sont pas donnés, ils sont construits. (p. 36)
…
Je crois qu’il existe une infinité de rapports au monde possibles. Que ces rapports sont, en quelque sorte, les véritables mondes. Les mondes ne sont pas des ensembles de choses mais des relations, des réponses à nos façons d’interroger. … Mais cela ne signifie évidemment pas que toutes les propositions sont équivalentes ni que toutes font sens. (p. 52-53) »[iv]
Je ne crois évidemment pas que Ferraris contesterait ce point. Mon but ici est simplement de rappeler, en une sorte de philosophie au marteau, que le constructivisme est incontournable, et ce même pour ce qui concerne les objets naturels. Bien sûr, et ce en raison de l’échange entre pairs, nos représentations visent à être de plus en plus adéquates et cohérentes. Cette idée d’une approche asymptotique vers la vérité, une vérité qui ne sera jamais atteinte vraiment mais vers laquelle on doit s’efforcer, est intrinsèque au pragmatisme et ce depuis Peirce[v]. Pour ce qui concerne les objets sociaux, le perspectivisme de Nietzsche me semble lui aussi incontournable. Notre effort doit donc porter sur le bon mélange et la bonne pondération des perspectives, d’où l’intérêt, quasi quantifiable quant à ses effets, de la notion d’actes inscrits introduite par Ferraris, qui redonne ici une place et un matériau à la bonne sociologie.
Mais pour prendre ici la défense de Rorty et du pragmatisme, je traduirai ci-dessous un long passage de l’introduction écrite par Rorty à une collection de ses essais sous le titre de « Consequences of pragmatism »[vi] :
« Tout ceci est compliqué du fait que « philosophie », tout comme « vérité » et « bonté » sont des termes ambigus. Écrits sans lettres capitales, « vérité » et « bonté » réfèrent à des propriétés de phrases, ou d’actions et de situations. Écrits avec lettres capitales, ils deviennent des noms propres d’objets –buts ou standards qui peuvent être aimés de tout son cœur, son esprit, son âme. De façon similaire, « philosophie » peut signifier simplement ce que Sellars appelle « une tentative de voir comment les choses, dans le sens le plus large du terme, tiennent ensemble, dans le sens le plus large du terme ». … Personne ne douterait de ce qu’est la philosophie prise en ce sens. Mais le mot peut aussi signifier quelque chose de plus spécifique, et de plus douteux par contre. Dans ce second sens, cela peut signifier, à la suite de Platon et Kant, de poser des questions à propos de la nature de certaines notions normatives (e.g. « vérité », « rationalité », « bonté ») dans l’espoir de parvenir à mieux obéir à ces normes. L’idée est alors de parvenir à croire plus de vérités ou faire plus de bien ou être plus rationnel en en sachant plus à propos de la Vérité, la Bonté ou la Rationalité. J’écrirai avec lettres capitales le terme « philosophie » lorsqu’utilisé dans ce second sens afin d’illustrer le fait que Philosophie, Vérité, Bonté et Rationalité sont des notions platoniques. Les pragmatistes disent qu’il vaudrait mieux pour la philosophie de ne pas pratiquer la Philosophie. »
Dans l’essai « Pragmatism, relativism and irrationalism » de cette collection, Rorty définit la Philosophie (avec un P majuscule) comme étant à la recherche d’un fondement universel pour tout :
« L’anti-pragmatiste croit qu’une conversation ne peut avoir de sens que si quelque chose comme la théorie de la réminiscence de Platon est vraie –si donc nous avons tous des idées innées en nous, et que nous allons tous automatiquement reconnaître le vocabulaire dans lequel elles sont énoncées dès que nous les entendrons. … L’opposition réelle et passionnée concerne la question de savoir si la loyauté à nos frères humains présuppose qu’il y ait quelque chose de permanent et d’anhistorique pour expliquer pourquoi nous devrions continuer la conversation… »[vii]
Rorty appelle à la fin d’une Philosophie fondationnaliste, d’une Philosophie aux prétentions hégémonistes sur l’ensemble de la connaissance et de l’éthique. Mais également de l’ontologie : cette Philosophie prétend être la seule à pouvoir dire ce qui Est, ce qui est à la base de tout, la cause première. La recherche de la cause première : une hantise purement occidentale, peut-être même une hantise uniquement pour les religions du livre. Devrait-on condamner Rorty pour son audace? Je ne crois pas. Son approche est peut-être à mon avis la première, dans notre époque, à commencer enfin à tirer des leçons de la révolution darwinienne.
Tout au long de son article « Solidarity or Objectivity ? »[viii], qui semble avoir soulevé l’ire de Ferraris, Rorty ne fait que décrire cette opposition entre les tenants d’une objectivité, ceux qui sont en quête de Vérités anhistoriques et universelles, et les tenants d’une solidarité, i.e. ceux qui font de la philosophie avec un petit p, une philosophie qui ne prétend à aucun fondationnalisme, et qui se sait « construite » par tel peuple à tel moment de l’histoire. Peut-on vraiment le lui reprocher? Rorty n’est-il pas simplement occupé à tirer les conclusions qui s’imposent pour une philosophie plus modeste? Pour lui, la marche vers la vérité ne peut être qu’asymptotique, et celle-ci n’apparaître que comme un horizon constamment en recul.
Par ailleurs, et pour conclure cette section, à quoi sert-il vraiment d’utiliser à tout instant le mot de Vérité (avec un V majuscule), un mot tellement chargé de sens et qui a tant fait couler le sang, si c’est pour toujours, l’instant d’après, le qualifier à la baisse en rajoutant « la vérité pour le moment, dans l’état de nos connaissances, en attendant de trouver mieux », ce qui revient au pragmatisme à la fin, mais avec une fausse honte. Le mot Vérité (avec un V majuscule) implique toujours que l’un ou l’autre est perdant, et vient clore tout dialogue. Mais avons-nous eu, quelque part dans l’histoire, une preuve quelconque que quiconque ait possédé ou eu accès à la Vérité? Par ailleurs, une approche tout à fait naturalisée à la connaissance humaine nous certifie que la Vérité ne peut exister. En résumé, on n’a pas lieu de gronder Rorty.
[i] Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014
[ii] Laurent-Michel Vacher, La passion du réel : la philosophie devant les sciences, Montréal, Liber, 1998, p. 26
[iii] Ernst Cassirer, Substance and function & Einstein’s theory of relativity, Dover Publications, New York, 2003
[iv] Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, Paris, 2016
[v] C.S.Peirce, Pragmatism, in The essential Peirce, Ed. The Peirce Edition Project, Vol. 2, 1998, p. 419
[vi] Richard Rorty, Consequences of pragmatism, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1982, p. XIV-XV
[vii] Ibid, p. 171
[viii] Richard Rorty, Solidarity or Objectivity ?, in Relativism: interpretation and confrontation, Ed. Michael Krausz, University of Notre Dame Press, 1989, p. 167-183