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Date de création : 26.02.2011
Dernière mise à jour : 31.01.2025
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27 La philosophie au fil des textes

942 VOCATION DE L'HOMME ET DROIT DE PROPRIETE

Publié le 13/05/2014 à 05:54 par cafenetphilosophie Tags : vie monde chez création dieu message nature texte livres lecture

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes". Suite du billet N° 936.

 

Prochain billet  demain 14 mai (Lecture philosophique de la Bible)

 

 

 

« En effet, rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou de droit divin. Or selon l’ordre naturel institué par la divine providence, les réalités inférieures sont subordonnées à l’homme, afin qu’il les utilise pour subvenir à ses besoins. Il en résulte que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pas la nécessité pour les hommes d’user de ces biens en vue des besoins de tous. Dès lors, les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres. C’est pourquoi saint Ambroise écrit : «  Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l’argent que tu enfouis est le rachat et la délivrance des malheureux. » Or nombre de ceux qui sont dans le besoin est si grand qu’on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais chacun a la libre disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et, même en cas de nécessité évidente et urgente, où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour subvenir à un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu’on ne peut pas faire autrement, il est légitime d’utiliser le bien d’autrui pour subvenir à ses propres besoins ; on peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre réellement un vol ou un larcin. »

 

   Lors du dernier billet consacré au commentaire de ce texte de St Thomas d’Aquin, nous nous étions attachés à questionner de manière critique les présupposés philosophiques de cet auteur et qui le conduisaient à interpréter ses sources bibliques à l’aide des concepts de la philosophie d’Aristote. Or un tel choix présentait l’inconvénient, selon nous, de mettre en avant l’idée de nature concernant l’homme et de défendre l’idée d’un « ordre naturel  voulu par la divine providence ».

 

  Cette idée de nature est toujours dominante au sein de la théologie de l’Eglise catholique, et ce, dans la mesure où le thomisme est officiellement encore la philosophie qui lui sert de référence. Ce choix explique d’ailleurs une large partie des prises de position disciplinaires concernant la contraception, l’interruption de grossesse, l’euthanasie, l’homosexualité etc. Il conviendrait de respecter « l’ordre naturel des choses » qui, en définitive, correspondrait à l’ordre divin lui-même. 

 

 Est-il besoin de rappeler que les textes évangéliques et au-delà l’ensemble des textes bibliques restent soit muets sur ces questions comme c’est le cas pour les Evangiles soit reflètent une tonalité différente concernant les livres mythiques sur la création du monde, en particulier les livres de la Genèse. Certes, l’homme est présenté comme étant le sommet de la création, celui qui doit soumettre celle-ci à sa volonté, qui doit poursuivre l’œuvre créatrice mais cette notion de « nature » que ce soit pour l’homme ou « d’ordre naturel » concernant l’ensemble de la nature ne constituent nullement le cœur du message.

 

   Rappelons tout d’abord que ces textes relèvent de l’ordre du mythe et ne prétendent nullement être des textes descriptifs et objectifs de la création, comme le croient encore un certain nombre de personnes hostiles à la religion et qui ne craignent pas de s’appuyer sur leur ignorance qui s’ignore afin de mettre en concurrence ces mythes bibliques et les théories de Darwin notamment. Il faut dire que certains courants fondamentalistes évangélistes américains militent également en ce sens et alimentent par là-même ce type de confusion intellectuelle.

 

  Car quels sont la portée et le sens de ces textes ? Les lire au sens littéral est d’autant plus absurde que les deux premiers livres de la Genèse sont très différents alors même qu’ils délivrent un même message. Si en dépit de leurs différences, ils ont été retenus par la Tradition, c’est là nous semble-t-il la meilleure preuve qu’ils n’étaient pas considérés comme devant être pris à la lettre.

 

  Ces textes bibliques poursuivent un objectif central : en quoi l’idée d’un Dieu tout-puissant et personnel est-elle une hypothèse ontologique qui permette à l’homme de comprendre le monde et d’espérer surmonter la source du non-sens, à savoir la présence et la victoire apparente du « Mal » ? Pour les auteurs de la Bible, le monde tel que nous l’observons ne peut être son propre fondement ni sa propre source. Sa présence ne peut trouver son intelligibilité qu'en supposant un Dieu tout-puissant et parfait, c’est-à-dire incarnant une plénitude d’Etre où tout Mal soit absent. De plus, Le Mal qui remet en cause tout ce qui fait le sens et l‘intérêt de la vie, à savoir les manifestations du « Bien » doit pouvoir être surmonté, puisque l’homme est créé à « l’image de ce Dieu », libre, créateur, responsable. Dès lors, l’homme est appelé à partager la condition divine elle-même si tant est qu’il accepte de faire Alliance avec ce Dieu, de souscrire à sa promesse et de ne pas se replier sur les seules perspectives ouvertes par la création en s’imaginant qu’il peut par ses seules forces atteindre cette plénitude d’existence à laquelle il aspire.

 

  Ce qui est en jeu c’est donc ce choix ontologique fondamental entre deux conditions : l’homme et la création repliés sur eux-mêmes, sur leurs seules forces, (Ce que choisissent mythiquement Adam et Eve) ; ou bien le choix de l’Alliance avec Dieu et ses perspectives de plénitude authentique. Nous sommes bien loin, selon nous, de l’idée de nature telle qu’on la trouve chez Aristote et qui appartient manifestement à univers culturel étranger à la tradition hébraïque.

 

  En conséquence, la propriété, ses règles, qui relèvent du droit humain doivent être soumises à cet impératif d’ordre religieux, c’est-à-dire à un droit divin, qui, dans l’esprit de St Thomas, fidèle en cela à son maître Aristote, est également un «  droit naturel ». Cela signifie que la propriété et le droit qui la régit n’ont rien d’absolu. Leur légitimité repose non sur la seule volonté de l’homme, sur les prétentions à la domination supposée légitime de certains hommes sur d’autres, mais sur l’usage que l’homme en fait : cet usage est-il ou non conforme à la juste répartition des biens et des fruits de la propriété ou bien est-il au seul service de quelques-uns, de leur esprit de lucre, de leur culte de l’argent et du « veau d’or » ?

 

  Remarquons à ce propos que St Thomas ne laisse pas à la « charité » des bien-pensants et fort mal comprise (puisque la charité ne consiste pas selon St Paul à distribuer ses biens ou son surplus aux pauvres mais dans la disposition intérieure où cet acte exprime le  désir  d’aimer ses frères c’est-à-dire de leur vouloir du bien et non un devoir pour être en « règle » : « Vous aurez beau distribuer tous vos biens aux pauvres, si vous n’avez pas la charité vous n’êtes rien ») le soin d’assurer cette exigence de justice divine. Car les biens de la Terre appartiennent légitimement à tous et donc en cas de besoins non satisfaits par l’injustice humaine ou selon le droit humain, le vol devient possible, légitime et ce, pour deux raisons majeures : en premier lieu, il ne s’agit pas d’un vol du point de vue du droit divin ; en second lieu, cet acte d’insoumission au droit humain est légitimé lorsque ce dernier est ouvertement en violation avec ce qui le fonde ou devrait le fonder, à savoir le droit divin.

 

   Cette analyse n’est pas sans rappeler le préambule de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789 lorsque celui-ci proclame « le droit de résistance à l’oppression » lorsque le droit humain ou positif se trouve en contradiction ouverte avec le « droit naturel ».

A. Mendiri

 

   

 

 

 

 

 

936 INTERPRETATION GRECQUE OU HEBRAÏQUE ?

Publié le 07/05/2014 à 07:30 par cafenetphilosophie Tags : monde homme chez mort mode création divers dieu cadre message nature texte animal gratuit pensée extrait lecture

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes".

 

Prochain billet demain judi 08 mai (Lecture philosophique de la Bible)

 

 

La réflexion de ce jour prendra pour point de départ un extrait du « traité de la grâce » de St Thomas d’Aquin, théologien et philosophe du XIII° siècle :

 

 

 

  « En effet, rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou de droit divin. Or selon l’ordre naturel institué par la divine providence, les réalités inférieures sont subordonnées à l’homme, afin qu’il les utilise pour subvenir à ses besoins. Il en résulte que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pas la nécessité pour les hommes d’user de ces biens en vue des besoins de tous. Dès lors, les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres. C’est pourquoi saint Ambroise écrit : «  Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l’argent que tu enfouis est le rachat et la délivrance des malheureux. » Or nombre de ceux qui sont dans le besoin est si grand qu’on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais chacun a la libre disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et, même en cas de nécessité évidente et urgente, où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour subvenir à un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu’on ne peut pas faire autrement, il est légitime d’utiliser le bien d’autrui pour subvenir à ses propres besoins ; on peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre réellement un vol ou un larcin. »

 

 

 

   Ce texte appelle des commentaires se situant à des niveaux très divers. En premier lieu, St Thomas d’Aquin proclame l’existence d’un droit naturel auquel devrait être subordonné le droit existant, autrement dit le droit positif. Ce droit naturel lui-même découle d’un droit divin, c’est-à-dire de projets de la « divine Providence ».

 

   L’idée de droit naturel contient un présupposé philosophique, à savoir celui consistant à poser l’existence d’une nature humaine. Rappelons que l’idée de nature implique un ensemble de caractéristiques et de comportements définissant un être particulier et ne dépendant pas de son libre choix. Cette idée est très claire concernant le monde animal. Une bactérie, une fourmi, un lion ne choisissent pas d’être bactérie, fourmi, lion. Ils se comportent conformément aux exigences innées de leur espèce.

 

  L’idée de nature humaine est plus compliquée. Car l’homme est doté d’une conscience, d’une liberté de choix et se voit dépourvu de tout instinct entendu comme impératifs innés s’imposant à lui. Cependant, cette liberté du sujet humain l’autorise seulement à s’écarter des normes de comportement qui sont censées le définir. En d’autres termes, ce libre-arbitre consiste à choisir entre  être « humain » ou « inhumain ». Le libre-arbitre en question se distingue de la liberté véritable qui consiste à choisir en toute connaissance de cause son bien authentique et non un bien apparent ou illusoire.

 

  Cette conception de la nature humaine est héritée de la pensée grecque et plus particulièrement, concernant St Thomas, d’Aristote. En effet, St Thomas se donne pour tâche de transposer dans les termes de la philosophie rationaliste grecque le contenu de la foi chrétienne, et ce, avec le souci de réconcilier les exigences de la raison et de la foi. Cela le conduit à faire de cette nature humaine, façonnée par la raison éthique chez les Grecs, l’expression même de la volonté divine. Dès lors, le droit naturel, témoignage des exigences de la raison éthique, est-il l’expression du droit divin lui-même.

 

 D’ailleurs, ce n’est pas seulement le monde humain mais la nature entière qui témoignent d’un ordre naturel des choses et d’un ordre voulu par la divine Providence, la Providence renvoyant à l’intervention bienveillante de Dieu au sein de sa création.

 

  Nous voudrions ici marquer notre désaccord avec cette interprétation ontologique de l’auteur, si nous entendons par ontologie le discours philosophique se donnant pour objet l’Etre, ce qui est vraiment au-delà des apparences, (« On » correspondant à l’Etre en grec).

 

  Les textes bibliques en effet peuvent, et à nos yeux doivent, s’interpréter de manière différente en vue de renouer avec la pensée hébraïque authentique. En premier lieu, selon nous, Dieu est absent du cours de la création, de son déploiement temporel. Celui-ci est radicalement contingent, c’est-à-dire non nécessaire. L’homme tel que nous le connaissons est mais aurait pu parfaitement ne pas être ou à tout le moins être très différent de ce qu’il est. Comme nous avons eu souvent l’occasion de le souligner, si, il y a 65 millions d’années, une météorite n’avait pas conduit à l’extinction de la majorité des espèces vivantes, en particulier les dinosaures, le cours de l’évolution eût été tout autre et nous ne serions peut-être pas là pour en parler.

 

  Qu’on nous entende bien. L’absence de Dieu n’est évidemment pas radicale. La création est un être de finitude, un être qui est mais qui pourrait ne pas Etre, bref qui est un Etre contingent par excellence. Son caractère contingent ne concerne pas seulement la décision initiale du Dieu créateur de faire advenir à l’Etre la création. Sa contingence est constitutive de son essence propre entant que création. A ce titre, c’est non seulement sa venue à l’Etre mais également son maintien à l’Etre qui dépendent de la liberté et de la toute-puissance du Dieu créateur. L’acte de création n’est donc pas ponctuel mais continu.

 

   De plus, si nous admettons comme étant vraies les perspectives ouvertes par le message biblique, ce que fait St Thomas, alors la création en question est appelée à librement partager la plénitude divine à l’horizon des temps. Cela n’est ontologiquement possible que par l’acte d’Incarnation, autrement dit par le choix libre et gratuit de Dieu de se faire finitude, d’assumer la condition de la finitude afin d’introduire au sein de l’Etre une nouvelle forme de plénitude, la plénitude sur le mode de la finitude, accessible aux créatures.

 

 Cet acte d’Incarnation est contemporain de la création en question. Ce processus connaît un sommet avec la naissance, la mission et la mort du Christ, entièrement homme et entièrement Dieu et au-delà de sa mort se poursuit pour l’éternité, puisque cette nouvelle forme de plénitude est appelée à être partagée par ce Dieu incarné et l’ensemble des créatures. Ce Dieu incarné est donc présent au sein même de la création.

 

 Cependant, il est volontairement absent du cours contingent que prendra cette création, sans quoi celle-ci ne serait plus un Etre à part entière mais une simple modalité d’Etre de l’Etre infini ou de Dieu. En conséquence, il ne saurait y avoir un ordre naturel des choses, voulu et décidé par Dieu.

 

  A ce titre, il n’y a pas de nature qui s’impose à l’homme. L’homme, à l’égal des autres réalités de la création, est le résultat imprévu, imprévisible, aléatoire, de myriades d’évènements contingents. En revanche, l’homme, porteur d’une conscience qui lui dévoile la question du sens, de la valeur, de l’infini, est amené à effectuer un choix ontologique fondamental entre se replier sur les seules perspectives ouvertes par la finitude ou bien accueillir et prêter foi à la promesse divine de franchir les frontières de la finitude et au-delà d’accéder à cette nouvelle forme de plénitude.

 

  Bref, l’homme a le choix entre deux conditions ontologiques fondamentalement différentes, chacune d’entre elles revêtant les formes que lui donnera sa liberté d’action et sa créativité. Exit donc la notion de nature.

 

  Il nous faudra, en toutes hypothèses, examiner les conséquences éthiques voire politiques que St Thomas énonce dans le cadre de cet extrait. Cela fera l’objet d’une prochaine chronique.

A. Mendiri

 

 

 

 

 

 

 

930 HABITUDES ET VALEUR

Publié le 01/05/2014 à 07:13 par cafenetphilosophie Tags : lecture vie monde homme chez roman société histoire mort cadre nature texte animal pensée extrait

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes"

 

Prochain billet demain 02 mai (Lecture philosophique de la Bible) 

 

Le texte que nous nous proposons de commenter ce jour est tiré de « La politique » d’Aristote. Voici le texte : 

 

    « L’homme qui vit selon ses passions ne peut guère écouter ni comprendre les raisonnements qui cherchent à l’en détourner. Comment serait-il possible de changer les dispositions d’un homme de cette sorte ? Somme toute, le sentiment ne cède pas, semble-t-il à la raison, mais à la contrainte. Il faut donc disposer d’abord d’un caractère propre en quelque sorte à la vertu, aimant ce qui est beau, haïssant ce qui est honteux ; aussi est-il difficile de recevoir, dès la jeunesse, une saine éducation incitant à la vertu, si l’on n’a pas été nourri sous de telles lois, car la foule, et principalement les jeunes gens, ne trouvent aucun agrément à vivre avec tempérance et fermeté. Aussi les lois doivent-elles fixer les règles de l’éducation et les occupations, qui seront plus facilement supportées en devenant habituelles. A coup sûr, il ne suffit pas que, pendant leur jeunesse, on dispense aux citoyens une éducation et des soins convenables ; il faut aussi que, parvenus à l’âge d’homme, ils pratiquent ce qu’on leur a enseigné et en tirent de bonnes habitudes. Tant à ce point de vue que pour la vie entière en général, nous avons besoin de lois. La foule en effet obéit à la nécessité plus qu’à la raison et aux châtiments plus qu’à l’honneur. »

 

    Cet extrait d’Aristote rappelle quelques observations sur le comportement humain que chacun peut vérifier aisément. Il est tout à fait vrai que l’homme obéit aux passions qui l’animent plus qu’à la raison et que « le sentiment » ne cède qu’à la contrainte plutôt qu’à la réflexion raisonnable. Pour bien saisir cela, il faut rappeler les caractéristiques de l’humaine condition, celles qui le distinguent de toutes les autres espèces animales. L’homme ne possède aucun instinct, autrement dit ne dispose pas de comportements naturels innés qui règleraient de manière innée, rigide, uniforme ses relations avec ses congénères d’une part et l’ensemble de la nature d’autre part, en particulier ses proies. Cette absence d’instinct se comprend fort bien au regard même des exigences de la sélection naturelle telle que Darwin les a mises en lumière au XIX° siècle. Car l’homme disposant de la capacité exceptionnelle de pouvoir tout apprendre grâce à la complexité étonnante et sans égale sur notre planète de son cerveau, des instincts introduiraient des rigidités dans ses relations avec son milieu alors même que ses capacités cérébrales lui permettent de s’adapter aux situations les plus diverses avec souplesse et inventivité.

 

     Cependant, cette absence de régulations naturelles connaît son revers. L’homme est porté naturellement à commettre des excès faute de posséder de telles canalisations naturelles. Il peut franchir des frontières qui empêchent l’animal de mettre en danger sa propre espèce ainsi d’ailleurs que l’individu concerné. Le monde animal ignore la guerre intra-spécifique, le génocide, la torture. Les combats entre mâles afin d’établir la hiérarchie au sein d’un groupe et le privilège d’assurer la descendance de son espèce cesse, sauf accident, avant la mort de l’un des combattants. L’espèce humaine détient le triste privilège des horreurs dont est coutumière le cours de son histoire. Dire dans ces cas que l’homme se comporte comme une bête est un contresens absolu et une insulte faite au restant de la nature.

 

   Certes, cette capacité à n’être point limité dans son action peut conduire l’homme à des actes d’une incomparable noblesse et qui relèvent d’un héroïsme, d’un désintéressement, d’une grandeur d’âme, d’un sens du sacrifice délibéré, inconnus chez l’animal. De plus, faute de disposer de régulations naturelles, l’homme possède une faculté unique, lui permettant de réfléchir afin de déterminer la nature de son bien véritable ainsi que celui de son espèce ou de la collectivité au sein de laquelle il évolue, à savoir la raison, tout au moins lorsque celle-ci juge de la légitimité des fins poursuivies et des moyens en vue d’y parvenir. Car, nous le savons, la raison peut se mettre au service de la passion et du désir irrationnels afin de mieux réaliser leurs injonctions. Etre raisonnable ne se réduit pas à être rationnel, cohérent, efficace dans l’action mais réfléchi, tempérant, juste.

 

    C’est à ce titre que Platon considérait que les passions et les désirs devaient être soumis à l’intelligence et qu’en conséquence  « la raison devait, chez l’homme, tenir le gouvernail ». Etait-ce là un vœu pieux ? Doit-on admettre que la force aveugle de vie qui nous habite et que dénonçait Schopenhauer au XIX° siècle, est appelée à tout submerger fatalement et que le souhait de Platon n’est qu’un idéal à vrai dire inaccessible ou à la portée seulement de quelques personnes hors du commun?

 

   Répondre positivement à cette question résulte d’une méconnaissance de la réalité humaine dans sa complexité. Ou plus précisément cela revient à réduire l’homme à ses pulsions d’origine biologique, au triste constat que ses carences en matière d’instinct, le condamne à de tels errements. Car l'homme est précisément, naturellement, un être qui peut et qui doit s’arracher à sa condition animale très spécifique que nous venons de décrire. L’homme doit exploiter la totalité des capacités qui font de lui un homme et non un singe par exemple. Il doit développer sa pensée potentielle, c’est-à-dire sa capacité à imaginer un monde possible par comparaison au monde perçu, et ce, grâce au langage. Or, ne disposant pas d’une langue naturelle, il doit acquérir une langue dite maternelle, celle d’un groupe d’hommes au sein duquel il est né. L’homme est naturellement un être culturel, un être social, car il n’y a qu’au sein d’une culture ou d’une société qu’il se voit à même d’exploiter et de bénéficier des potentialités collectives de son espèce ainsi d’ailleurs que des siennes propres.

 

    Puisque l’homme n’épanouit ses potentialités humaines qu’au sein d’une société, qu’il ne devient véritablement homme qu’au contact des hommes et qu’il ne dispose d’aucun comportement social inné, il doit recevoir une éducation qui lui transmet ce qu’il doit faire ou ne pas faire afin de s’intégrer à cet environnement social incontournable. Ces normes d’action structurent sa conduite, introduisent les canalisations que la nature biologique ne lui offre plus. Dès lors, le comportement humain se voit tributaire de l’éducation reçue, des habitudes acquises, l’habitude devenant une « seconde nature ». 

 

   Cependant, l’éducation doit pouvoir s’inscrire dans un cadre beaucoup plus large. Car celle-ci tend à régler des comportements privés, individuels. Faut-il encore que les normes de comportement ainsi acquises puissent trouver leur prolongement au sein du corps social, de son organisation, de son idéal, bref de ses valeurs. Cette harmonie entre les comportements acquis sur le plan individuel et ceux exigés sur le plan social et donc par la médiation de la loi interdira tout écart, tout excès, toute tentation de violer les interdits. L’organisation politique vient compléter et renforcer les exigences morales apprises dans le cadre éducatif. 

 

   Il n’en reste pas moins vrai que l’homme, de par la liberté dont il dispose naturellement, n’est jamais à l’abri de tous les dérèglements possibles. N’oublions pas le fameux mythe de Gygès de Platon. Gygès était ce berger qui avait trouvé par hasard une bague lui permettant de devenir invisible à volonté, selon qu’il tournait ou non le chaton de la bague vers l’intérieur du doigt. Or, dans une telle situation, il est facile d’imaginer ce que feraient la plupart des hommes, à l’abri du regard d’autrui et de la sanction sociale. D’ailleurs, cette situation décrite par Platon n’est pas aussi mythique que cela. La vie sociale ordinaire regorge de circonstances où les individus pensent, souvent avec raison, être à l’abri du regard d’autrui ou de la sanction sociale. C’est le cas de nombre d’infidélités conjugales, de tricheries fiscales, de comportements routiers irresponsables etc.

 

   Ainsi, l’habitude ne suffit pas à protéger le corps social de telles dérives. Faut-il encore que les hommes concernés adhèrent sincèrement aux exigences qui régentent leur conduite, que le manquement à ces exigences soient vécues comme une rupture douloureuse avec leur identité, bref que ces exigences loin d’être de simples habitudes soient devenues ce qu’on appelle des valeurs. En somme, les exigences sociales, les habitudes acquises ne doivent pas masquer des désirs contraires, étouffés par les interdits collectifs et les sanctions attenantes. Les exigences sociales, les habitudes acquises ne doivent pas être jugées comme de simples règles efficaces afin de maintenir l’ordre social, indispensables certes mais étouffantes. Afin de bien saisir ce qu’est une valeur, réfléchissons à ce que nous ne ferions en aucun cas si, comme Gygès, nous devenions invisibles.

 

    Or inculquer des valeurs s’avère beaucoup plus difficile qu’inculquer de simples habitudes. L’habitude renvoie à un comportement où la réflexion n’intervient plus guère et où la règle observée reste extérieure voire étrangère à l’identité personnelle du sujet concerné. La valeur, tout au contraire, s’avère constitutive de l’identité du sujet. Elle résiste à tous les effondrements, y compris de notre environnement social et de ses interdits. La valeur est un bien précieux mais rare qui n’apparaît pas ici dans le raisonnement proposé par Aristote.

 A.Mendiri

 

 

 

 

 

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

924 ART ET TRANSCENDANCE

Publié le 25/04/2014 à 06:11 par cafenetphilosophie Tags : art mort vie monde roman belle mode création dieu cadre nature soi fleurs pensée lecture

 

Rubrique "Philosophie par les textes".Suite du billet N°918.

 

Prochain billet demain 26 avril (Lecture philosophique de la Bible)

 

  

L’œuvre d’art, disions-nous, soulève des questions métaphysiques vertigineuses. Elle permet d’élever l’homme à la dimension de la gratuité, de ce qui est étranger à l’utilité vitale ou pratique, et elle le conduit à produire ou à tenter de produire des formes belles, la beauté étant elle-même un grand mystère de l’Etre. Arrêtons-nous un moment sur cette question de la beauté.

 

   La présence de la beauté au sein de l’Etre, c’est-à-dire au sein de la réalité, tant dans ce qui apparaît que ce qui est vraiment au-delà des apparences, demeure une énigme et un sujet d’étonnement. La plupart des hommes sont traversés par une révolte intérieure face à ce que nous appelons le « Mal », c’est-à-dire tout ce qui remet en cause les raisons de notre attachement à la vie, que ce soit les souffrances physiques et morales, le vieillissement, les laideurs naturelles et humaines, et in fine la mort. Si Dieu existe, alors pourquoi le Mal ? Cette question redoutable, développée par Job dans la Bible, n’a jamais à vrai dire reçu de réponse crédible.

 

    Mais cette interpellation de nature métaphysique devrait être complétée par la suivante : si Dieu n’est pas, alors pourquoi le Bien, si nous entendons par-là, entre autres choses,  la présence au sein de l’Etre du plaisir et de toutes les sortes de satisfaction, de la beauté, de l’amour, tout au moins de l’amour-agapè, autrement dit de l’amour désintéressé. Cette seconde interrogation est beaucoup plus rarement soulevée. Car la plupart des hommes considèrent comme allant de soi les aspects positifs de l’Etre. Ces derniers relèvent d’une forme d’évidence. Or l’évidence est la maladie mortelle de la pensée. Aristote était fondé à considérer que la capacité d’étonnement signait l’acte de naissance de la réflexion philosophique.

 

  Il nous faut justifier schématiquement une telle affirmation. L’Etre ou si l’on préfère la réalité de notre univers pourrait être, se maintenir à l’Etre et connaître un développement sans qu’il y ait ces manifestations de ce que nous appelons le « Bien », comme les plaisirs de toutes sortes, la beauté, l’amour etc. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une affirmation arbitraire car c’est exactement ce qui se passe pour toutes les réalités minérales et pour les êtres vivants du règne végétal. Ces deux cas de figure soulignent que la réalité pourrait se déployer, se développer, se complexifier, se maintenir par de simples régulations mécaniques et chimiques.

 

   Il est vrai que les formes belles, les formes qui par leur composition, leur harmonie sont jugées belles par les êtres humains renvoient à une forme d’objectivité incontestable et non à la simple subjectivité supposée du jugement humain. La beauté des formes joue un rôle déterminant en vue de la fécondation des végétaux et pour la reproduction des différentes espèces animales. Certes, cette beauté des formes est reconnue de manière spécifique et innée par chacune des espèces animales concernées. Seul l’homme, grâce à son statut conscient, est à même de les reconnaître toutes et d’en apprécier la présence. Ainsi, il existerait bien une beauté naturelle objective mais néanmoins gratuite, non par le fait qu’elle joue un rôle utile comme nous l’avons vu, mais dans la mesure où sa présence au sein de l’Etre n’était nullement une nécessité afin que l’Etre puisse fonctionner et perdurer dans son Etre.

 

  Cette beauté gratuite dans l’absolu a fait l’objet de réflexions métaphysiques d’une grande profondeur dans l’œuvre de Platon notamment, en particulier à la fin de la deuxième partie du « Banquet ». Pour Platon, la beauté sous toutes ses formes, que ce soit la beauté des corps, la beauté morale, la beauté d’une idée, n’est jamais que la manifestation sensible du « Logos » ou du sens. La beauté est la manifestation du sens transcendant de l’Etre, autrement dit d’un sens réel, objectif et qui en même temps nous dépasse. Si nous prenons en compte l’ensemble des analyses qui précèdent, nous devons en conclure qu’au même titre que la présence du « Mal », la présence du « Bien » est une énigme ontologique. A la question « Pourquoi le mal, si Dieu existe ? » pourrait appeler en écho, dans une égale impuissance à apporter une réponse, la question « Pourquoi le Bien si Dieu (ou le « Logos » ) n’existe pas ? »

 

   La beauté naturelle semble donc témoigner du sens ou du « Logos ». Mais l’homme a ceci de spécifique c’est que non seulement il peut se dévoiler toutes les formes de beauté naturelle mais qui plus est, il peut créer des formes belles, des formes qui ne soient pas la simple imitation des beautés naturelles mais qui soient le reflet de son âme, de l’interprétation qu’il se fait du monde, du mode de résonance que ce monde peut avoir sur lui. Par la médiation de l’œuvre d’art, l’homme devient un authentique créateur. Certes, ses possibilités créatrices s’exercent dans de multiples domaines culturels, la technique notamment. Cette activité technique créatrice est déjà remarquable, puisque par sa médiation l’homme réalise peu à peu le projet de Descartes de devenir « maître et possesseur de la nature ».

 

  Cependant, l’activité technique créatrice doit se soumettre aux lois et nécessités du monde. Il est indispensable de connaître les lois de la nature afin de mieux les utiliser en vue de transformer le milieu en fonction de nos besoins. En revanche, l’activité créatrice de l’art fait surgir de l’esprit de l’homme des mondes nouveaux, entièrement humains, des mondes où le désir prend le dessus sur la réalité objective et les nécessités qui la caractérisent. L’artiste devient un démiurge pour qui  tout est possible Cela lui donne un sentiment de liberté fascinant, un sentiment de puissance quasi illimité, hormis les quelques contraintes techniques qu’il se donne ou que lui impose la matière sur laquelle il travaille.

 

 Cette activité artistique, capable de tirer de son esprit des formes belles, gratuites, spirituelles consacre vraiment l’homme comme le roi de la création si tout au moins création il y a. Ce type de création qui élève l’homme au-dessus de sa condition animale, qui le fait accéder à la dimension de la gratuité, qui le saisit par la beauté des formes produites, qui le fait pénétrer au sein d’un monde de plénitude, semble être le témoignage de la véracité des textes bibliques lorsque ces derniers font de l’homme un être « créé à l’image de Dieu » et qui est appelé ou qui a vocation à partager librement la plénitude divine elle-même.

 

  Car l’activité artistique est une forme d’activité libre qui conduit le créateur à se dévoiler le sens du monde et la richesse cachée de son monde intérieur. L’art est une sorte d’épiphanie du sens, si on entend par-là la manifestation du sens, caché aux yeux de l’homme pratique. Le créateur, dans le cadre de ses objectifs, ignore lui-même ce que sera l’œuvre accomplie. Il improvise ou plus précisément il crée au fur et à mesure de son action. Il laisse travailler en lui toutes les forces obscures, inconnues qui participent à son inspiration et qui lui dévoilent peu à peu le sens qu’il voulait délivrer. L’artiste, à l’intérieur même de son action créatrice, est déchiffreur ou découvreur de mondes nouveaux, de mondes spirituels  où se déploie le sens, où ce sens se manifeste de manière sensible par la beauté des formes créées.

 

   Cette force créatrice, non seulement se libère de nombre de contraintes naturelles et sociales mai qui plus est se voit capable de transcender, de dépasser, de transfigurer son destin, si on entend par là tout ce qui le fait souffrir ou l’écrase. L’esthétique de la laideur en témoigne avec éloquence. La guerre, la déchéance morale, la laideur physique peuvent faire l’objet de son activité créatrice et de la beauté qui lui permet d’exercer sa puissance spirituelle sur ces terribles réalités. Guernica de Picasso, les Fleurs du mal de Baudelaire, Les Pouilleux de Murillo en sont quelques-uns des témoignages célèbres et qui faisaient dire à Malraux que l’art était un antidestin. Car l’esthétique de la laideur ne masque pas cette laideur. Elle la met au contraire en valeur par la médiation d’une belle forme, c’est-à-dire par la médiation d’une forme qui montre toute la laideur du monde et dont la force et la singularité de l’interprétation transportent dans un autre monde que celui de la laideur naturelle ou morale, dans le monde de l’émotion esthétique, du plaisir esthétique, de ce plaisir raffiné, à la fois sensuel et spirituel.

 A certains égards, la vertu créatrice de l’art possède une force rédemptrice, si on entend par rédemption cette action divine ayant pour finalité de nous sauver du Mal, de le dépasser, de le surmonter, de le transfigurer. « La beauté, proclamait Dostoïevski, sauvera le monde ». Comme on le voit, l’activité artistique est inséparable, indissociable de l’interrogation métaphysique.

A. Mendiri

918 ART ET QUESTIONNEMENT METAPHYSIQUE

Publié le 19/04/2014 à 06:23 par cafenetphilosophie Tags : vie monde homme belle mode création dieu cadre message nature animal art fleur

 

Rubrique "La philosophie au fil des textes". Suite du N°912.

 

Prochain billet demain 20 avril (Libres commentaires liturgiques)

 

 

 

    Lors du précédent billet consacré à ce thème, nous avions conclu qu’il nous paraissait artificiel de vouloir priver l’art de toute finalité visant à communiquer un sens ou un message et toute prétention à transmettre ce sens par la médiation d’une belle forme ou si l’on préfère par la forme la plus prégnante possible en vue de traduire ce sens. Ainsi, l’homme est-il à même de créer de belles formes où se reflète son âme. Ce constat banal soulève pourtant de nombreuses questions d’ordre métaphysique si nous appelons métaphysique l’ensemble des problèmes qui font l’objet des interrogations religieuses et de manière plus générale de toutes les démarches spirituelles, fussent-elles agnostiques ou athées, mais qui prétend y répondre essentiellement par le moyen de la raison.

 

  Quelles sont ces questions métaphysiques soulevées par l’art ? Essayons d’en énumérer schématiquement les plus importantes à nos yeux. La création artistique soulève la question de la gratuité, c’est-à-dire d’une activité étrangère à tout souci d’ordre pratique ou vital ; la question d’une forme de création qui peut s’affranchir de nombre des nécessités du monde ; la question de la beauté, de sa présence et de la possibilité de faire surgir au monde un mode nouveau de beauté et spécifique à l’homme ; la question de la possibilité de susciter un des plaisirs les plus raffinés, à savoir le plaisir ou l’émotion esthétique, à partir de l’évocation des laideurs physiques et morales qui écrasent l’homme ; enfin la possibilité de communiquer un message à travers le temps, la diversité des cultures, l’obstacle de la tour Babel des langues usuelles et au-delà la possibilité de se dévoiler un sens qui a échappé au créateur lui-même.

 

   Comme on le voit, l’art soulève des questions vertigineuses qui se situent au cœur même de la condition humaine et qui attestent que cet étrange homo sapiens n’est pas qu’un simple primate plus développé que les autres mais que sa présence au monde d’abord, son mode d’être ensuite, ouvrent sur la question de la valeur des choses et du sens, du « Logos » disaient les Grecs, bref que l’homme est bien « un animal métaphysique ». 

 

  Reprenons chacun de ces points afin d’affiner l’analyse. L’art, disions-nous, témoigne que l’homme, contrairement aux autres espèces animales, peut accéder à la dimension de la gratuité. Si la gratuité consiste à mener une activité dépourvue de souci vital ou d’utilité pratique, l’art partage ce privilège avec la recherche fondamentale d’ordre scientifique. Le physicien qui consacre sa vie de chercheur à l’étude du comportement de telle ou telle particule élémentaire de la matière n’a nul souci de l’utilité sociale ou pratique de son activité. C’est d’ailleurs un reproche qui est adressé à ce type d’étude soit par une part non négligeable de l’opinion publique soit parfois par des responsables politiques agissant sous le poids de contraintes économiques immédiates, même si l’histoire de la science nous apprend que de telles recherches trouvent, le temps aidant, des débouchés pratiques imprévisibles et parfois d’une grande portée.

 

   Certes, concernant l’activité artistique, il serait toujours possible de souligner que l’art apporte un apaisement à l’âme, suscite des émotions et des plaisirs inconnus de l’animal sans compter ceux qui pointent du doigt la valeur économique de tel ou tel chef-d’œuvre. Mais de telles remarques appellent un approfondissement critique. Car chacun conviendra que la création artistique et a fortiori le goût pour l’art ne sont pas motivés par des considérations économiques. Hélas, la plupart des grands créateurs ont fort mal vécu de ce point de vue, laissant à la postérité, souvent tardive, le soin d’exploiter la valeur économique de leurs œuvres.

 

  Mais alors quelle est la raison profonde qui amène un homme à créer des œuvres d’art ou bien à cultiver leur fréquentation ? Il n’est pas difficile de répondre qu’il s’agit d’abord de traduire le contenu d’une âme, communication qui échappe pour une large part aux possibilités du langage ordinaire. Mais cette raison réduite à elle-même pourrait tomber sous l’accusation de narcissisme. Le souci du créateur et ce qui fait que son œuvre présente un intérêt pour le contemplateur, consiste à communiquer non seulement quelque chose qui le dépasse, un sens partageable à propos de la condition universelle de l’homme mais de le faire de telle sorte qu’à la mise en forme de cette communication vienne s’ajouter ce mystère de l’Etre qu’on appelle la beauté.

 

  Que voulons-nous dire par-là ? Afin de nous expliquer sur ce point, nous nous permettons de parodier une célèbre expression d’Aristote à propos de la nature du plaisir. A l’opposé d’Epicure, qui faisait du plaisir un état neutre ou un effet de contraste avec la présence de la douleur, Aristote considérait la sensation de plaisir comme une réalité positive : « Le plaisir, proclamait-il, s’ajoute à l’acte comme la fleur (c’est-à-dire la beauté) à la jeunesse ». De même, en parodiant Aristote, pourrions-nous avancer qu’une œuvre d’art suppose (tout au moins dans l’intention du créateur à défaut de pouvoir toujours y parvenir) que la beauté s’ajoute à la communication du sens ou du message que le créateur désire transmettre.

 

  Car, à vrai dire, une œuvre d’art ne relève pas d’une communication ordinaire. La communication usuelle est soit tournée vers des intérêts pratiques, la coordination des activités sociales, soit vers la quête souvent fort limitée, voire impossible, de partager le contenu de son univers intérieur. Cet univers intérieur reste fermé aux autres hommes. Nous en sommes les seuls témoins et la psychologie contemporaine nous assez appris que de surcroît nous sommes nous-mêmes impuissants à en connaître les ressorts les plus profonds. Dès lors, nous ne sommes transparents et connus que par Dieu seul, si Dieu il y a. Dans tout effort de création artistique, il nous semble qu’il y a ce désir de briser les frontières inviolables de notre intimité, de les transcender, à la limite de se dévoiler à nos propres yeux ce que nous sommes vraiment, de manifester par une réalité qui nous est extérieure et de nature sensible, une forme de vérité sur nous-mêmes. N’oublions pas que toute vérité est « dévoilement », est « alethèia », conformément à l’étymologie grecque du terme de vérité. Et tout dévoilement suppose une activité qui précisément a pour fonction de lever progressivement un voile sur la réalité considérée.

 

  Cependant, dans le cadre de la création artistique, ce dévoilement du sujet créateur ne se réduit pas à une forme de narcissisme sans intérêt pour autrui. Faut-il encore que le créateur soit en mesure d’exprimer de manière singulière et unique quelque chose d’universel de la condition humaine, bref une dimension de l’homme qui transcende, qui dépasse le caractère forcément singulier du créateur mais également de son époque et de sa culture. L’auteur d’un authentique chef-d’œuvre non seulement franchit les frontières habituellement insurmontables de son univers intérieur mais également les frontières de sa singularité et de son époque. Par essence, par nature, le chef-d’œuvre témoigne du dépassement du simple narcissisme.

 

  Mais ce n’est pas tout. Communiquer un sens, un message, fut-il de portée universelle et intemporelle, ne rend pas compte à lui seul de l’intérêt de l’œuvre pour le contemplateur. Faut-il encore que ce témoignage se traduise par une forme qui soit belle. Autrement dit, faut-il encore que le créateur fasse émerger au monde une forme de beauté inconnue de la nature et qui transporte l’âme du contemplateur dans un autre monde que celui de nos affaires domestiques, des tourments de nos désirs ordinaires et incessants, bref au sein d’un monde qui transcende la vie  ordinaire et parfois sans relief qui caractérise le cours habituel de chacune de nos existences.

 

 Il nous faudra donc réfléchir sur la portée d’une telle conclusion. Cela fera l’objet du prochain billet consacré à ce thème.

A. Mendiri

 

  

 

   

 

913 LES FINALITES DE L'ART

Publié le 14/04/2014 à 11:22 par cafenetphilosophie Tags : monde chez belle création message nature soi fleurs art peinture éléments artiste lecture

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes"

 

Prochain billet demain 15 avril (Lecture philosophique de la Bible)

 

 

 

   Lors du dernier billet consacré à la nature de l’art, nous avions tenté de montrer qu’il n’était pas aussi évident que cela de déterminer en quoi consistait une œuvre d’art. Nous avions cependant avancé qu’il n’y a pas d’art véritable s’il n’y a pas une authentique création d’une part et si l’œuvre en question ne délivre pas un message sur la condition humaine.

 

  Ces premières remarques conduisent à refuser à l’imitation remarquable d’un chef d’œuvre ou à plus forte raison à sa reproduction à l’identique le titre d’œuvre d’art. Ces reproductions, ces faux en peinture notamment, constituent de remarquables réalisations techniques qui peuvent légitimement forcer notre admiration mais en aucun cas n’incarnent une œuvre d’art authentique. Car l’œuvre d’art est une création unique d’un artiste unique au sein d’une culture et d’une époque elles-mêmes singulières.

 

 Certes l’art contemporain, notamment avec Andy Warhol, nous offre des œuvres comportant des éléments qui se répètent, mais il s’agit là d’une idée originale de ce peintre et qui ne remet pas en cause le caractère unique et créatif des œuvres concernées.

 

  En second lieu, toute œuvre d’art enferme un message, contrairement, nous semble-t-il, au simple élément purement décoratif. Ce message est le reflet de l’âme de son auteur, de sa sensibilité, de sa manière d’interpréter le monde. Pourtant, la présence d’un message ainsi que la nécessité de réaliser une œuvre de qualité sur le plan de la forme, ne font pas l’unanimité.

 

 C’est ainsi, avions-nous dit, que certaines écoles d’art, inspirées pour partie par Kant font de la beauté de la forme la finalité de la création artistique, le message étant par lui-même étranger à l’art pur. Car la création de la beauté de la forme serait une spécificité de l’art alors que la diffusion de messages relève de nombre d’activités culturelles, que ce soit la religion, la politique, la publicité et bien entendu l’art s’il le souhaite.

 

  Mais la beauté de la forme est-elle vraiment la spécificité de l’art ? Car l’objet de décoration, la parure, ont également le souci de la forme de l’œuvre. Or, si nous ne faisons plus du message la caractéristique qui distingue l’œuvre d’art de l’œuvre décorative, qu’est-ce qui les distingue alors ? La première différence réside dans le fait que l’objet décoratif n’est pas unique mais relève d’une production artisanale voire industrielle. Néanmoins, cela n’est pas une nécessité et il est parfaitement envisageable d’imaginer une œuvre décorative unique en son genre.

 

 En revanche, l’œuvre décorative présente une utilité sociale, celle précisément visant à décorer, à mettre en valeur un lieu ou une personne dans le cas de la parure. Ce n’est pas le cas de l’œuvre d’art qui est entièrement gratuite, c’est-à-dire sans aucune utilité d’ordre pratique ou vital. Certes si l’on en a les moyens financiers, il est toujours possible d’accrocher au mur de son salon une toile de Van Gogh ou de Manet mais l’effet produit sur les visiteurs ne sera pas le même. Les objets décoratifs sont beaucoup plus accessibles quant à leur fonction et leur qualité que des toiles de maîtres dont l’accès suppose une certaine familiarisation avec cet art afin de susciter chez le contemplateur l’émotion esthétique requise. De plus, ces toiles n’ont pas pour objet de décorer, d’embellir un lieu mais de transmettre un message, une interprétation de la condition humaine, de créer une émotion esthétique où le plaisir des sens est étroitement associé au contenu spirituel de l’œuvre. L’objet décoratif est essentiellement matière même si cette matière revêt un aspect esthétique alors que l’œuvre d’art est essentiellement esprit, même si cet esprit s’exprime par le filtre d’une réalisation sensible.

 

  La gratuité ou l’absence d’intérêt pratique serait donc une dimension indispensable pour qu’il y ait œuvre d’art. Qu’en est-il de la présence d’un message et du souci de la beauté de la forme ? Commençons par examiner la présence d’un message. Nous avons déjà dit que certains philosophes de l’art, comme Kant, considérait que le message était certes difficilement éliminable mais que la spécificité de l’art résidait d’abord dans la production d’une belle forme. Cela va à l’encontre des conceptions de l’art contemporain d’avant-garde qui considèrent au contraire que l’œuvre d’art vise à amener le contemplateur à jeter un regard neuf sur des réalités habituelles et qui ne suscitent plus de questions et non à produire de la beauté. Il ne faut pas confondre l’art et les beaux-arts.

 

  Ces deux conceptions sont-elles inconciliables ? L’art contemporain d’avant-garde est à certains égards un art philosophique, qui vise à susciter l’étonnement, à s’interroger, à briser le carcan étouffant des habitudes dans la perception et la conception que nous avons du monde. L’art idéal tel que le conçoit Kant est un art où la qualité de la forme prend le dessus, étouffe, fait oublier le contenu si tant est que celui-ci soit présent. Il s’agit dit Kant de « beautés libres », c’est-à-dire sans lien avec un contenu et non de « beautés adhérentes » c’est-à-dire étroitement associées avec le sens véhiculé. A certains égards, cet art idéal est un art purement d’apparences et non un art conceptuel, un art qui utiliserait la beauté de la forme non comme une fin en soi mais comme un moyen pour mieux transmettre un message.

 

 Pour notre part, il nous paraît difficile ou artificiel d’opposer ces deux conceptions de l’art et voici pourquoi. Une forme qui ne contiendrait aucune idée, même la plus ténue nous semble être une impossibilité. Il n’y a pas de matière sans forme ou de forme sans matière dirait à juste titre Aristote. Matière et forme ne sont que des abstractions, c’est-à-dire des dimensions du réel séparées par l’esprit mais indissociables en réalité.

 

  En second lieu, transmettre un message suppose un effort de création, un certain talent, une mise en forme susceptible d’attirer l’attention du contemplateur. Les œuvres contemporaines d’avant-garde seront jugées à l’aune de la qualité et de l’originalité de la mise en forme de l’idée qu’elles veulent transmettre. Après tout, ce qu’on désigne comme l’art mettant en lumière la laideur physique ou morale, bref l’esthétique de la laideur (par exemple Guernica de Picasso ou les « Fleurs du mal » de Baudelaire ne font pas autre chose). N’oublions pas que selon la formule célèbre et pertinente de Kant l’art « n’est pas la reproduction de choses belles mais la belle production de choses quelconques ». Exclure le souci de la forme de l’activité artistique nous apparaît totalement artificiel.

 

 A contrario, exclure le souci du message, du sens pour se consacrer uniquement à la qualité de la forme de l’œuvre nous apparaît tout autant insoutenable. Car la beauté, sa présence, sa possibilité ontologique soulèvent des problèmes métaphysiques fondamentaux. Quelles que soient les conclusions auxquelles nous aboutissions, la beauté nous oblige à nous interroger sur son origine, son sens, sa nécessité. Cela peut conduire à l’accueillir comme le signe du « Logos » ou du sens, comme la manifestation sensible de la transcendance comme le soutenait Platon. Bref la présence empirique de la beauté   enferme des interrogations métaphysiques qui renvoient à des conceptions du monde par excellence. La beauté, par elle-même engendre des idées.

 

 Si nous prenons en compte de telles analyses, force est de constater qu’une œuvre d’art ne peut se passer ni d’un message ni du souci de la mise en forme de qualité de ce message.

A. Mendiri

 

  

 

 

 

 

 

907 L'ORIGINALITE DE L'OEUVRE D'ART

Publié le 08/04/2014 à 08:32 par cafenetphilosophie Tags : lecture monde cadre message nature littérature art gratuit éléments

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes".

 

Prochain billet demain 09 avril (Lecture philosophique de la Bible).

 

 

 

  Les extraits de textes sur l’art que nous avons proposés lors du dernier billet nous livrent quelques idées essentielles à propos de la nature et de la fonction de l’activité artistique. Nous voudrions nous arrêter quelque peu sur les développements contenus dans ces brefs extraits.

 

  L’activité artistique soulève maintes interrogations de nature anthropologique, politique et même métaphysique. Sur le plan anthropologique (l’anthropologie étant l’ensemble des sciences et des réflexions philosophiques s’interrogeant sur la nature exacte de l’homme), il convient de rappeler que seul l’homo sapiens sapiens, c’est-à-dire notre espèce, pratique ce type d’activité. En effet, l’incertitude demeure concernant l’homme de Neandertal puisque nous n’avons pas à ce jour retrouvé d’œuvres d’art produites par lui, même si celui-ci n’est pas dépourvu de sensibilité esthétique, comme en témoignent notamment ses rites funéraires où figurent des éléments de décoration. Mais après tout ce n’est jamais que depuis 1940, lors de la découverte accidentelle de la grotte de Lascaux que nous savons que nos lointains ancêtres comptaient parmi eux des artistes de génie. Peut-être qu’un jour il en ira de même concernant l’homme de Neandertal.

 

   Qu’est-ce qui nous amène à avancer une telle hypothèse ? Au-delà de nos différences physiques, nous possédons en commun avec l’homme de Neandertal la conscience. Or, il est vraisemblable que celle-ci représente le critère décisif nous séparant ou nous distinguant de l’animal. La conscience conduit les êtres qui s’en voient porteurs à s’interroger sur le monde, sur leurs destins individuels et à ne plus rester de ce fait enfermés dans les seules considérations vitales. Ce type d’interrogation est gratuit si nous qualifions de gratuites toutes les activités qui ne sont pas strictement nécessaires en vue de la survie ou en vue de l’adaptation au milieu. C’est incontestablement le cas de l’activité artistique. L’art nous élève à la dimension de la gratuité, inconnue de l’animal.

 

  Mais qu’est-ce qui nous amène à opérer une distinction entre la sensibilité esthétique de l’homme de Neandertal qui se traduit par des soucis de décoration et de parure et la sensibilité artistique de l’homme de Lascaux ? Cette question nous conduit à nous interroger sur la nature exacte d’une œuvre d’art. Ou si l’on préfère à nous interroger sur les raisons qui nous amènent à ne pas reconnaître comme œuvre d’art des éléments de décoration ou de parure.

 

  L’œuvre d’art est le reflet d’une âme, la matérialisation d’un univers intérieur, d’une interprétation du monde, d’une sensibilité singulière face à la réalité au sein de laquelle le créateur se voit inséré. En d’autres termes, l’œuvre d’art est la matérialisation d’un message ou d’une conception du monde. Il n’y aurait pas d’œuvre d’art dépourvue d’idées, même si certaines écoles, comme le Parnasse au XIX° siècle, sur le plan poétique, se sont donné comme objectifs la beauté de la forme sans aucun souci de contenu. Outre le fait qu’il est possible de s’interroger sur la réalisation effective de tels objectifs, on peut de surcroît affirmer avec JP Sartre que de telles œuvres témoignent à leur manière d’une forme d’engagement, à savoir celui de l’indifférence vis-à-vis des grandes causes politiques et métaphysiques de l’humanité.

 

  Cette manière de réagir face au monde et de témoigner de son rapport personnel à ce monde par la médiation d’une œuvre sensible conduisent à extérioriser et à exprimer sa singularité en échappant aux contraintes uniformisantes du langage social qui tend à gommer les différences et qui a pour fonction essentielle d’assurer les relations sociales et d’autoriser le partage des tâches sur un plan pratique. Le langage ordinaire est d’abord un instrument social et utilitaire.

 

  L’œuvre d’art, en tant qu’elle communique un message ou du sens est également un langage. Mais ce langage est gratuit, est dépouillé de toute utilité vitale ou adaptative et la gratuité de sa réalisation transmet des interprétations, des émotions, des sensations éminemment singulières, toutes choses qui échappent largement au langage ordinaire, excepté dans le cadre de la littérature de qualité où l’auteur possède un talent et un temps suffisants pour pouvoir travailler sur les mots et communiquer cette singularité.

 

  Certes, le créateur exprime non ce qu’il veut mais ce qu’il est en capacité de traduire à l’aide de son art. Mais il en va de même concernant toute forme de langage, y compris le langage social et utilitaire. De même, le contemplateur ne saisit-il pas la singularité de l’univers intérieur du créateur dans sa pureté. Cet univers intérieur demeure pour une large part hors de portée et du créateur au niveau de son expression et du contemplateur au niveau de la lecture qu’il est en capacité de faire de l’œuvre en question. Créateur et contemplateur possèdent chacun des limites tant techniques que culturelles afin de saisir la singularité de ce monde intérieur. D’ailleurs, le créateur, en-dehors des limites de son talent, connaît-il vraiment son propre monde intérieur, au même titre que n’importe lequel d’entre nous ?

 

  Il n’en reste pas moins vrai qu’une œuvre d’art peut devenir un chef-d’œuvre, peut traverser le temps, si le créateur a su mettre en évidence en quoi sa manière singulière d’exprimer son âme témoignait de l’universalité de la condition humaine. Le contemplateur saisit au sein de cette manière singulière de s’exprimer la dimension universelle qui signe l’appartenance du créateur à l’humanité et à son rapport à ce qui est. En somme, il saisit ce qu’il y a d’universel dans cette singularité d’expression.

 

  Toujours est-il que nous comprenons mieux en quoi un objet décoratif, un bibelot par exemple, n’est pas ordinairement considéré comme étant une œuvre d’art. Car ce bibelot ne prétend nullement transmettre un message, des idées, un sens précis. D’ailleurs, si nous prenons en considération des arts utiles comme l’architecture, nous nous rendons compte très vite que ce qui relève de l’art dans les monuments pris en compte, comme une cathédrale ou un château, c’est précisément tous les motifs architecturaux strictement non nécessaires à leur usage social ou utilitaire. Un portail de cathédrale comporte des motifs architecturaux qui veulent transmettre un sens biblique, qui constituent un message théologique et qui traduisent de surcroît un souci esthétique dans la mesure où la beauté est là un moyen privilégié afin de susciter l’intérêt, d’attirer le regard, d’élever l’âme ; toutes choses qui n’ont aucun rapport avec l’utilité fonctionnelle de l’édifice visant à rassembler des foules autour de rites ou de cérémonies à caractère religieux. C’est d’ailleurs le cas des Temples protestants qui s’en tiennent, dans leur dépouillement et leur sobriété architecturaux, à cette seule fonction utilitaire.

 

   Comme nous venons de le rappeler, l’œuvre d’art entretient la plupart du temps un rapport avec le souci de la qualité de la forme ou si l’on préfère avec la beauté. Dans le cas de l’art engagé et donc de l’art religieux, la beauté est un moyen au service du message. Parfois, la beauté devient la finalité de l’œuvre, même si l’existence même de la beauté peut être considérée en elle-même comme un message, si on estime qu’elle renvoie au sens, au « Logos », à la présence sensible de la transcendance. Mais n’oublions pas que la beauté est un objectif contingent ou non-nécessaire de l’activité artistique. De nombreux aspects de l’art contemporain, de l’art qui se veut souvent éphémère, de l’art dont l’œuvre est décontextualisée (souvenons-nous de Magritte présentant une pipe, œuvre intitulée « ceci n’est pas une pipe » ou l’urinoir de Duchamp qui n’est pas un urinoir), de l’art destiné à choquer ou scandaliser (Le « Poubellisme » d’Arman) sont là pour en témoigner. Ces formes d’art témoignent que ce qui importe c’est l’expression d’une idée et non la qualité d’une forme, souci central pour un bibelot qui se veut objet de décoration.

 

 Cependant ces rapides observations ne suffisent pas en vue de se représenter ce qu’est véritablement une œuvre d’art. Il nous faudra donc compléter ces analyses afin de mieux cerner son originalité et sa signification métaphysique.

A. Mendiri

 

 

 

   

 

901 LES LIENS ENTRE DIGNITE, JUSTICE, EGALITE

Publié le 02/04/2014 à 06:02 par cafenetphilosophie Tags : vie monde homme chez enfants société fond dieu message nature femmes pensée

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes". Suite du billet N° 895.

ATTENTION: ces prochains jours, la publication de nouveaux billets sera perturbée. Prochain billet au plus tôt vendredi 04 avril et en cours de journée.

 

 

 

   La notion de justice est éminemment complexe. Elle est tributaire de l’idée que nous nous faisons de l’homme. Si l’idée que nous nous faisons de l’homme relève d’options philosophiques, cela atteste qu’il n’y a pas de nature humaine, autrement dit de caractéristiques incontournables qui définiraient ce que doivent être les comportements humains. D’ailleurs, cette incertitude ne concerne pas que les seuls comportements. La religion, la philosophie, la science sont incapables de dire avec clarté en quoi consiste l’homme et donc à partir de quel moment il est possible de considérer qu’il y a incontestablement une vie humaine en formation. Nous faisons allusion ici au statut de l’œuf puis de l’embryon, sujets qui font l’objet de débats idéologiques, d’hypothèses diverses mais non d’un savoir certain et indiscutable. L’homme est toujours un mystère pour lui-même, tant quant à ses origines qu’aux manières d’être qui constitueraient son humanité.

 

   Aussi, le lien que nous avons coutume d’établir entre les notions de justice et d’égalité est-il de nature philosophique, moral voire pour certains religieux. Il est vrai que tous les hommes, faute d’une nature nécessaire, possède une condition où nous trouvons aisément des points communs. Tous les hommes possèdent la conscience, qui les conduit à se révéler la présence du monde et leur propre présence au monde, la pensée qui leur permet d’opérer une distinction entre le monde perçu et un monde possible, la raison qui introduit cohérence et efficacité dans leur action et éventuellement leur fixe les fins qu’ils doivent poursuivre. Tous les hommes se posent des questions à propos du sens des choses et de leur destin mortel, se révèle la beauté et la laideur, tant sur les plans physiques que moral ou même intellectuel, témoignent de la capacité à prendre conscience de l’idée de valeur, à  adopter des comportements gratuits, désintéressés mais également monstrueux et dangereux pour eux-mêmes et pour l’espèce.

 

  Mais ces points communs à la condition humaine n’autorisent pas à ériger des valeurs communes qui se verraient constitutives de l’humanité. Car si tel était le cas, à défaut d’une nature qui s’imposerait à eux comme c’est le cas concernant toutes les autres espèces animales, existerait une nature qui s’offrirait à la liberté humaine comme ce qui devrait être sans contestation possible. La différence entre l’espèce humaine et les autres espèces serait relative à la possession de la liberté d’épouser ou non les caractéristiques de notre espèce et non à l’absence de telles caractéristiques.

 

   Or, nous avons eu l’occasion de rappeler que les valeurs dont nous avons hérité de deux mille ans de christianisme, de la philosophie des Lumières, elle-même héritière du rationalisme de la Grèce antique et du christianisme, ne renvoyaient qu’à une certaine idée de l’homme, objet d’un engagement, d’une croyance et non d’un état de fait incontournable. Car les points communs à la condition humaine que nous venons de rappeler peuvent s’interpréter de multiples manières, peuvent faire l’objet d’une pluralité de jugements de valeur. Encore une fois, les valeurs, ce à quoi le sujet accorde de l’importance, ce qui donne sens et raison d’être à sa vie ne peuvent se déduire de manière universelle, univoque des situations ontologiques décrites du sujet conscient. Ce sujet peut préférer des plaisirs intenses mettant en cause la longévité de sa vie plutôt que des plaisirs raisonnables et étalés dans le temps. Ce sujet peut considérer que telle ou telle caractéristique physique, que tel ou tel talent confèrent une supériorité effective sur les membres de son espèce, optant ainsi pour ce qui est à l’opposé des valeurs de l’Occident chrétien et rationaliste, à savoir le racisme.

 

  Ainsi le lien entre l’idée de justice et l’idée d’égale dignité de tous les hommes est-il un engagement philosophique certes très noble mais en même temps qui revêt toute la fragilité liée à une croyance et non à un savoir. Mais il y a plus. Car au sein même de cette option philosophique ou religieuse, l’idée d’égalité comporte plusieurs aspects qui font l’objet de débats.

 

  C’est ainsi que l’idée d’égalité ou d’universalité de l’homme en tant qu’être rationnel initiée par la philosophie grecque de l’Antiquité n’a pas amené ses plus brillants représentants à condamner l’esclavage, qui, rappelons-le, transforme une personne humaine en un objet appartenant à un autre homme. Aristote va même justifier le statut d’esclave au motif qu’il existerait des hommes naturellement destinés à commander et d’autres à obéir. Le message chrétien lui-même n’a pas conduit à une telle condamnation chez certains apôtres comme St Paul, tout au moins sur un plan politique et juridique, car sur un plan théologique le même Paul de Tarse proclame « qu’il n’y a plus ni homme ni femmes, ni esclaves ni hommes libres, ni juifs ni païens » mais simplement « des enfants de Dieu ».

 

 Toujours est-il que cette idée d’égalité a fait son chemin et s’est vu parachevée par l’article premier de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». L’égalité de droit ou l’égalité devant la loi conduisait au refus de toute discrimination au nom du sexe, du milieu social, de l’ethnie, d’engagements philosophiques et religieux ou d’autres critères de ce type.

 

  Néanmoins l’égalité de droit s’est vite révélée comme insuffisante afin d’assurer l’idée de justice fondée sur l’arrière-fond moral de la dignité des personnes. Une personne humaine qui a faim, qui a froid, qui est malade et ne peut se soigner, qui est inculte faute d’avoir reçu une éducation, qui est sans abri faute de ressources voit sa dignité humaine foulée aux pieds. C’est en ce sens qu’à la suite notamment de Marx au XIX° siècle, une sévère critique de l’égalité de droit fut menée, non d’ailleurs de l’égalité de droit en elle-même mais de l’égalité de droit réduite à elle-même.

 

 C’est à ce titre que le XX° siècle a vu se développer, suite à des luttes sociales la plupart du temps, des droits sociaux et collectifs garantissant un minimum de vie décente à tous les membres d’une société démocratique et produisant suffisamment de richesses pour pouvoir assurer ces nouveaux droits. Pensons à l’invention de la sécurité sociale protégeant la famille, permettant de recevoir les soins indispensables, garantissant une vieillesse autonome financièrement parlant, dispensant une éducation pour tous etc. Comme nous le savons également, beaucoup de chemin reste à parcourir. Mais la direction prise constitue un progrès historique considérable.

 

  Notons à ce propos que l’idée de dignité humaine soulève encore de nombreux problèmes encore non résolus ni même parfois abordés. C’est le cas de la mise à l’écart des personnes âgées dépendantes, des conditions de fin de vie, du statut, du rôle, des conditions de vie dans les prisons etc. Bref, l’idée de dignité humaine est grosse d’évolutions sans doute heureuses pour les prochaines décennies ou pour des temps plus éloignés.

 

    Bien entendu, cette idée de dignité humaine ne peut conduire à l’idée d’une égalité parfaite sur un plan social. Car ce serait là sombrer dans l’égalitarisme qui serait à nos yeux une nouvelle source d’injustice. Certes, toutes les fonctions sociales sont éminemment utiles et complémentaires donc indispensables. Mais force est de constater que les niveaux de responsabilité exercés par ces différentes fonctions sociales sont inégaux. Dès lors, les traiter de manière égale serait injuste. Mais faut-il encore que la prise en compte de ces différences de responsabilité n’atteigne pas des écarts indécents et disproportionnés. Certes, aucune mesure strictement rationnelle ne peut hiérarchiser les responsabilités en question. Mais il s’agit d’éviter toute démesure, de rester au sein de dispositions raisonnables, que l’intelligence de situation devrait pouvoir établir. Là encore, comme dirait Platon, « l’intelligence doit tenir le gouvernail ». Comme on le voit, les liens entre dignité, justice, égalité sont fort délicats à mettre en œuvre. Il convient sans cesse de remettre le métier sur l’ouvrage.

A. Mendiri

 

895 CONDITION HUMAINE ET EGALITE

Publié le 27/03/2014 à 06:22 par cafenetphilosophie Tags : soi vie monde homme chez mort dieu nature pensée lecture

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes". Suite du billet N° 889.

Prochain billet demain 28 mars (Lecture philosophique de la Bible)

 

 

 

   Les différentes conceptions de l’idée de nature humaine ne suffisent pas à garantir la notion de justice, tout au moins celle que deux mille ans de christianisme ont établie durablement dans les esprits. Calliclès, cet interlocuteur imaginaire de Platon dans le « Gorgias », ne prend en compte que les qualités héritées soit de la nature au sens biologique du terme, soit du milieu et des circonstances, afin de définir ce qu’il entend par la justice. Selon celui-ci le meilleur doit recevoir la part correspondant à ces qualités, même au détriment de tous les autres. Toute limitation par la loi est artificielle, arbitraire et contraire à ce qui se passe au sein de la nature.

 

   Pour Platon, cette conception de la nature et donc de la justice est très superficielle et fondée sur des idées fausses. Car Calliclès ampute la nature humaine d’un élément capital, à savoir la raison, non pas celle qui se contente de conduire son action avec cohérence, mais la raison qui se substitue aux instincts absents chez l’homme, afin de fixer les objectifs de l’action humaine en vue de parvenir non seulement à son bien personnel mais également à celui de la Cité. Il s’agit donc de la raison éthique, celle « qui doit tenir le gouvernail », si on entend par éthique l’ensemble des règles d’action ayant pour souci la recherche du « bien ».

 

  Cette idée de nature humaine peut être interrogée de manière critique. Car nous avons vu que l’homme pouvait naturellement faire des choix contraires à son bien à long terme ou à celui de la Cité. Après tout, il est en capacité de préférer des excès lui apportant des plaisirs intenses au détriment de sa santé ou de sa longévité et il peut ne pas prendre en compte l’intérêt de la collectivité, même en ayant conscience de ce qu’il doit à celle-ci. Bref, il peut choisir d’adopter une conduite dite cynique et préférer à la liberté authentique définie par Platon comme celle qui recherche son bien « véritable », la licence autrement dit la liberté sans entrave d’aucune sorte et visant à satisfaire les désirs immédiats, même les plus excessifs ainsi que les passions, y compris les plus dangereuses pour soi et pour autrui.

 

  C’est en ce sens d’ailleurs que nous pouvions dire qu’en vérité l’homme est dépourvu de nature au sens de nécessités incontournables qui s’imposeraient à lui, mais qu’il se caractérise par une condition humaine, si nous désignons par- là les caractéristiques délibérément choisies de ce que l’homme peut être ou pour certains doit être, si leurs choix sont érigés au statut de normes.

 

   Il n’en reste pas moins que cette condition humaine qui renvoie à la liberté d’action de l’homme quant au visage qui sera le sien possède des caractéristiques communes qui ne sont pas tributaires pour leur part de choix individuels. C’est ainsi que la liberté qui est donnée à tout homme de choisir ses règles de vie découle de son absence d’instincts et de l’extraordinaire complexité de son cerveau, capable de tout apprendre et de s’adapter avec une plasticité étonnante aux circonstances les plus variées. De même, la possession de la conscience, du langage et de la pensée, de la raison, de la possibilité corollaire de se poser la question des valeurs, de se dévoiler la beauté éventuelle des choses ou de certaines actions, de s’interroger sur soi, sur le monde et sur le sens de la vie et de la mort, sont-elles des dimensions spécifiquement humaines. Ce sont des caractéristiques que nous possédons tous en commun et qui nous distinguent radicalement de toutes les autres espèces animales.

 

   Dès lors, il est difficile de remettre en cause pour l’essentiel les thèses des grands penseurs grecs et qui, à l’image d’Aristote, pouvaient dire que ce qui permet de dire qu’un homme est un homme et rien d’autre, ce ne sont pas ses compétences particulières ou ses caractéristiques physiques singulières et sans conséquence quant à son appartenance à l’espèce humaine (comme le fait d’être petit ou grand, brun ou blond…), mais les caractéristiques communes que nous venons d’énoncer. Car en-dehors de ces caractéristiques communes, tout le reste, compétences particulières ou traits physiques singuliers, ne constitue que des « accidents ».

 

  Certes, l’usage que nous faisons de ces caractéristiques communes à tous les hommes, l’idée que nous nous en formons, la valeur et l’importance que nous leur attribuons, les conclusions que nous en tirons quant à l’action que nous menons, n’ont rien qui puisse s’imposer à tous et en conséquence, ces points communs sont constitutifs à ce titre d’une condition humaine plutôt que d’une nature humaine, la notion de nature excluant par définition tout choix envisageable.

 

  Considérer en conséquence que les points communs définissant la condition humaine constituent le fondement légitime de l’idée d’égalité foncière de tous les hommes, relève de l’engagement ou d’un choix idéologique et non d’une conclusion qui s’imposerait à tous les esprits de manière objective et nécessaire. Autrement dit, l’idée d’égalité fondamentale de tous les hommes héritée du Christianisme et reprise par la philosophie des Lumières au XVIII° siècle et qui a servi d’idée clef à la Révolution française, qui a inspiré la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, renvoie à une conception de l’homme parmi d’autres. Il s’agit d’une valeur, assise sur des croyances, et non un savoir objectif.

 

   De ce fait, nous mesurons à l’aune de ces analyses, combien sont fragiles les fondements de nos sociétés démocratiques contemporaines, combien elles sont également précieuses et combien elles relèvent d’une volonté constante et vigilante de les entretenir, de les maintenir, de les protéger. Nul besoin en effet de protéger la vérité du théorème de Pythagore. Il se protège tout seul. Il s’impose à notre raison raisonnante. Il est naturellement universel. En revanche, tel n’est pas le cas concernant l’idée d’égale dignité de tous les hommes. Cette idée relève d’une éducation sans cesse reprise et consolidée, d’un engagement, d’un combat, en un mot d’une conception morale.

 

   Car cette idée de foncière égale dignité et donc d’égalité morale de tous les hommes découlent, du point de vue de leurs racines, de l’idée religieuse et chrétienne selon laquelle nous sommes tous des créatures à « l’image de Dieu », des êtres sacrés en conséquence c’est-à-dire « signes » de Dieu, et des êtres objets de «  l’Amour-agapè », de l’amour (au sens vouloir du bien) sans attente d’une contrepartie, de l’amour désintéressé. 

 

  Ce fondement initialement religieux a été certes repris par la philosophie des Lumières, en particulier par Kant, lorsque celui-ci fondait la morale authentique sur l’absence d’intérêt, sur l’accomplissement sans condition du devoir dicté par la raison, sur l’exigence d’universalisation de la conduite à tenir sans contradiction, (par exemple l’obligation de ne pas mentir, puisque si tout le monde mentait, non seulement la vie deviendrait impossible mais le mensonge lui-même autodétruirait sa raison d’être). Mais il n’en reste pas moins vrai que l’adhésion à la morale, telle que l’analyse Kant relève d’un choix personnel, d’une certaine idée de l’homme et non d’une vérité qui s’imposerait d’elle-même.

A. Mendiri

 

 

 

889 JUSTICE AUTHENTIQUE ET DIGNITE DES PERSONNES

Publié le 21/03/2014 à 06:13 par cafenetphilosophie Tags : vie moi monde bonne chez société fond mode nature soi rose pensée lecture

 

Rubrique "Philosophie au fil des textes".Suite du billet N° 883.

 

 

Prochain billet demain 22 mars (Lecture philosophique de la Bible) 

 

    

Lors du dernier billet consacré à ce thème, nous avions mené une critique des positions de Calliclès, cet interlocuteur imaginaire de Socrate dans l’œuvre de Platon intitulée « Le Gorgias ». Calliclès exposait une conception de la justice qui consistait à s’appuyer sur la notion de nature au sens biologique du terme. Cette notion de justice ainsi entendue recouvrait donc l’ensemble des qualités natives des individus, que celles-ci soient physiques, intellectuelles et relatives à ce que nous avons coutume d’appeler le caractère. Est juste selon la nature ainsi comprise que le meilleur dispose de la meilleure part et que le droit ou la loi ne viennent pas limiter ou remettre en cause de manière artificielle et arbitraire ces avantages naturels.

 

   Cette idée de nature telle que l’entend Calliclès est passible de deux critiques majeures. En premier lieu, la science contemporaine souligne que les capacités d’un individu quelconque, y compris les capacités physiques, ne relèvent pas que de l’hérédité mais également et surtout du milieu. La nature propose au mieux des dispositions plus ou moins favorables à l’épanouissement de certaines qualités à condition que le milieu éducatif les exploite. Autrement dit, la notion de nature au sens strictement héréditariste n’est pas la source exclusive ni même prédominante des qualités reconnues à un individu quelconque.

 

   En second lieu, la nature humaine telle que la conçoit Calliclès n’est nullement semblable à celle des espèces naturelles. Une fourmi, un éléphant, une rose ne choisissent pas d’être fourmi, éléphant ou rose. Leurs caractéristiques sont fixées par une hérédité stricte et leurs comportements, concernant les espèces animales, rigoureusement encadrés par des savoirs innés qu’on appelle des instincts et qui leur évitent de mettre en danger leur propre espèce comme c’est le cas chez l’homme, qui, dépourvu de ces canalisations naturelles, est en conséquence capable des pires excès.

 

  Bref, de ce point de vue, la « nature » originale et spécifique de l’homme est à même de violer les lois de la sélection naturelle chère à Darwin, à moins que l’on considère que les aptitudes de l’humanité à s’autodétruire illustrent de manière tragique la sélection naturelle en question. D’ailleurs, nous notions qu’il serait plus rigoureux de parler de « condition humaine » que de « nature humaine ». Car toute idée de nature renvoie à des nécessités incontournables. La fourmi, l’éléphant, la rose ne choisissent pas d’être fourmi, éléphant ou rose. En revanche, l’homme choisit d’être ce qu’il a décidé d’être en fonction de ses conceptions du monde et de lui-même. 

 

   Certes, Calliclès pourrait rétorquer que cette possibilité pour l’homme de choisir l’idée qu’il se fait de lui-même est une possibilité ouverte par sa nature biologique, par les caractéristiques propres à son espèce. Ce n’est pas l’homme qui a décidé qu’il possèderait un cerveau d’une telle complexité qu’il pourrait tout apprendre et donc que les instincts de ses ancêtres pouvaient et même devaient disparaître.

 

   Mais là encore, cet argumentaire fondé sur l’idée de nature biologique reste incomplet. Car le même raisonnement peut s’appliquer concernant la possession de la raison. Ce n’est pas l’homme qui a décidé qu’il possédait une raison, même si son usage soulève deux problèmes étrangers à la notion de nature biologique. En premier lieu, la raison en question ne peut s’exercer que grâce à un milieu éducatif, à la transmission d’un langage, au développement corollaire de la pensée et donc de la pensée logique.

 

  En second lieu, il convient de préciser le mode d’utilisation de la raison, puisqu’il en existe deux envisageables : soit la raison visant à faire en sorte que notre conduite soit rationnelle et efficace ; soit la raison visant à agir selon des modalités qui préservent notre bien authentique ainsi que celui de la Cité et qui renvoie à la raison éthique. Or, si le premier usage ne soulève aucun problème idéologique puisqu’il s’agit d’un simple usage technique de la raison, le second engage une certaine idée de l’homme. En quoi ?

 

  En effet, être rationnel consiste à conduire une action la plus cohérente possible, la mieux adaptée à l’objectif que le sujet s’est fixé alors que le second usage consiste à être raisonnable, à éviter toute démesure ou tout excès, à réfléchir à son action en vue de servir son bien véritable, étant entendu que faisant cela le sujet sert également l’intérêt commun de la Cité.

 

   Or, l’appréciation de son bien authentique à l’aune des exigences de la raison éthique ne va pas de soi. Il s’agit d’un engagement d’ordre idéologique, d’une certaine conception de la vie. Il est vrai, apparemment, que commettre des beuveries par exemple met en danger la santé et la longévité de celui qui tombe dans ces excès. Pire, il met en cause les intérêts d’autrui, par exemple si la personne en question est chargée de famille ou bien s’il prend la responsabilité de prendre le volant après avoir commis les excès en question.

 

  La condamnation d’une telle conduite repose cependant sur le présupposé qu’un individu se doit d’éviter des excès lui causant certes des plaisirs immédiats mais dangereux pour lui-même et ses congénères. Or, ne peut-il délibérément ne pas préférer de tels excès à une conduite raisonnable ? Ne peut-il  choisir une vie courte mais dense en plaisirs extrêmes plutôt qu’une vie plus équilibrée mais à ses yeux sans saveur ? En quoi, à part des raisons morales précises ou traditionnelles, doit-il prendre en compte les intérêts d’autrui ?

 

  Certes, il est toujours possible d’avancer qu’une réflexion bien menée amène le sujet concerné à conclure qu’il est tributaire du bon fonctionnement de la société et qu’il a tout intérêt à contribuer à ce bon fonctionnement. Mais outre que les individus de ce type peuvent toujours se reposer sur la bonne volonté de la majorité de la population afin que cet objectif soit sauvegardé, il peut également adopter comme philosophie de vie le fameux « après moi le déluge ».

 

  Bref, la poursuite du bien authentique chère à Platon ne suffit pas en vue d’assurer l’harmonie sociale et garantir des conduites personnelles raisonnables. Car, en fin de compte cette philosophie fondée sur la raison éthique et sur l’idée du bien se ramène in fine à une forme d’utilitarisme. J’adopte cette conduite non parce que je le dois, mais parce que c’est utile à moi-même et à l’ensemble du corps social.

 

  Dès lors, la raison éthique, celle qui se donne pour objectif le bien privé et collectif ne saurait suffire afin de pérenniser une telle conduite, car tout utilitarisme connaît des circonstances où précisément au nom de l’utilité, il est possible sinon souhaitable de prévoir des exceptions aux principes qui dirigent nos vies.

 

  Il faut donc se tourner vers les exigences de la raison morale, c’est-à-dire la raison qui fait de la personne humaine une valeur indépassable et son respect une exigence qui ne tolère aucune exception. Ce respect absolu de la personne humaine, lié à l’attente d’aucune contrepartie, est le véritable fondement d’une justice qui n’est soumise à aucun aléa des circonstances et qui repose sur l’égale dignité de  toute personne et donc sur leur foncière égalité morale. Au fond de la justice authentique se loge donc l’idée d’égalité morale des personnes.

A.Mendiri