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Cours de philosophie. Suite du billet N° 494.
Cependant, s’il n’y a pas de droit naturel, chaque société connaît néanmoins un système de valeurs ou parfois des institutions susceptibles de juger de la légitimité du droit positif. C’est le cas dans les sociétés théocratiques, c’est-à-dire les sociétés où une religion officielle est la gardienne des valeurs qui doivent s’imposer à l’ensemble de la société mais également aux législateurs. Nombre de pays musulmans connaissent aujourd’hui un tel système comme l’Iran ou l’Arabie Saoudite où l’idéal législatif renvoie à ce qu’ils appellent la « charia », en référence à la législation instaurée par le prophète Mahomet à Médine. Mais ce fut également le cas dans les pays communistes où le parti communiste contrôlait la législation en vue de vérifier si elle était en accord avec l’idéal révolutionnaire tel qu’il était conçu par la doctrine marxiste-léniniste. Toutes ces instances de contrôle ont pour mission de faire en sorte que ce qui est légal soit conforme à ce qui est jugé légitime.
L’ensemble des analyses qui précèdent nous invite à nous interroger sur la nature de la compétence en matière politique. L’opinion commune a tendance à penser que cette compétence est d’ordre technique. L’idéal consisterait par exemple, dans le cadre de cette manière de concevoir l’organisation politique, qu’un diplomate soit chargé des affaires extérieures, un inspecteur des finances de l’économie, un enseignant de l’éducation et ainsi de suite.
Cette conception repose sur le préjugé selon lequel la politique, dans les fins qu’elle assigne à la société et les moyens qu’elle se donne pour y parvenir, repose sur une compétence technique, au même titre qu’en matière de soins il convient de s’adresser à un médecin ou en matière de pédagogie à un enseignant. Il découle de cette conception que les solutions à apporter aux problèmes politiques sont uniques, adéquates ou inadéquates techniquement parlant, témoignant d’une compétence ou d’une incompétence.
C’est en ce sens que ceux qu sont convaincus de cela s’esclaffent lorsqu’il constate qu’un même acteur politique peut successivement prendre en charge des départements ministériels très différents et qui plus est étrangers à sa formation professionnelle initiale. Une telle conception est fondée sur une ignorance profonde concernant la nature de l’activité politique et son mode de fonctionnement, quelle que soit par ailleurs la nature du régime en place.
En effet, l’acteur politique a pour mission de fixer les fins collectives de la Cité. Il le fait au nom d’une certaine idée du bien public au même titre qu’une personne privée donne des orientations à sa vie personnelle en fonction de l’idée qu’elle se fait de son bien. Chacun comprend aisément qu’un homme politique animé par un idéal révolutionnaire n’aura pas les mêmes priorités en matière de respect des libertés publiques, de redistribution des richesses, de prise en compte de la propriété privée etc. qu’un démocrate classique, soucieux de l’équilibre des pouvoirs, de la recherche du juste milieu entre le souci de la liberté et de l’égalité, acceptant les mécanismes de la liberté économique etc.
En d’autres termes, la fixation des fins collectives pour une société ne relève pas d’une compétence technique mais de convictions idéologiques et se rattachent à ce titre à des considérations éthiques. On comprend dès lors que n’importe quel citoyen ait potentiellement compétence à exercer de telles fonctions. Sans quoi, il faudrait postuler, comme le faisait Platon, que la raison est à même de déterminer en quoi consiste le bien collectif, qu’il existe donc une vérité unique en la matière et qu’en conséquence il est souhaitable de confier à des sages le gouvernement de la Cité.
Certes, il convient ensuite de déterminer les meilleurs moyens pour parvenir à ces fins. Doit-on dire alors que cette détermination des moyens relève d’une compétence technique ? C’est à la fois vrai et faux. Il est vrai qu’un acteur politique, chargé de la politique économique et n’ayant pas de formation en la matière aura recours à des experts économiques afin qu’ils lui proposent des solutions techniques en fonction des fins qu’il aura souverainement fixées. Mais il est vrai aussi que parmi les solutions proposées il fera des choix tenant compte de considérations morales, idéologiques, électorales et donc il arbitrera en dernier ressort d’un point de vue non pas purement technique mais politique au sens plein du terme, c’est-à-dire à nouveau en fonction de priorités relevant du monde des valeurs et donc de l’éthique.
Ajoutons à ces éléments d’analyse que Machiavel nous a opportunément rappelé que la compétence d’un homme politique était davantage d’ordre psychologique que technique. Les gouvernants doivent connaître et tenir compte de la psychologie des gouvernés. N’oublions pas de surcroît que l’activité politique, dans le cadre des régimes qui délèguent la souveraineté, devient un métier et qu’en conséquence les acteurs politiques connaissent les dossiers relatifs aux problèmes soulevés par les sociétés concernées, d’autant plus qu’ils ont tendance, dans le cadre de leur activité politique, tout en conservant une compétence d’ordre général, à se spécialiser dans tel ou tel domaine. Mais quoi qu’il en soit et ce, pour les raisons énoncées ci-dessus, la compétence politique est essentiellement d’ordre éthique et psychologique et non d’abord d’ordre technique.
La distinction entre la légalité et la légitimité peut conduire dans certaines situations extrêmes à des actes de désobéissance civile. Nous l’avons rappelé concernant Antigone, le personnage de Sophocle, ou plus près de nous à propos du général de Gaulle. Bien entendu ces actes d’insoumission par rapport à la légalité ne peuvent relever de cette légalité. Par nature, la loi ne saurait prévoir sans contradiction mortelle, la possibilité qu’on lui désobéisse. La désobéissance, l’insoumission, la révolte ne peuvent s’effectuer qu’au nom d’exigences morales ou au nom de valeurs supérieures, c’est-à-dire ne peuvent relever que de la légitimité. D’ailleurs les auteurs de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789 prévoient explicitement dans son préambule « le droit de résistance à l’oppression ». Ce droit relève du droit naturel et non du droit positif. Il est non seulement un droit mais il devient, dans l’esprit de la pensée de Rousseau, un devoir. Car aucun homme, qui veut honorer sa nature profonde, sa qualité d’homme, ne peut accepter d’être privé de sa liberté native, de sa dignité même.
Remarquons que chaque philosophie politique prévoit des motifs légitimes de révolte. Pour ne s’arrêter qu’à deux exemples, il va de soi que dans le cadre de la pensée de Hobbes, si les citoyens constatent que l’Etat autoritaire appelé de leurs vœux afin d’assurer la sécurité des personnes et des biens n’assure plus sa mission suite à des dérives arbitraires rétablissant l’insécurité, ces citoyens n’ont plus aucune raison d’obéir à un tel Etat. De même, dans le cadre des conceptions de Marx, la prise de conscience du caractère partial de l’Etat au service de l’exploitation de l’homme par l’homme conduit tout naturellement vers des actions révolutionnaires visant à abolir l’Etat et à transformer radicalement l’ordre social.
Néanmoins, ces invitations à la désobéissance civile suscitent parfois des réserves théoriques qui possèdent leur part de légitimité. Pascal (XVII°siècle) notait qu’un acte de révolte demandait beaucoup de réflexion et de prudence préalables. Car même si les motifs de la révolte s’avèrent légitimes, ils conduisent dans un premier temps à un quasi retour à l’état de nature puisque la guerre civile suppose que l’autorité des lois devient inopérante et par là même l’organisation sociale qui en découle. Or, il n’y a sans doute rien de pire que l’état de nature en termes d’arbitraire, d’injustice, de violence, de domination des plus forts. Il convient alors de se demander ce qui vaut le mieux : un ordre injuste mais assurant la paix civile ou l’absence d’ordre et son cortège de déchaînement de violences ?
D’autant qu’en dehors du risque de retour transitoire à l’état de nature, deux autres risques se présentent : en premier lieu l’acte de révolte n’assure évidemment pas d’aboutir à un succès ; s’il y a échec, ce dernier s’accompagnera la plupart du temps par des règlements de compte et par une répression accrue, aggravant la situation antérieure. En second lieu, le succès éventuel du mouvement de désobéissance n’offre aucune garantie quant aux qualités du pouvoir qui va alors se mettre en place. Nombre de révolutions conduisent au désenchantement, à la substitution d’un pouvoir arbitraire par un autre pouvoir tout aussi arbitraire même quand ses finalités affichées sont différentes du précédent.
C’est en ce sens qu’une révolte est toujours, comme d’ailleurs à l’autre extrême les comportements de non-violence, le fait d’une minorité. Dans les deux cas, cela exige beaucoup de courage et de vertu, voire de sens du sacrifice. C’est également un pari mais un pari risqué. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre les réserves de Pascal vis-à-vis des actes de désobéissance civile. Il ne s’agit pas de prôner la résignation mais de rappeler que ce type de choix requiert réflexion et précautions.
A. Mendiri
Rappel: cet ouvrage est disponible sur le site des éditions SCRIPTA ainsi que sur les librairies du net (Amazon, Chap. com, Decitre, etc.)
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Cours de philosophie. Suite du billet n°489
Toutes les sociétés humaines sont organisées grâce à des lois. L’ensemble de ces lois constitue le droit, que celui-ci soit coutumier ou écrit. Comme nous le constatons usuellement, certaines de ces lois peuvent être critiquées par des membres de la société concernée. Au nom de quels principes peuvent-elles l’être ? Plusieurs hypothèses sont envisageables : cela peut être au nom de la défense d’intérêts particuliers ou égoïstes ; ou encore au nom d’une certaine idée de la justice. Mais de quelle conception de la justice s’agit-il ? Est-ce une conception relative à une minorité, un groupe social donné, à des valeurs propres à une culture ou une époque ou bien des valeurs universellement présentes dans le cœur de tout homme et ce de tout temps ? En somme, existe-t-il une conscience morale naturelle, commune à tous les hommes et permettant de faire le départ de manière spontanée, même si ce n’est pas nécessairement de manière analysée et réfléchie, entre ce qui est juste et ce qui est injuste ?
Si on retient l’idée d’une conscience humaine universelle permettant d’opérer d’emblée une telle distinction entre ce qui est juste et ce qui est injuste, il sera possible de parler, comme l’ont fait la plupart des penseurs de la philosophie des Lumières, « de droit naturel ». Ce dernier n’est pas un droit précis, inscrit dans des codes et dont on pourrait énoncer le contenu détaillé. C’est davantage un sentiment moral, supposé commun à tous les hommes, attaché à leur nature et permettant de juger si les lois effectives de la société, ce qu’on désigne par « le droit positif », c’est-à-dire le droit existant, est conforme ou non à ce droit naturel, autrement dit aux exigences morales qui fondent la dignité humaine et qui sont attachées à son essence d’homme.
Dès lors, le droit naturel renvoie à ce qui est légitime, c’est-à-dire à ce qui devrait être au niveau du droit existant ou positif afin d’être conforme à la dignité humaine alors que le droit positif renvoie à ce qui est légal à un moment donné et qui à ce titre s’impose à tous les membres de la société, sous peine de sanctions en cas de désobéissance. Le droit positif est alors jugé, selon les cas, conforme ou non au droit naturel. C’est ainsi qu’Antigone organise des funérailles pour son frère Polynice, bravant ainsi la décision du roi Créon. Elle le fait au nom d’une légitimité morale, violant ouvertement la légalité telle que l’avait décidée Créon. C’est au nom de la légitimité que le général de Gaulle lance le 18 juin 1940, depuis Londres, son fameux appel à la Résistance alors que les autorités légales incarnées par le maréchal Pétain, avaient signé la veille un armistice avec l’Allemagne.
Le droit naturel est donc par essence de l’ordre de la légitimité. En revanche, la réciproque n’est pas vraie. La légitimité peut avoir d’autres sources que celle reposant sur l’idée de droit naturel. Avant d’examiner quelques- unes de ces sources possibles de la légitimité, voyons quels sont les arguments militant éventuellement en faveur de l’idée de droit naturel. Dans cet extrait de « Droit naturel et Histoire », le philosophe américain Léo Strauss (XX° siècle) les expose avec clarté :
« Néanmoins, le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd’hui qu’il l’a été durant des siècles et même des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y avait pas d’étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de toute autre ».
Le raisonnement de Léo Strauss est donc le suivant : les critiques que nous pouvons adresser aux lois de notre pays témoignent qu’il existe un système de valeurs indépendant du droit positif ; si ce dernier n’est que le reflet de notre civilisation ou de notre époque, nous tombons dans le relativisme pur et simple. Tous les systèmes de valeurs sont équivalents dans l’absolu. Pourtant, nous ne sommes pas prisonniers de notre système de valeurs. Car non seulement nous pouvons comparer et juger les valeurs des différentes civilisations mais nous pouvons également critiquer les nôtres et prendre conscience de leurs limites éventuelles. Il en conclut que nous le faisons au nom d’un idéal supérieur et qui transcende tous les systèmes de valeurs, cet idéal correspondant au droit naturel. Néanmoins, cette analyse n’est pas décisive : la critique de notre système de valeurs se fait peut- être au nom d’un nouveau système de valeurs en train de naître et témoignant d’évolutions historiques et sociales. Il n’en reste pas moins vrai que l’affirmation du droit naturel est le seul moyen d’échapper au relativisme.
A. Mendiri
¨Prochain billet consacré à l'affaire Armstrong, vendredi 18 janvier 2013."
Cours de philosophie. Suite du billet N°482
Ces analyses théoriques (cf N° 482) se heurtent néanmoins à un certain nombre de difficultés. En effet, la démocratie se doit de défendre à la fois le principe de liberté et le principe de justice. La défense du principe de liberté la conduit à accepter et à soutenir la liberté économique, c’est-à-dire la libre entreprise, en d’autres termes le système économique capitaliste. Or, ce dernier sert par définition des intérêts privés et particuliers et n’a nul souci de l’intérêt général. Ses pratiques spontanées s’avèrent sans pitié pour les faibles, broyant les entreprises en difficultés et les hommes qui y travaillent. Bref, il est immoral ou plus précisément, comme le remarque le philosophe contemporain Comte-Sponville, amoral, c’est-à-dire complètement étranger aux soucis moraux. La question est alors la suivante : comment concilier la démocratie, ses principes de justice sociale, son souci de l’intérêt général, les exigences morales constitutives de son essence avec un tel système économique qui se situe aux antipodes de ces valeurs ?
Marx en tire la conclusion que les démocraties classiques ne sont que des façades, le véritable pouvoir appartenant aux puissances économiques et l’Etat ayant pour mission, sous les apparences d’un arbitre neutre, de servir et de consolider les intérêts de la classe dominante. Cette critique radicale ne permet sans doute pas de rendre compte de la complexité de la réalité politique et sociale. D’autant que les démocraties classiques ont trouvé une solution permettant de concilier ce système économique avec leurs principes fondateurs : ce système économique est conservé et défendu au nom d’une part du principe de liberté et au nom d’autre part de son efficacité, contestée par personne, en vue de produire des biens et introduire des innovations ; mais par ailleurs, il appartient au pouvoir politique de le réguler, de protéger les faibles, de redistribuer les richesses produites de la manière la plus équitable possible par le biais par exemple de dispositions fiscales et de mesures sociales.
Ce faisant les démocraties contemporaines peuvent se donner les moyens d’honorer l’ensemble de leurs principes fondateurs. L’action politique peut concilier le respect de la liberté économique et le souci de la justice sociale. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les difficultés soient levées quant au rapport entre les démocraties et la morale. Même si on écarte les éventuels manquements du pouvoir politique quant à la nécessaire redistribution équitable des richesses produites, peut se poser le problème de l’action inspirée par ce qu’on appelle « la raison d’Etat », autrement dit le mensonge au nom de l’intérêt général supposé.
Or, le mensonge est immoral par nature. Comment accepter dans ces conditions un mensonge des autorités politiques au nom de la « raison d’Etat » ? Là encore, tout dépend de la motivation de ce mensonge. Car n’oublions pas que les autorités politiques, au même titre qu’une personne privée, peuvent se trouver confrontées à un conflit de valeurs. Dès lors, le respect intégral des valeurs morales peut s’avérer impossible. Par exemple, cela peut être le cas si les autorités en question mentent afin de confondre des terroristes ou afin de ne pas compromettre une enquête délicate les concernant. Le mensonge est proféré au nom de l’intérêt général et non pour couvrir les intérêts politiques à court terme des autorités en question. Ceux qui le leur reprocheraient feraient preuve de « moralisme » si on entend par là un intégrisme en matière morale relevant, comme le disait Hegel de manière ironique, des « belles âmes ».
Il est vrai d’ailleurs que les citoyens des pays démocratiques ne comprennent pas toujours le mode de fonctionnement des démocraties et ont parfois tendance à porter vis-à-vis des dirigeants des accusations non fondées. C’est souvent le cas lorsque des citoyens dénoncent l’écart existant entre les propositions électorales et l’action gouvernementale de leurs auteurs. Le sociologue allemand Weber (XIX°-XX° siècle) a introduit à ce propos une distinction intéressante : il convient de ne pas confondre ce qu’il appelle « l’éthique de conviction » et « l’éthique de responsabilité ».
« L’éthique de conviction » correspond aux philosophies politiques des formations se présentant aux suffrages des citoyens. « L’éthique de responsabilité » renvoie aux mesures qu’il est possible de prendre étant donné les circonstances, souvent imprévues notamment en matière économique, en tenant compte des nécessaires compromis avec de multiples forces sociales, en privilégiant l’intérêt général du moment avant de rester fidèle à des idéologies qui dessinent des perspectives parfois à très long terme voire un idéal plutôt que des exigences conjoncturelles à court terme.
En conséquence, s’il s’agit de réelles nécessités et non d’infidélités à des promesses qui auraient pu être raisonnablement tenues, cet écart entre les convictions affichées et les décisions prises peut s’avérer non seulement légitime mais qui plus est honorable car il n’est jamais facile de renoncer pour partie à ses convictions afin de mieux servir l’intérêt général. D’ailleurs les hommes publics qui agissent de la sorte sont qualifiés d’hommes d’Etat, puisqu’ils prennent le risque de perdre une partie de leurs électeurs au nom de la défense de ce qu’il considère comme le bien public. Par exemple, le premier ministre britannique Edward Heath en 1970, a décidé, contre son opinion publique, de faire adhérer la Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne, dans la mesure où, à tort ou à raison, il estimait qu’il en allait de l’intérêt supérieur, à long terme, de son pays.
Cours de philosophie. Suite du billet N°478.
Il n’en reste pas moins vrai que si de telles précautions d’ordre psychologique sont sans doute fondées,(Cf N°478) ne pas limiter ou encadrer l’action politique par des considérations morales peut conduire à des pratiques peu à l’honneur de la civilisation. C’est ainsi que la torture policière peut se voir légitimée afin de lutter efficacement contre le risque d’actions terroristes par exemple. Nul ne doute que nombre de citoyens approuveront, au nom du souci moral pour les éventuelles victimes, ces actions sans prendre conscience que l’Etat de droit est alors remis en cause ainsi que les valeurs fondatrices de la civilisation issue du christianisme et de la philosophie des Lumières. Ces réactions émotionnelles valident de fait les philosophies politiques pour qui l’efficacité dans l’action est le seul critère à retenir.
Il convient en effet d’insister sur le fait que l’immoralité des moyens utilisés se voit souvent légitimée au nom de valeurs réputées supérieures, que ce soit la protection des enfants, des handicapés, des vieillards etc. ou de manière plus idéologique la défense d’acquis révolutionnaires, de valeurs religieuses, d’intérêts patriotiques etc. Tous les moyens, même les plus barbares, sont alors considérés comme « naturels » ou légitimes. Songeons à l’Inquisition entre le XIII° et le XVI° siècle ; la terreur impulsée par Robespierre ou Staline ; les actions terroristes inspirées par Ben Laden. Le caractère sacralisé des fins justifie l’horreur des moyens afin d’y parvenir. Lénine ne se plaisait-il pas à proclamer que « le mensonge était révolutionnaire » ?
Remarquons à cet égard que ce type d’action, tout en ignorant les exigences morales lorsque cela est jugé nécessaire, ne se rattache pas aux démarches décrites par Hobbes ou Machiavel. Ces derniers avaient le souci de l’efficacité raisonnée. Leurs conduites n’étaient pas inspirées par la passion, l’émotion, voire le fanatisme idéologique. Car ce qui prime, dans ces derniers cas c’est l’idéologie plutôt que l’efficacité. Mais il est possible de s’interroger et d’être dubitatif concernant des pratiques inspirées davantage par l’émotion que par la raison. Relevant de la violence pure, elles sont souvent condamnées à subir des violences en retour, immédiatement ou de manière différée, dans un cercle sans fin. Nous sommes là aux antipodes du souci majeur de Machiavel ou Hobbes consistant précisément à prémunir la société et l’action politique qui s’y exerce de toute forme de violence ou d’affrontement afin d’assurer la paix civile et l’adhésion des foules à la conduite des affaires publiques, fusse-t-il par des moyens étrangers à la morale.
Au nom de l’efficacité ou de certaines valeurs sacralisées ou absolutisées, l’action politique est parfois considérée comme ne devant pas s’embarrasser de considérations morales qui sont censées faire obstacle à cette efficacité, relever de l’angélisme ou bien confondre de manière inopportune les nécessités de l’action publique avec celle de l’action privée. Pourtant, il est clair que de telles conceptions dépendent d’une certaine idée de l’homme d’une part, du rôle que peuvent jouer les institutions d’autre part. Comme nous l’avons vu, Hobbes ou Machiavel se font une idée assez sombre de la commune humanité. En conséquence, les institutions étatiques ont pour seule mission d’assurer la cohésion sociale en utilisant souvent des moyens que la morale réprouve. De même, les régimes dominés par une idéologie font de cette dernière la fin exclusive au service de laquelle tout doit être sacrifié, en premier lieu les hommes qui y font obstacle, voire des peuples entiers, comme les totalitarismes hitlérien et stalinien en ont témoigné avec une sinistre éloquence.
Cependant, il est vrai qu’aucun régime politique n’est philosophiquement neutre. Les démocraties n’échappent pas à la règle. Elles aussi sont fondées sur une valeur sacralisée. Il s’agit en l’occurrence de la valeur et donc du respect absolus de la personne humaine. Tous les hommes sont considérés comme fondamentalement égaux dans la mesure où ils participent à la même essence, à savoir la nature consciente. En conséquence, toutes les fins de l’activité politique et tous les moyens pour y parvenir qui ne prendraient pas en compte ce respect de la personne humaine s’avèreraient étrangers à la nature profonde de la démocratie. Or, ce respect absolu de la personne humaine est également le fondement même de la morale, celle inspirée directement du christianisme et que Kant, en tant que philosophe des Lumières, a su fonder sur des bases rationnelles. En d’autres termes le régime politique démocratique et la morale telle que nous l’avons définie ont parties liées.
C’est pourquoi le régime démocratique, en vue de servir l’intérêt général le mieux possible, à savoir assurer la sécurité des personnes et des biens, défendre et développer les libertés individuelles, être le garant de la justice sociale, met en place des institutions vertueuses qui prémunissent contre les excès de pouvoir, offrant des garanties pour l’ensemble des citoyens et favorisant débats et compromis. C’est en ce sens que nous avions dit que la démocratie n’est pas seulement un régime politique mais également et surtout un système de valeurs.
Cours de philosophie. Suite du billet N°474.
Si, à l’évidence, le bonheur individuel ne peut être un objectif raisonnable de l’action politique, il n’en va peut- être pas de même du respect des exigences morales. L’action politique peut-elle à la fois servir le bien commun, ce qui demeure sa vocation, sa raison d’être tout en observant scrupuleusement les valeurs morales qui devraient conduire l’action individuelle ? Cette question est d’autant plus légitime que les citoyens expriment assez souvent des désirs contradictoires en la matière. Ils reprochent par exemple aux autorités politiques de ne pas être efficaces, c’est-à-dire d’ être trop regardantes sur les moyens utilisés afin d’atteindre les fins souhaitées, - ce qui définit l’immoralité même, traduite par le fameux adage « la fin justifie les moyens », en matière de répression de la délinquance par exemple-, et en d’autres circonstances ils leur reprocheront des manquements à la morale, par exemple lorsque ces autorités vendent des armes à l’étranger, ne serait-ce que pour soutenir l’activité économique et éviter d’aggraver les risques de chômage. Alors, qu’en est-il vraiment ?
Afin de bien comprendre les thèses qui vont suivre, il faut rappeler que la fonction première de l’Etat consiste à créer des lois afin que la société soit organisée et surtout soit viable. Cela signifie que l’action politique doit tenir compte du fait qu’elle a affaire à des hommes, c’est-à-dire à des êtres ne possédant non seulement aucun instinct social mais, qui plus est, portés à défendre leurs intérêts particuliers et le plus souvent étrangers à toute exigence morale dès lors que ces derniers sont en cause. La raison d’être de l’Etat consiste à servir le bien commun- et donc le bien des membres de la société malgré eux en quelque sorte- ce qui implique que les gouvernants n’aient pas la naïveté d’ignorer ces caractéristiques élémentaires de la commune humanité.
Tels sont à grands traits les fondements de la pensée politique de Hobbes ou de Machiavel (XV°-XVI°siècles). Dès lors, le devoir de l’homme d’Etat le conduit à remplir sa mission sans tenir compte de considérations morales. La fin de son action, à savoir la stabilité de l’Etat et le maintien de l’organisation sociale en vue du bien commun, justifie les moyens afin d’y parvenir. Cela est vital à la fois pour la cohésion de la société dans son ensemble et en conséquence pour les intérêts bien compris de ses membres. Il ne s’agit pas ici de cynisme, c’est-à-dire d’une attitude consistant à fouler aux pieds des valeurs morales pour le plaisir ou d’une attitude ouvertement immoraliste par principe, mais d’une nécessité afin de remplir les objectifs vitaux de la société et de ses membres. Il importe donc d’être efficace, c’est-à-dire de choisir les meilleurs moyens permettant d’atteindre ces objectifs vitaux sans s’embarrasser de considérations morales qui conduisent la plupart du temps à l’échec de cette entreprise politique, par manque de réalisme. Car si les hommes étaient eux-mêmes moraux, sinon en permanence mais tout au moins la plupart du temps, cette manière d’envisager la conduite des affaires politiques s’avèrerait non fondée ou illégitime. Mais hélas, pour ces auteurs, ce n’est pas le cas.
Voici comment s’exprime à cet égard Machiavel dans « Le Prince » : « …vaut-il mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé ? Je réponds que les deux seraient nécessaires ; mais comme il paraît difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu’aimer, quand on doit renoncer à l’un des d’eux. Car des hommes, on peut dire généralement ceci : ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des coups, amis des pécunes ; (NB : pécunes signifie l’argent ou les ressources) tant que tu soutiens leur intérêt, ils sont tout à toi, ils t’offrent leur sang, leur fortune, leur vie et leurs enfants pourvu, comme je l’ai dit, que le besoin en soit éloigné ; mais s’il se rapproche, ils se révoltent. Le prince qui s’est fondé entièrement sur leur parole, s’il n’a pas pris d’autres mesures, se trouve nu et condamné. Les amitiés qu’on prétend obtenir à force de ducats (NB:monnaie d’or à Venise) et non par une supériorité d’âme et de desseins, sont dues mais jamais acquises, et inutilisables au moment opportun. Et les hommes hésitent moins à offenser quelqu’un qui veut se faire aimer qu’un autre qui se fait craindre ; car le lien de l’amour est filé de reconnaissance : une fibre que les hommes n’hésitent pas à rompre, parce qu’ils sont méchants, dès que leur intérêt personnel est en jeu ; mais le lien de la crainte est filé par la peur du châtiment, qui ne les quitte jamais.
Cependant, le prince doit se faire craindre de telle sorte que, s’il ne peut gagner l’amitié, du moins il n’inspire aucune haine, car ce sont là deux choses qui peuvent très bien s’accorder. Il lui suffira pour cela de ne toucher ni aux biens de ses concitoyens ni à leurs femmes. Si pourtant il doit frapper la famille de quelqu’un, que cette action ait une cause manifeste, une convenable justification ; qu’il évite par-dessus tout de prendre les biens d’autrui ; car les hommes oublient plus vite la perte de leur père que la perte de leur patrimoine.
C’est pourquoi un seigneur avisé ne peut, ne doit respecter sa parole si ce respect se retourne contre lui et que les motifs de sa promesse soient éteints. Si les hommes étaient tous des gens de bien, mon précepte serait condamnable ; mais comme ce sont tous de tristes sires et qu’ils n’observeraient pas leurs propres promesses, tu n’as pas non plus à observer les tiennes. Et jamais un prince n’a manqué de raisons légitimes pour colorer son manque de foi.
Il n’est donc pas nécessaire à un prince de posséder les vertus énumérées plus haut ; ce qu’il faut, c’est qu’il paraisse les avoir. Bien mieux, j’affirme que s’il les avait et les appliquait toujours, elles lui porteraient préjudice ; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu peux sembler- et être réellement- pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien ; mais tu dois avoir entraîné ton cœur à être exactement l’opposé, si les circonstances l’exigent ».
Ainsi, Machiavel inaugure-t-il une tradition politique selon laquelle gouverner des hommes est essentiellement une affaire de psychologie. Si les hommes politiques doivent posséder une compétence, cette dernière consiste d’abord à bien connaître les gouvernés afin de conduire de manière efficace les affaires de l’Etat. Certes, le propos de l’auteur pourrait laisser supposer qu’il s’agit avant tout de conseils pour permettre aux gouvernants de conserver leur pouvoir et donc servir des ambitions purement personnelles. Bien entendu cet aspect des choses n’est pas absent du raisonnement, ne serait-ce que parce que les gouvernants sont également des hommes et qu’à ce titre ils présentent les mêmes défauts que les gouvernés. Ce côté subjectif de l’analyse ne constitue pas néanmoins l’essentiel. Tous les conseils prodigués visent avant tout à assurer la stabilité de l’Etat et à permettre à ce dernier de prendre les dispositions assurant la cohésion de la société, la paix civile, bref le bien commun.
D’ailleurs, dans ce même ouvrage, Machiavel prodigue d’autres conseils qui peuvent être utiles pour tous ceux qui aspirent à gouverner, quel que soit le régime politique concerné, démocratique ou autoritaire. Il conseille notamment de prendre les précautions suivantes avec les adversaires politiques, ceux qui peuvent remettre en cause par leur action, le pouvoir en place : aussi longtemps que ces derniers seront puissants, il faut les ménager, les respecter, voire les flatter ; mais dès lors que l’on est en mesure de les éliminer- soit physiquement, soit politiquement, par le scandale, la médisance, la rumeur sulfureuse etc., il ne faut pas hésiter et si c’est possible, il est préférable de les éliminer en bloc. Car, les éliminer un à un revient à créer les conditions pour susciter alliances et complots.
Au contraire, si l’Etat a amassé une cagnotte au sein de laquelle les gouvernants peuvent puiser afin de satisfaire les souhaits des gouvernés, il ne faut surtout pas distribuer cette manne d’un seul coup. Tout au contraire il convient de la distiller peu à peu. Car les gouvernés obtiendront ainsi régulièrement des satisfactions alors que dans le premier cas, ils trouveront normal de recevoir autant et dans la foulée réclameront une suite qui ne pourra pas venir avec le mécontentement que cela induira. Chacun reconnaîtra là des pratiques approchantes lorsque les gouvernants repoussent à l’approche d’élections les mesures favorables, réservant les mesures difficiles aux lendemains immédiats de ces dernières, dans la mesure où ils disposent alors de suffisamment de temps d’ici aux prochaines élections pour que ces mesures soient digérées voire oubliées. Gouverner est donc davantage une affaire de psychologie qu’une affaire de morale.
Cours de philosophie. Suite du billet N° 470.
Nous nous sommes efforcés d’analyser en quoi consiste le bien commun, objet théorique de l’action politique, c’est-à-dire de l’activité qui fixe les fins collectives de la Cité et les moyens pour y parvenir. Or, chaque individu possède pour sa part des fins privées et réfléchit également aux meilleurs moyens pour y parvenir. Ces fins peuvent se résumer à la recherche de leur bien et au-delà du bonheur et au souci moral ou aux valeurs devant conduire leur action, tout particulièrement dans leurs relations avec autrui. Il convient donc de s’interroger sur le rôle et le poids que peut avoir l’action politique à propos de ces fins privées et, en retour de savoir si l’action politique doit s’inspirer des mêmes règles d’action que celles conduisant cette action privée. Autrement dit, la politique peut-elle avoir pour objectif de faire le bonheur des citoyens et son action peut-elle et doit-elle se plier aux exigences de la morale ? C’est en ce sens que nous évoquions les relations de la politique et de l’éthique si, par convention, nous considérons que les questions éthiques regroupent tout à la fois la recherche du bonheur et la poursuite de fins morales.
Comme nous le savons, l’activité politique se donne pour objectifs de fixer les fins de la Cité et les moyens pour y parvenir. Si nous retenons la conception la plus classique du rôle de l’Etat, les fins et les moyens en question visent le bien commun ou si l’on préfère l’intérêt général. Les analyses critiques de Marx ou à plus forte raison de Calliclès ne seront donc pas retenues dans leur radicalité et nous les considèrerons simplement comme des grilles de lecture permettant d’éclairer telle ou telle errance de l’action politique déviant de son objectif naturel en quelque sorte. Car, de même qu’un individu poursuit son bien mais, aveuglé par la passion, l’ignorance, le préjugé, peut faire son mal, de même la politique a pour vocation de réaliser le bien commun mais peut également s’en écarter pour des raisons similaires.
Nous avons eu l’occasion de distinguer le bien du bonheur proprement dit. Rappelons-nous : l’enfant diabétique qui renonce aux sucreries fait certes son bien ; il n’en est pas pour autant heureux, puisque son désir bien naturel se voit contrarié. A cet égard, il est possible d’ores et déjà de poursuivre l’analogie entre l’action individuelle et l’action collective et affirmer que les autorités politiques peuvent être amenées à prendre des dispositions impopulaires afin de servir sincèrement et de manière fondée le bien public. Si, par exemple, la lutte contre le réchauffement climatique est fondée, si elle invite à mettre en place des dispositions fiscales ou autres, difficiles ou contraignantes, et à condition qu’elles soient justes, il va de soi que la raison les approuvera mais à regret.
Dans ce cas de figure, l’action politique sert le bien commun mais sûrement pas le bonheur des citoyens. Mais s’agit-il vraiment, en l’occurrence, du bonheur ou de ce que nous avons dénommé « l’idéal de vie » ? Si cet idéal individuel consiste à faire notre bien mais également à concilier ce bien avec tous nos désirs sans contrarier nos exigences morales, il va de soi que l’action politique est largement étrangère à ce type d’objectif. Cette dernière n’est pas responsable de notre beauté ou de notre laideur, de notre bonne ou mauvaise santé, des caractéristiques de notre intelligence, des hasards de notre milieu, de nos réussites ou de nos échecs, notamment sur le plan affectif, de notre chance ou de notre malchance etc.
Certes, l’action politique n’est pas étrangère à nos conditions de vie. Sinon, à quoi servirait-elle ? Nous l’avons vu, l’action politique peut garantir la sécurité des personnes et des biens, protéger et développer les libertés individuelles, assurer au mieux la justice en offrant à chacun la possibilité de s’instruire, de se soigner, de travailler dans de bonnes conditions, de profiter de manière équitable des avantages de la société, de vieillir dignement, et ainsi de suite. Tout ceci n’est pas rien et peut contribuer au bien-être des membres de la société. Mais s’agit-il vraiment du bonheur ?
Si nous tirions de telles conclusions, cela signifierait que de bonnes conditions matérielles d’existence garantissent le bonheur à un homme quelconque. A l’évidence, cette hypothèse est pour le moins peu pertinente et ce pour plusieurs raisons qu’il nous faut rappeler. Car des conditions matérielles d’existence satisfaisantes assurent certes cet état de confort que nous appelons bien-être mais sûrement pas cet état subjectif, mobilisant des qualités de vie intérieure, une spiritualité vivante que nous désignons ordinairement par le terme de bonheur.
D’ailleurs, si c’était le cas, le sentiment de bonheur serait généralisé ou quasiment dans les pays démocratiques assurant un niveau de vie élevé et le sentiment d’être malheureux s’avèrerait la règle dans les pays pauvres ou les régimes totalitaires par exemple. Chacun admettra sans difficulté le caractère absurde d’une telle hypothèse. Nous le savons, le bonheur dépend des personnes concernées, de la qualité de leur vie intérieure, de l’appréciation qu’elles portent sur les caractéristiques de leur existence et non sur la qualité objective de leur environnement social. A ce titre, nous pouvons avancer que l’action politique reste étrangère, parce qu’impuissante en la matière, à la question du bonheur individuel.
Cours de philosophie. Suite du billet N°466.
Selon Tocqueville, (XIX° siècle) le souci de l’égalité la plus grande possible taraude les citoyens des sociétés démocratiques. Ils sont disposés à renoncer peu à peu à leurs libertés et aux responsabilités individuelles qu’elles impliquent afin de favoriser les dispositions sociales qui égalisent les conditions de vie. Cela se fait insidieusement, les citoyens se laissant séduire par les avantages matériels qu’ils reçoivent de la collectivité, sans prendre conscience que ses avantages se paient au prix de libertés progressivement diminuées. Pour prendre un exemple familier, la société dite de consommation permet à l’immense majorité de la population d’accéder aux mêmes types de produits mais en même temps la grande distribution, par le biais de la publicité et du quasi monopole qu’elle exerce sur le commerce de masse, restreint de fait la liberté de choix des consommateurs. Or, insensiblement, les citoyens des démocraties tendent à privilégier toujours davantage l’égalisation des conditions de vie, au détriment du maintien et du développement des libertés. Tel est le piège et la difficulté auxquels se heurtent, par nature, les démocraties. Cela confirme, si cette analyse de Tocqueville est prise en compte, que la démocratie est un régime complexe et qu’il convient d’être vigilant si l’on veut préserver ce juste milieu entre la sauvegarde de la liberté et le souci de l’égalité et donc de la justice.
Prenons connaissance à ce propos des analyses conduites par Tocqueville dans ce célèbre extrait « De la démocratie en Amérique » :
« Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme : les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance : il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leur succession, divise leurs héritages : que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule : il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple ».
Le propos de Tocqueville, qui revient à critiquer l’excès de réglementation dans le cadre des démocraties pourrait rejoindre celui du courant libéral contemporain sur le plan économique, se trouvant ainsi situé politiquement. Cependant, Tocqueville ne décrit pas un système existant à son époque mais se contente d’annoncer ce qui sera, selon lui, l’évolution naturelle des démocraties. A vrai dire, son analyse décrit assez bien ce que mettront en place les systèmes collectivistes du XX° siècle, à savoir un régime d’assistance généralisée au prix de la suppression de toutes les libertés individuelles, à ceci près que les régimes politiques correspondants incarnaient, comme le prévoyait Hume, des totalitarismes et non une « servitude, réglée, douce et paisible ». Cependant, il faut bien reconnaître qu’un système social équivalent est tout à fait conciliable avec un régime politique démocratique, c’est-à-dire en un mot avec le libre choix du suffrage universel. Reste à se demander si cette évolution est inévitable, comme le craint Tocqueville, ou bien si ce n’est qu’une éventualité parmi d’autres. Le XXI° siècle nous apportera peut-être des éléments de réponse, même si les faits, comme nous avons eu l’occasion de le souligner, ne sont jamais des preuves décisives.
Cours de philosophie. Suite du billet N°462.
Ce qui est plus intéressant c’est le lien que Hume établit entre la recherche de l’égalité parfaite et la remise en cause des libertés individuelles, puisque cet objectif requiert que soient brisées toutes les tentatives des membres de la société en vue d’exploiter leurs potentialités inégales, avec les inégalités qui en découlent en termes de capacité d’acquisition de moyens matériels. En somme, l’égalité parfaite s’avère incompatible avec la liberté.
Inversement, le respect d’une liberté totale suppose la rareté des lois et donc la possibilité pour les meilleurs ou les mieux lotis par la naissance de dominer sans obstacle les plus faibles. Le respect de la liberté totale sur le plan individuel creuse donc les inégalités. La liberté totale est incompatible avec l’objectif d’égalité.
Dès lors, si la justice morale exige que soient prises en compte à la fois la liberté et l’égalité naturelles de tous les hommes, il découle des analyses précédentes que le bien commun, faute de pouvoir concilier liberté et égalité à l’état pur, implique de viser un juste milieu entre le respect de la liberté et le respect de l’égalité. Ce « juste milieu » doit être conçu non comme un compromis boiteux, mais comme le proclame Aristote lorsqu’il utilise cette expression, comme incarnant la perfection même. A cet égard, il n’est pas excessif d’affirmer que les débats politiques au sein des démocraties contemporaines visent à déterminer en quoi consiste à un moment donné du développement des sociétés ce juste milieu entre liberté et égalité, étant entendu que les partis conservateurs ont tendance à privilégier la liberté sur le plan économique et social et le respect des traditions sur le plan de la liberté des mœurs, préservant ainsi, à leurs yeux, l’ordre social alors que les partis progressistes mettent plutôt en avant le souci de l’égalité tout en soutenant l’ évolution des mœurs et les libertés individuelles en la matière, favorisant par là même l’instauration d’un ordre social nouveau.
Cependant, ce difficile équilibre entre le respect des libertés et le souci de l’égalité soulève au moins deux problèmes pour les sociétés démocratiques contemporaines. En effet, si on s’accorde sur le principe selon lequel des inégalités de revenus sont légitimes et justes, il reste à se demander jusqu’à quel point il est possible de tolérer les écarts de revenus entre les plus faibles et les plus élevés. Cet écart peut-il être quantifiable ? Doit-on le fixer de un à deux, de un à dix, de un à mille et ainsi de suite ? La conscience morale commune trouve tout naturellement indécents des écarts extravagants. Comment légitimer qu’un homme ou plutôt la fonction sociale qu’il remplit valent par exemple mille fois la valeur sociale d’un autre homme ?
Il semble difficile de quantifier ce qui relève de la simple appréciation qualitative, la perception du rôle joué par les différentes fonctions sociales variant avec les époques, les valeurs dominantes, les individus eux-mêmes. C’est à ce titre que les conclusions du philosophe contemporain américain J. Rawls développées dans « Théorie de la justice » paraissent résoudre cet épineux problème, à la fois en contournant l’impossible quantification de la valeur des fonctions sociales tout en préservant le souci de la justice. Pour ce dernier « les inégalités socio-économiques… par exemple des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société…il n’y a pas d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit améliorée la situation des moins favorisés ».
Afin d’illustrer schématiquement le propos, nous pouvons avancer que Rawls ne considèrerait pas injustes les énormes revenus d’un patron d’industrie, d’un acteur renommé, d’un sportif de haut niveau si leur effort contributif, c’est-à-dire le montant des impôts acquittés, est en rapport avec leurs revenus et que ce faisant ils participent de manière sensible à l’effort collectif, permettant par là même d’accorder par exemple des avantages sociaux aux plus défavorisés. En revanche, ces avantages demeurent foncièrement injustes, intolérables, indécents s’ils ne profitent qu’aux personnes qui en bénéficient.
Cours de philosophie. Suite du billet N°459.
Les analyses qui précèdent soulignent que depuis l’avènement du christianisme d’une part, de la philosophie des Lumières d’autre part, l’idée de justice morale s’avère indissociable du respect de l’égalité fondamentale de tous les hommes. Nous avons vu que cette égalité ne se réduisait pas à l’égalité de droits, mais s’étendait aux conditions matérielles d’existence dans certains domaines sensibles comme l’instruction et la santé par exemple, sans lesquels le respect de l’égale dignité humaine se verrait mis à mal. D’ailleurs, il est possible de considérer que de même que la sécurité des personnes et des biens constitue la première des libertés, cette forme de sécurité matérielle, aspect décisif de l’idée de justice, est un des constituants d’une liberté authentique et pas seulement théorique, c’est-à-dire proclamée dans les grands principes mais absente de la vie réelle pour la grande majorité de la population.
Cependant, cette égalité sur le plan matériel ou par rapport aux conditions concrètes d’existence, ne s’applique qu’à certains domaines considérés comme vitaux. Ce constat nous amène à nous poser la question suivante : peut-on et doit-on aller plus loin et, en particulier, remettre en cause les inégalités de revenus en instaurant une égalité totale ? Ce serait là une conception égalitariste, c’est-à-dire une conception qui considère comme illégitime et injuste toute forme d’inégalité, même les plus ténues. Cela signifie que quelle que soit sa fonction sociale, - chirurgien, artisan, enseignant, agent technique, chercheur scientifique, acteur etc.-, les revenus se verraient strictement égaux.
Une telle conception soulève plusieurs objections de nature différente. En premier lieu, serait-il juste que des compétences inégales, des fonctions sociales certes toutes utiles mais requérant des efforts inégaux afin d’acquérir les savoir-faire indispensables à leur exercice, jouant des rôles également inégaux quant à la conservation et au développement des sociétés concernées soient traitées de manière égale ? Car, d’une manière générale, traiter de manière égale des personnes ou des situations inégales, n’est-ce pas faire preuve d’injustice ou ne retenir que l’aspect purement formel d’une justice morale assise uniquement sur l’application aveugle du principe d’égalité ?
D’ailleurs, avant même d’examiner une seconde objection concernant les conceptions égalitaristes, chacun admettra qu’il est juste, d’un point de vue moral, que ceux qui connaissent des conditions d’existence initiales difficiles de par leur milieu, éventuellement à cause de leurs handicaps physiques, reçoivent davantage que ceux qui bénéficient d’emblée de conditions extrêmement favorables sans que cela soit dû à leurs mérites propres, et ce, non en vue d’établir une égalité artificielle ou arbitraire mais en vue de garantir autant que faire se peut, une égalité de chances de tous les membres de la société face à la vie. Bref, la justice commande que l’on donne plus à ceux qui ont moins. Traiter de manière égale des personnes inégales – comme le fait l’enseignement collectif lorsqu’il n’est pas assorti de dispositions compensatoires du type aide individualisée, cours de soutien etc.- incarne une injustice flagrante. Ce type de comportement ne possède que l’apparence de la justice. Il en respecte la lettre mais non l’esprit.
Il n’est donc pas infondé d’affirmer qu’établir une stricte égalité matérielle pour des fonctions sociales inégales relève également d’une injustice flagrante. Ajoutons à ces considérations morales, que de telles dispositions seraient fonctionnellement paralysantes pour la société concernée car, même si ce constat est sans doute regrettable voire désolant, il va de soi que les efforts consentis pour atteindre un haut niveau de compétence dans certains domaines ne sont pas uniquement liés à l’intérêt porté à ce type de fonctions sociales mais également aux compensations ou aux avantages matériels qu’elles offrent.
Il ressort donc de ces diverses analyses qu’il existe des inégalités nécessaires et incontournables au sein d’une société quelconque, y compris pour celles qui ont un souci aigu de la justice morale et qui, en conséquence, veulent préserver autant que faire se peut le principe d’égalité. Car le respect de la justice morale suppose parfois, comme nous venons de le montrer, de maintenir certaines formes d’inégalités.
Ainsi, un régime politique qui viserait à établir une égalité matérielle totale s’exposerait à des risques et à des dérapages que Hume (XVIII° siècle) résume parfaitement dans cet extrait du « Traité sur la nature humaine » qui suit : « Les historiens, et même le bon sens, peuvent nous faire connaître que, pour séduisants que puissent paraître ces idées d’égalité parfaite, en réalité elles sont, au fond, impraticables, et si elles ne l’étaient pas, elles seraient extrêmement pernicieuses pour la société humaine. Rendez les possessions aussi égales que possible : les degrés différents de l’art, du soin, du travail des hommes rompront immédiatement cette égalité. Ou alors, si vous restreignez ces vertus, vous réduisez la société à la plus extrême indigence, et, au lieu de prévenir le besoin et la mendicité chez quelques- uns, vous les rendez inévitables à la communauté entière. La plus rigoureuse inquisition est également nécessaire, pour déceler toute inégalité dès qu’elle apparaît, ainsi que la juridiction la plus sévère, pour la punir et la rectifier. Mais, outre que tant d’autorité doit bientôt dégénérer en tyrannie, et être exercée avec une grande partialité, qui peut bien en être investi dans une situation telle que celle ici supposée ? »
Ce qui est remarquable dans ce texte c’est que cet auteur du XVIII° siècle semble prévoir et décrire les sociétés collectivistes du XX° siècle, sociétés dont l’objectif politique officiel était de parvenir à la plus grande égalité sociale possible, voire à cette fameuse égalité « parfaite ». Or, que nous dit Hume et qui caractérise effectivement ces sociétés historiques ? L’auteur souligne que cet objectif d’égalité parfaite est impossible, car contraire à la diversité et aux inégalités des compétences et si cela l’était la liberté des membres de la Cité serait radicalement mise en cause. Il est clair que l’auteur considère tellement anti-naturel cette hypothèse d’égalité parfaite qu’il n’ose imaginer la situation historique du XX° siècle, où les pays se recommandant du marxisme-léninisme ont tenté de l’établir ou tout au moins de s’en rapprocher, même si comme l’avaient prévu les anarchistes ces sociétés ont sécrété une nouvelle élite nommée « nomenklatura ». Il ajoute qu’un tel objectif conduirait à une égalité forcément par le bas, puisqu’il est utopique qu’elle puisse s’effectuer par le haut, ce qui, en conséquence, appauvrirait l’ensemble de la société et compromettrait l’accomplissement des potentialités de l’espèce humaine.
Cours de philosophie. Suite du billet N°456.
L’égalité morale ainsi définie échappe aux vicissitudes éventuelles de la recherche scientifique et aux arguments purement biologiques. Cette position s’avère d’autant plus fondée que l’anthropologie nous a appris que l’homme n’est pas précisément qu’un être naturel ni même essentiellement cela. Ce qui fait l’originalité de l’homme, ce qui le distingue des autres espèces, ce qui constitue son essence en un mot, c’est précisément sa capacité et sa vocation à dépasser le simple stade naturel et ce, notamment grâce à son statut conscient. Tous les hommes partagent de manière égale cette capacité et cette vocation à s’arracher à la simple nature biologique afin de développer et d’épanouir les possibilités originales de son espèce.
Cela ne signifie pas que dans le cadre de la diversité des compétences, des talents, des savoir-faire ne règnent pas des inégalités criantes. Cela signifie que de toutes les compétences en question, aucune ne permet de définir l’homme en tant qu’homme ou de constituer son essence. Car nous savons bien que les enseignants sont amenés à hiérarchiser les notes attribuées aux épreuves soumises aux étudiants ; que lors de compétitions sportives, des concurrents sont à l’évidence supérieurs à d’autres etc. Mais il s’agit là de mesurer des compétences particulières précises. Cependant, lors de telles épreuves, la hiérarchisation des notes ou des performances s’appuie encore sur le principe d’égalité, car cette hiérarchisation n’est légitime que si tous les participants composent ou concourent dans les mêmes conditions. Par exemple, les épreuves d’examen doivent être appréciées selon les mêmes critères, le même barème. L’égalité de droit, l’égalité devant la loi s’avèrent donc respectées.
De même, le principe d’égalité devant la loi ne doit pas conduire à une application aveugle de cette dernière, ne serait-ce que parce que la loi est générale et ne peut prévoir, comme le souligne St Thomas, tous les cas de figure. S’il est prévu que pour se voir délivrer le baccalauréat le candidat doit obtenir la moyenne générale sur l’ensemble des épreuves proposées, et que ce dernier s’en approche à quelques dixièmes près, le jury examine son cas en consultant son livret scolaire afin de savoir si ce dernier peut être considéré comme reçu. Si le jury émet un jugement favorable, il ne s’agit pas d’une violation de la loi. Il ne bénéficie pas d’un jugement de faveur. Le jury est fondé à estimer que le caractère aléatoire de la notation, - par exemple, la plus ou moins grande sévérité des correcteurs, l’utilisation plus ou moins large de l’échelle de notation- ne doit pas conduire à une application aveugle de la loi. En agissant ainsi, il ne respecte pas la loi dans sa lettre mais dans son esprit, puisqu’il estime que le candidat en question remplit de fait les conditions de niveau requises pour pouvoir obtenir son examen, exigences de niveau posées précisément par la loi. Cette dernière prévoit d’ailleurs cette possibilité d’interprétation, en en fixant les limites. Le jugement est alors dit équitable. L’équité consiste précisément à respecter l’esprit de la loi, c’est-à-dire les objectifs qu’elle poursuit, en tenant compte des circonstances sans s’attacher à la lettre de celle-ci qui, en l’occurrence, serait l’expression d’une justice purement formelle et non d’une justice authentique.
D’ailleurs, d’une manière plus générale, c’est précisément parce que l’égalité de droit est fondée sur une certaine idée de la dignité humaine, qu’elle s’avère certes nécessaire mais en même temps insuffisante en vue d’honorer l’exigence d’égalité attachée à l’essence de l’homme. En effet, les inégalités engendrées par la diversité des savoir-faire, les différences de milieu, les circonstances de l’existence conduisent assez souvent à des conditions de vie précaires ou dramatiques si l’autorité politique n’intervient pas afin d’atténuer ou de réduire sensiblement ces inégalités. L’objectif consiste à prendre des dispositions afin que tout membre d’une société donnée puisse connaître des conditions de vie respectant la dignité humaine.
Que doit-on entendre par respect de la dignité humaine ? Il va de soi qu’un homme qui ne peut manger à sa faim, qui n’est pas protégé du froid en hiver, qui se trouve dans l’impossibilité, en l’absence de moyens financiers suffisants, de se soigner lorsqu’il est malade ou d’accéder à un minimum d’instruction et faute de formation d’espérer trouver un travail, se retrouve de fait exclu de la vie sociale, se situe à la limite de la survie et reste étranger à sa vocation d’homme de développer ses potentialités personnelles et de participer aux progrès collectifs. Car l’homme n’a pas pour vocation de demeurer à la limite de la survie purement biologique. C’est un être culturel qui a pour vocation de s’arracher au contraire à cette dernière et de pouvoir exploiter toutes les potentialités de son essence d’homme.
En d’autres termes, l’Etat et le pouvoir politique doivent intervenir par la loi afin de redistribuer la richesse produite collectivement afin d’assurer à tous les membres de la société ce minimum de dignité évoqué. Ces lois accordent donc des droits réels, des droits dits sociaux, c’est-à-dire des moyens matériels effectifs permettant d’affronter les risques de la vie mais également de participer le moins mal possible aux possibilités offertes par la civilisation du moment. Si nous prenons l’exemple de la France, l’instauration en 1945 de la sécurité sociale, garantissant aux membres de la société, quel que soit leur niveau de revenu, par un effort de solidarité collectif, la possibilité de se soigner, d’assurer leurs vieux jours, d’aider les familles, d’avoir un minimum de ressources en cas de chômage, en est un excellent exemple. En somme, au-delà des inégalités sociales, en particulier en matière de revenus, la sécurité sociale instaure une égalité des membres de la société face à quelques grands risques de la vie.
C’est Marx qui, dès le XIX° siècle, avait vivement critiqué la « Déclaration de 1789 » au motif que cette dernière ne prévoyait qu’une « égalité de droits », égalité purement théorique ou formelle pour tous ceux qui ne disposent pas de moyens matériels suffisants afin d’affronter les aléas de l’existence. Certes, la critique de Marx est à la fois excessive et fondée. Elle est excessive car ce n’est pas rien d’avoir la garantie de ne pas être arrêté et jugé arbitrairement, de pouvoir librement s’organiser en partis, syndicats, associations, d’exprimer sans crainte les options politiques et religieuses de son choix. Néanmoins, elle est également fondée en ce sens que sans des moyens matériels minima, il n’y a pas de vie authentiquement humaine.