(recontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison)
image: pierre skira
-- Pourquoi devenir écrivain?
-- Pourquoi devenir humain?
-- Et d'abord comment le devient-on? L' oeuvre de Proust naît après la mort de sa mère. Dans l'épisode des clochers de Martinville, on voit le narrateur prendre la plume d'une manière qui semble inaugurale. Dans Un privé à Tanger, Emmanuel Hocquard évoque la naissance de l'écriture à partir de la redécouverte d'un premier livre de lecture, qui impose à celui qui dit je un exercice inattendu: une véritable lecture à nu. "Il me fallut une vraie patience pour lire ce livre précisément, ce livre que je tenais entre mes mains et sous mes yeux, dans sa matière, son texte et ses images des années trente", écrit-il. Plus loin, en manière de clausule, il note: "C'est à partir de là que je me suis risqué à écrire pour de bon." Existe-t-il pour vous un événement qui inaugure l'écriture. Y a-t-il un moment datable, un lieu repérable dans le temps?
-- Je suis incapable de répondre. Je ne crois pas. Sur les difficultés de mon enfance et les dépressions nerveuses qui ont rythmé ma vie je me tairai superstitieusement. Mais vous savez, je ne crois pas que l'état d'écrivain m'intéresse. L'extase, la perte de conscience temporelle qui est derrière, ou du moins qui peuvent aisément se dissimuler derrière cette activité, oui. J'ai vu souvent de jeunes auteurs chercher coûte que coûte à devenir écrivain, c'est-à-dire à gagner un statut social, à obtenir une reconnaissance de la part de la collectivité, à recevoir de la lumière de la part des médias, à briguer certain honneurs, à obtenir certains rôles. Je ne me permettrais pas de leur faire honte car je comprends très bien ce que veut dire l'intégration sociale et que je respecte tout à fait cette ambition quand on passe une frontière et qu'on meurt de faim. Mais ce n'est pas mon cas. Disons, si vous préférez, que je ne suis pas écrivain, que je ne suis pas poète, que je ne suis pas philosophe, etc. exactement comme dans la théologie négative de Denys. Cela me va tres bien et, au fond, c'est plus... véritable. Je suis un homme qui consacre sept ou huit heures dans l'aube et la matinée de chaque jour à se retirer de tout le trafic. Tout ce que je peux dire de concret, en songeant à votre question, c'est que j'ai beaucoup aimé Emmanuel Hocquard dans les années soixante-dix. Je l'ai tellement aime que c'est un vrai plaisir de prononcer son nom.
-- Quelle est la nature, l'origine du mouvement d'écrire? Quel type d'individu faut-il être pour se porter à cette extrémité qui n'a rien de joyeux, d'heureux? Qui detourne du monde et des autres dans leur grande majorité? -- Vous savez, on est encore plus détourné du monde et des autres dans leur grande majorité dans d'autres états psychiques, beaucoup plus terribles.
-- Vous avez déclaré vous-même à Jean-Pierre Salgas: "Écrire n'est pas un choix, c'est un symptôme. Ce n'est pas mon métier, c'est ma vie."
-- Je pense que c'est vrai.
-- A quelle place veut-on se mettre? Pourquoi veut-on s'y mettre?
-- Je ne sais pas. Vous êtes sûre que c'est une place?
-- Avez-vous quelque chose à dire ou est-ce le dire, ce que vous appelez "voracité d'expression", qui vous fait écrire?
-- C'est cette voracité impérieuse, mystérieuse qui me fait écrire. Tout doit être écrit avec cette voracité. Sans cela c'est du remplissage. Cela se sent aussitôt à la lecture. La phrase n'a pas de jus. En grec on dirait "n'a pas menos". En latin on dirait "n'a pas de vis," "de force", "de virtus". La phrase n'a pas de semence qui monte en elle, de sang qui l'irrigue.
-- Qu'est-ce qui est à la source de "voracité d'expression"?
-- La faim. Ou une étrange faim à dire qui ressemble à la faim elle-même: un vide entre les dents, dans les muscles de la mâchoire, un creux dans le ventre, sous les côtes, sous la cage thoracique. Une absence qui s'accroit. Un appétit de dire comme le vide qui enclenche la venur de l'eau dans le syphon.