L'oeuvre lazaréenne, d'abord et avant tout, sera amenée à décrire avec minutie la solitude la plus étrange que l'homme aura pu supporter. Ce n'est pas une solitude dans laquelle il y a une porte de sortie, une issue. Chacun de ses « fidèles » s'enveloppera de cette solitude comme d'un vêtement à sa taille, qui le préservera des atteintes cruelles du monde extérieur. Il est si vulnérable qu'il prendra l'habitude de la solitude, comme du seul moyen de protection, de la seule arme. Il vivra dans cet isolement comme s'il ne savait pas qu'il était seul; se perdre dans la foule, n'est pas un vain mot pour lui. Il mettra partout la solitude dans sa vie comme on met le feu aux rideaux, à sa propre maison et il vivra comme si un juge l'avait condamné à la solitude la plus effrayante puisque désertée, puisque tout visage humain paraît y être interdit. Cette solitude est pourtant active et ne laisse pas un vague à l'âme, un ennui, comme diraient les romantiques; elle est bien vivante, remuante, et si elle dévore l'individu, elle est tout de même un succédané de la passion commune mais dans laquelle il ne reste plus que des épaves, des coquilles mortes, comme si la vie elle-même s'en était retirée (je pense à la solitude du Prêtre de Graham Greene, quand les êtres humains se refusent à son approche, mais où, pourtant, il y a matière à vivre, à exister, la solitude d'avant la Grâce ou la condamnation, où tout est proie, où l'homme démesuré cherche en vain la vraie mesure, l'étalon de son âme). Ainsi le romanesque lazaréen s'appuiera sur une solitude à cran d'arrêt, si je peux, dire, et elle peut prendre une figure assez insoutenable car elle apparaît comme une permission qui est octroyée. Elle peut laisser vivre sa victime avec les autres, apparemment, mais celle-ci y devra revenir constamment, car elle n'a pas la possibilité de voir ou d'entendre autrement qu'avec le regard ou l'oreille de sa solitude.
[...]
Il n'y a pas d'histoire dans un romanesque lazaréen, de ressort, d'intrigue. Les personnages avancent par, bonds, parfois tapis comme des bêtes dans la jungle, parfois mourant dû désir d'être retrouvés, compris, aimés. Le héros d'une telle fiction est toujours debout, sans répit, ne vivant que le déchaînement d'une passion sans en suivre la progression, le rythme, irréfléchi, bousculé, emporté dans une multiplicité d'épisodes, dans un éparpillement de l'action, dans une sorte de corruption de la réalité. Tout devient irrespirable près de lui; on perd contenance devant ses mouvements haletants. Aussi a-t-on envie de lui crier : « Repose-toi un peu; personne ne t'oblige à être partout à la fois, à goûter à tous les destins, à devenir cet enragé de la solitude et de l'amour, à payer pour les autres, à te démunir à un tel point de ta condition humaine. »
Jean Cayrol -- Pour un romanesque lazaréen